par Marie-Eve Lacasse et photo Emmanuel Pierrot publié le 11 janvier 2024
Un soir à table, votre enfant chéri fraîchement entré en 6e se met à vous raconter sa journée : «Du coup, genre, Amandjine, sans mentchir elle me djit, genre en mode : t’as pris tes protège-tibias pour vendredji ouuuu ?» Silence. Vous reposez délicatement vos couverts sur votre assiette. Ça y est, votre enfant est devenu un ado. Allez-vous, dans un sursaut de snobisme bien accroché, lui demander gentiment de répéter après vous : «AmanDine», avec le «d» bien pointu ? Ou au contraire, vous attendrir de ce poignant désir d’intégration dans son nouvel établissement ? Après tout, votre esprit d’ouverture vous invite à croire que les accents participent à la vitalité de la langue. Vous êtes bien placé pour le savoir : vous-même avez longtemps caché le vôtre lorsque vous êtes arrivé dans la capitâââââle avec tous ses théââââtres.
Pourtant, quand votre adorable progénitchure conclut le récit de sa journée par le fait qu’elle adore son coach «Didjier» et qu’elle pense arrêter les «chocolatchines» pour leur préférer les «tartchines», c’est plus fort que vous : l’envie de la corriger vous sort par les narines. Ces nouvelles prononciations de «ti, di, tu, du» sont pourtant devenues une norme : elles parcourent tout le territoire et sont étudiées de près par les linguistes, dont Maria Candea, professeure en linguistique française au département Littérature et linguistique françaises et latines de l’université Sorbonne Nouvelle.
Longtemps militante féministe au sein de l’association Mix-Cité, cette linguiste progressiste n’hésite pas à s’attaquer aux grands mythes de la langue française. Elle s’est exprimée de nombreuses fois dans les médias pour remettre en cause l’Académie française qui, selon elle, diffuse des messages sexistes, conservateurs et réactionnaires. Elle soutient par exemple que l’accent dit «de banlieue» est une fable, comme elle l’expliquait dans un passionnant entretien à la revue Ballast : «Ce qu’on appelle l’accent de banlieue n’est pas lié à l’immigration, à un territoire, à une religion, comme le dit Finkielkraut, ni même à un profil social, mais à une affiliation de groupe. […] Ça contribue à propager des clichés qui n’ont rien à voir avec les dynamiques linguistiques.» La langue est un objet mouvant dont chacun se saisit. Avec sa consœur Laélia Véron, Maria Candea a déployé ses réflexions dans un livre salutaire, Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique (2019, La Découverte ; 2021 en poche), où l’étude de la langue se mêle à la politique.
Qu’est-ce donc que ces sonorités, «tch» et «dj», qui apparaissent soudainement chez les enfants, le plus souvent à partir de l’entrée au collège ? D’où viennent-elles ?
En linguistique, on parle d’affrication lorsqu’on prononce une consonne comme «tch» et «dj» avec un bruit de friction plutôt qu’avec une brève explosion. Ce mouvement est générationnel. Il y a deux hypothèses à cette évolution. Soit elle dure et dans ce cas, il n’y a rien à faire : la langue évolue tout le temps. Pensez au r roulé qui est devenu rural, ou dans le nord de la France, la quatrième nasale de «brun» qui a disparu : on ne distingue plus le «brin» ou le «brun». Il est donc possible que le «tchi» s’installe et perdure. Autre hypothèse, c’est un stéréotype émergent : il est raccroché à un groupe social, comme l’accent populaire urbain, plus qu’à un groupe d’âge. Mais ce n’est pas ce que l’on observe. Pour l’instant il est en grande expansion et n’est pas en train de devenir un stéréotype. On observe l’affrication à Rouen, Marseille, Grenoble, toujours dans des groupes urbains, car ce sont eux qui lancent les modes. Si, en fin de compte, la deuxième hypothèse se réalise, le «tchi» va acquérir un sens social, tout comme le «r» roulé : des gens vont l’adopter et d’autres le fuir. Pensez aux gens qui disaient «bonjourheeeeeeiiin» : aujourd’hui, c’est considéré comme précieux et ridicule, et cette pratique a été freinée. C’est devenu un stéréotype de parole affectée.
Y a-t-il des différences entre régions sur l’affrication ?
La tendance globale est à l’homogénéisation. On trouve des ados qui affriquent leurs «t» et «d» dans toutes les régions de France ; cela ne veut pas dire que les différences régionales disparaissent ! Certaines résistent parce que les gens veulent être identifiables, mais ils peuvent naviguer entre les accents : se standardiser dans certains contextes, et reprendre un accent régional lorsqu’ils discutent avec leur grand-mère par exemple.
Donc l’affrication ne vient pas de la région de Marseille, par exemple ?
Son implantation semble plus avancée à Marseille, qui est une grande ville, et pas dans tout le Sud. Mais rien ne prouve que le phénomène vient de Marseille. C’est apparu dans plusieurs grandes villes en même temps. On ne sait pas bien retracer son origine. On a le phénomène équivalent au Québec, avec une affrication en «dzi» et «tsi» («lundzi», «petsit») plutôt qu’en «dji» et «tchi» («lundji», «petchit») et ce depuis très longtemps, sans que cela ne soit marqué socialement ou géographiquement.
Pourquoi les enfants se mettent-ils à modifier leur langue à ce moment précis de leur scolarité ?
Les jeunes s’alignent sur leurs groupes de pairs plutôt que sur leurs parents. C’est pareil pour le lexique, pour les constructions syntaxiques, et pas que pour les prononciations. Quand les jeunes arrivent au collège, ils deviennent des grands, et veulent donc aligner leurs pratiques sur les habitudes des grands. Cela fait partie de la culture ado. C’est gênant quand les répétitions sont très fréquentes, comme «genre», mais «effectivement» tous les trois mots, c’est pénible aussi…
Comment ces modes se diffusent-elles ?
Les ados ont envie d’imiter car ils s’affilient par le langage comme ils le font avec les vêtements et les coiffures. Ils s’identifient à un groupe, l’imitent, peuvent y rester fidèles ou s’en dégager plus tard. Le langage est une pratique sociale ; on se met à imiter de façon plus ou moins consciente mais on copie toujours la prononciation des gens qu’on aime bien. Il y a les proches, mais il y a aussi les influenceurs, humoristes, chanteurs, acteurs qu’on admire, en plus de ses amis. Quand plusieurs personnes partagent des pratiques similaires, cela se diffuse.
Faut-il donner des conseils linguistiques aux ados ?
S’il s’agit de changements linguistiques, ceux-ci sont inarrêtables et ce n’est pas utile, d’autant plus que leur première réaction sera d’être à contre-courant. Non seulement ça ne les aidera pas, mais ça ne changera rien ! Si ce sont des stéréotypes en émergence ou des petits points de pratique langagière clivés, c’est intéressant car ce sera aux parents, et à l’école, d’être à même de les repérer pour comprendre les codes sociaux.
Donc d’après vous, les prononciations de type «tchi» ou «dji» ne sont pas stigmatisantes ?
Aucune étude ne le montre. J’ai préparé des lycéens pour la convention ZEP-Sciences-Po et plusieurs avaient ce style de prononciation et ont été admis. Si le registre de langue est là, si le contenu académique est là, il n’y aura aucun jury qui dira : «Tu as vu comment il a prononcé le “t” devant le “i” ?» On leur suggérait d’employer des marqueurs emphatiques : le «ne» de négation, dans «je ne crois pas», est tout de suite plus soutenu. C’est comme si on mettait une cravate ! Maîtriser les tournures syntaxiques et les marqueurs discursifs a plus d’impact dans un concours oral que de contrôler sa prononciation. Sans compter que cela a un coût cognitif exorbitant.
Pourtant, le français standard, dit «parisien», pèse encore lourdement dans les codes de la distinction bourgeoise…
En France, «parisien», c’est l’accent du pouvoir : c’est une classe sociale. En matière de prononciation, ceux qui donnent la norme sont les médias et en particulier les grands médias nationaux qui sont en effet parisiano-centrés ; les classes populaires parisiennes ne pèsent pas lourd dans la norme bourgeoise…
Quid des mots qui ponctuent les phrases comme «genre», ou dans un autre style, «quoicoubeh» ?
Quoicoubeh est un phénomène issu des réseaux sociaux qui est apparu et disparaîtra probablement rapidement. Quant aux mots comme «genre» ou «en mode», ce sont des marqueurs discursifs, des ponctuants qui sont très générationnels, tout comme les intensifieurs : très, trop, vachement, hypra, méga… Les vieux qui entendaient «vachement», quand ce mot est apparu, disaient que ça n’avait aucun sens ! Et c’est vrai, quand on y pense. Qu’est-ce que les vaches ont à faire là-dedans ? Aujourd’hui, les jeunes utilisent «trop» ou «de ouf» à la place de «vachement». Les profs les corrigent beaucoup là-dessus, mais le plus important, c’est que les jeunes soient conscients des répétitions. En tant qu’adulte, quand on leur donne des codes sociaux, on leur donne d’autres ressources. Par exemple, qu’est-ce qu’on peut dire à la place de donc, alors, du coup, genre, et pis ? Ce sont des ponctuants basiques, bien pratiques pour rattacher les morceaux d’un discours au moment où les ados forgent leurs outils argumentatifs.
Ouiichhhhhh…
Voilà, vous venez de dire «ouichhhhhhh» : c’est un peu comme la mode du «bonjourheeiiiin». Ces habitudes sont considérées comme affectées, comme le fait de dire «entenduchhh».
Le plus important est donc d’inviter les enfants à devenir conscients de ce nouveau registre qu’ils ont ajouté à leur pratique langagière ?
Oui, et les professeurs ont aussi le devoir de le faire. La mission de l’école, c’est de donner des billes en plus. Quand on fait un exposé en classe, on apprend à ne pas parler comme à ses copains : ce n’est pas une correction, mais un autre registre. Une des solutions serait de leur donner des synonymes, ou de les aider à distinguer les mots familiers des mots soutenus. En linguistique, on dit que certains mots installent de la distance entre les gens, d’autres de la proximité, et on doit savoir qu’on ne peut pas se permettre des mots de la proximité si on n’est pas proches. Apprendre les codes sociaux, ce n’est pas seulement enrichir son vocabulaire, c’est aussi l’organiser en répertoires. Il y a donc la langue de l’école et la langue de la maison.
Merciiiiihhhh !
Pour en savoir plus : «Existe-t-il une signification sociale stable et univoque de la palatalisation/affrication (PalAff) en français ? Etude sur la perception de variantes non standard», Cyril Trimaille, Maria Candea, Iryna Lehka-Lemarchand (2012).
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