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jeudi 11 janvier 2024

Hybristophilia : pourquoi fantasmer sur un assassin ?

par Agnès Giard  publié le 6 janvier 2024

Dans un livre troublant, Viola Di Basilea donne un aperçu captivant des raisons pour lesquelles tant de femmes, mais aussi d’hommes, éprouvent de l’attirance pour les pires criminels.

Les fans de tueurs, surtout les femmes, sont des cibles faciles : «détraquées», «inconscientes», «paumées», elles sont parfois même perçues comme des meurtrières en puissance. Il n’existait jusqu’ici en France pratiquement aucun ouvrage sur le phénomène. Dans Hybristophilia (publié fin 2023 aux éditions du Camion Noir), Viola Di Basilea fait le récit, haletant, minutieux, d’une plongée en eaux troubles aux allures d’ethnographie intime. C’est son premier livre, écrit sous pseudonyme, à l’âge de 39 ans. «Il ne s’agit ni d’un procès à charge, ni d’un plaidoyer, explique-t-elle. L’ouvrage est né du désir de comprendre pourquoi les sociétés modernes favorisent l’hybristophilie tout en la condamnant. Il y a là une contradiction.» D’un côté, les séries consacrées aux psychopathes se multiplient, encourageant le grand public à fantasmer sur des monstres. D’un autre côté, les médias s’interrogent : faut-il interdire les forums où des fans s’échangent des photos de tortionnaires accompagnées de petits cœurs ? «La tentation est grande de faire fermer ces sites comme s’ils émanaient de dangereuses sectes apocalyptiques, note Viola Di Basilea. Mais une telle censure serait hypocrite. Pire encore : dangereuse.»

Une orientation sexuelle ?

Ainsi qu’elle le défend, l’hybristophilie pourrait bien «n’être, au fond, que le miroir grossissant d’une fascination presque unanimement partagée». Le problème, ajoute-t-elle, c’est que cette fascination porte préjudice. Beaucoup d’hybristophiles prennent en horreur leur propre «déviance». Ils et elles sont conscients de ce que leur passion peut avoir d’insupportable pour les proches des victimes et se sentent coupables de ne pouvoir juguler cette attirance jugée «malsaine». Les forums d’échanges entre fans servent souvent d’exutoire à l’expression de leur détresse. «Dans ces True Crime Communities – rassemblements en ligne d’amateurs et d’amoureux de tueurs – beaucoup confessent leur attirance comme quelque chose d’inavouable», explique Viola Di Basilea. Il est difficile d’assumer cette tendance. Certains la décrivent comme une orientation sexuelle, datant de l’enfance et qui n’a pas été choisie. «J’ignore pourquoi nous sommes ainsi», écrit une internaute, citée dans Hybristophilia.

«Se découvrir hybristophile ne va pas sans mal», suggère l’autrice. Elle parle en connaissance de cause. Jusqu’à l’adolescence, traversée de conflits intérieurs, elle ne comprend pas ce qui lui arrive. A l’âge de 3 ans, le visage blafard d’un vampire l’effraie dans un train fantôme. Afin d’apprivoiser sa peur, Viola Di Basilea s’entiche des suceurs de sang et dessine des mares d’hémoglobine, ce qui lui vaut des réprimandes. Plus tard, la voilà frappée d’insomnies. Pourquoi n’aime-t-elle que les méchants dans les romans ou les films ? A 14 ans, elle écoute Trent Reznor et Marilyn Manson. Le 20 avril 1999, la tragédie de Columbine lui fait l’effet d’un choc : deux étudiants, Eric Harris (18 ans) et Dylan Klebold (17 ans), assassinent douze camarades et un professeur avant de se suicider. Les tueurs sont à peine plus âgés qu’elle. Non sans effroi, Viola Di Basilea éprouve pour eux des sentiments qui la taraudent. Elle n’est pas la seule. Aux Etats-Unis, les groupies se constituent en réseau sous le nom de «Columbiners» afin d’exprimer leur passion, de façon parfois torride.

Erotisation de la violence

Les admiratrices publient en ligne des récits érotiques mettant en scène Harris et Klebold ainsi que des fan-fictions illustrées de photos prises sur la scène du crime. Travaillées par ce que Viola Di Basilea nomme un «effet de dissonance cognitive», la plupart d’entre elles accompagnent leurs messages de la formule «I do not condone» («Je ne cautionne pas»). Une tentative maladroite de se dédouaner. Faisant comme si le carnage perpétré par leurs idoles n’était pas le moteur de la passion qu’elles éprouvent pour eux, ces fans-là suscitent les moqueries des autres. Mais comment faire pour assumer ? «Les hybristophiles rusent afin d’avoir moins honte, raconte l’autrice. Certaines fans adoptent la stratégie du déni. Elles affirment que le tueur est innocent, avec un aplomb qui frôle parfois l’indécence. D’autres sont dans le clivage : elles prétendent être amoureuses des tueurs non pas pour leurs forfaits, mais pour leur personnalité… Personnalité qu’elles idéalisent volontiers.» D’autres affirment que le tueur est une victime de la société, légitimant ainsi ses actes et l’élevant au rang de martyr.

Certaines groupies, frappées par le syndrome de l’infirmière, entretiennent l’illusion que leur amour inconditionnel pourrait «sauver» le tueur. Elles croient en sa rédemption. D’autres encore glorifient le tueur, qu’elles transforment en rebelle soi-disant «affranchi» des conventions morales. «Cette posture n’est pas sans évoquer celle d’Aleister Crowley déclarant que “la moralité ordinaire n’est destinée qu’aux gens ordinaires”», ironise Viola Di Basilea. Bien qu’elle dénonce l’indigence intellectuelle de certains fans et la puérilité de leurs propos, son livre se veut avant tout une défense : «Il faut comprendre, dit-elle, que la fascination pour le crime est indissociable d’une perception aiguë de l’hypocrisie sociale et du refus d’accepter la hâte avec laquelle les rôles sont distribués.» Dans ce milieu qu’elle compare à «un théâtre composite, peuplé d’acteurs et d’actrices aux contours flous et changeants», les hommes et femmes hybristophiles se font bien malgré eux les jouets d’une tendance générale et paradoxale : celle qui consiste à érotiser les choses les plus effrayantes afin de s’en prémunir. Cet essai troublant, documenté «de l’intérieur», questionne les rapports ambigus que nous entretenons tous et toutes avec la violence.

Hybristophilia. Une histoire d’amour(s) dévoyé (es), de Viola Di Basilea, éditions Camion Noir, 382 pages.


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