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jeudi 11 janvier 2024

Femmes et pornographie : « Il m’est arrivé de jouir, et de me demander pourquoi je regarde ça »

Publié le 06 janvier 2024

Par  

Pause entre deux scènes, Emilie télephone à ses copines. Tournage de film X, société Goldprod, spécialisée dans le film porno pour le web.  Mars 2007, Toulouse. 
Ulrich Lebeuf / M.Y.O.P.

Devant les vidéos de gens nus, aux sexes épilés, aux seins gonflés, aux pénis surdimensionnés, il n’y a pas que des hommes. Les femmes consomment du porno, ça n’est pas un scoop, nombre d’articles ont été écrits sur la question. En France, d’après une récente étude de l’IFOP, c’est le cas de 37 % d’entre elles. Elles auraient même tendance à être de plus en plus nombreuses. Les statistiques de Pornhub révèlent qu’en France le pourcentage de spectatrices a augmenté de 4 points en 2022 sur leur plate-forme, pour atteindre 32 %. Un tiers des visionneurs dans le monde sont donc des visionneuses.

Mais que regardent-elles ?  « Du porno hors norme plutôt scénarisé : “Beau-père prend sa belle-fille” ou des vidéos sous le hashtag “rape” [viol] », explique Camille (le prénom a été modifié), 35 ans, cheffe de projet pédagogique pour une école privée. Une confession cohérente avec ce que révèlent les données recueillies par la plate-forme : les scènes de missionnaire romantiques ont moins de succès que les contenus « trash ». La probabilité qu’une femme présente sur Pornhub regarde des scènes « hardcore » est ainsi 34 % plus élevée qu’un homme ; et 29 % plus élevée pour la catégorie « gangbang ».

Le fantasme d’une sexualité interdite, faite de soumission et de contrainte, fait réagir le corps de Camille au quart de tour. C’est efficace. « Mais il m’est arrivé de jouir, et de me demander : pourquoi je regarde ça ? » Etre une femme et regarder du porno ne se fait pas sans tiraillements, comme si on n’était pas à sa place, prise en étau entre ce qui nourrit son excitation et ses valeurs. « Tu ne peux pas lire Mona Chollet et regarder du porno ! », balance avec humour Christelle, 39 ans, architecte.

Cette ambivalence se dessine aussi dans la confidence d’Olga, 34 ans, journaliste. Les termes « dissonance cognitive »« scission avec soi-même » ponctuent les témoignages. Le malaise se ressent à l’endroit même où l’on cherche du plaisir, dans le corps. « Depuis que j’ai 20 ans, je regarde des vidéos pornos avec des femmes refaites, des hommes aux sexes énormes. Il y a quelques années, je me suis mise à avoir une boule au ventre, voire la nausée, devant une scène de double pénétration, de claques, d’éjaculations faciales à plusieurs…, explique Olga, qui se trouve aujourd’hui prise par un sentiment plus fort encore, celui de la crainte. Plus jeune, un gangbang pouvait m’exciter. Aujourd’hui, je vois la menace que ces hommes représentent pour la femme. Je pense qu’une part de moi a peur qu’une scène où une femme n’est pas respectée puisse m’exciter. »

Qu’est-ce que ça dit de moi, se demande-t-elle ? « Nous portons en nous de la perversité et notre sexualité est basée sur des constructions de ce type. C’est essentiellement une histoire de soumission et de domination, auréolée de scénarios plus ou moins tendres », rétorque Catherine Blanc, psychanalyste et psychothérapeute spécialisée en sexologie, autrice de La sexualité des femmes n’est pas celle des magazines (La Martinière, 2004). S’il n’est pas question de banaliser la perversion et l’utilisation des corps, elle précise que « nos désirs sont faits d’ambivalence, un trait commun à tous les êtres humains ».

Des protocoles culturellement codifiés

« Je vais intellectualiser et me dire : “Tu vois, tu es quand même conditionnée pour être soumise à l’homme”, poursuit Olga. Comme si la société avait pris possession de mes fantasmes, ça me dérange. » Nos désirs sont-ils vraiment les nôtres ? « La sexualité n’est pas libre. On pense y faire des choses incroyables, mais, en réalité, on suit des protocoles culturellement codifiés », rebondit le philosophe Alexandre Lacroix, auteur d’Apprendre à faire l’amour (Allary Editions, 2022). Dans ces scénarios avec lesquels notre rapport au sexe se construit, il y a notamment des fantasmes intimes (baptisés scripts intrapsychiques), et « des scripts culturels, développés par le cinéma, la littérature et le porno », analysés dans les théories des sociologues américains John Gagnon et William Simon. En résumé, oui, la société prend possession de nos fantasmes, notamment à travers la pornographie : « En l’occurrence, le porno véhicule le script originel : l’homme domine la femme. »

Une idée qui se dessine aussi dans Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles (Zones, 2021), de Mona Chollet. « Le plus vraisemblable est cependant que nos goûts, là encore, sont tributaires des préjugés et des représentations en circulation dans nos sociétés, dont nous sommes forcément imprégnés », écrit l’essayiste à propos de la fétichisation amoureuse et sexuelle. Elle évoque le fantasme de la « femme asiatique », qui n’est pas sans rappeler les statistiques Pornhub : « Japanese » est le tag le plus populaire auprès des hommes, et le deuxième dans la liste des femmes. Dans le fantasme, comme dans le couple, des « lois implicites » font perdurer une « domination tranquille, banale » du masculin, quand le féminin est associé à quelque chose de « contraint, réduit, limité dans l’expression de ses capacités ». Autant d’images que le porno ne cesse d’illustrer.

Du porno, Christelle en consomme depuis qu’elle a une connexion Internet chez elle. Ce n’était pour elle ni une honte ni un secret. Il y avait, d’un côté, le fantasme derrière l’écran, de l’autre, une sexualité réfléchie, équilibrée. Pourtant, à un moment, « j’ai pris conscience qu’il y avait un souci, dit-elle. Pourquoi je trouve ça excitant de voir une femme soumise alors que je m’y oppose dans toutes les sphères de ma vie ? ».

Flirter avec une limite

« Mais le fantasme n’appartient pas au réel », rebondit la sexologue Milène Leroy. Le fantasme est souvent ce qu’on ne voudrait pas voir se produire, l’expression de notre part animale. Et de fait, « on ne consomme pas du porno en reflet de sa propre sexualité, mais plutôt pour flirter avec une limite », acceptable uniquement à travers un écran. Il ne s’agit pas d’élaborer une sexualité réfléchie. « La pornographie est le fast-food du sexe, un bon moyen d’évacuer la tension. Quelques minutes plus tard, on reprend son quotidien»

Un relâchement onanique. Voilà ce qu’elles sont toutes venues chercher, et ce à quoi aucune d’elles n’est prête à renoncer. Elles le veulent rapide et explosif. Droit au but. Après s’être dit de trop nombreuses fois : « Mais qu’est-ce que je viens de regarder ? », Camille a goûté à d’autres choses qu’elle estimait plus acceptables, pour trouver le moyen de continuer en étant plus apaisée. Podcasts, BD érotiques, hentaï : rien ne lui a permis d’atteindre aussi efficacement l’orgasme. C’est en découvrant « le porno vintage » qu’elle est parvenue à signer un contrat avec elle-même : « Je me dis que les conditions de travail à l’époque n’étaient pas celles d’aujourd’hui. C’est une façon de me rassurer»

Pour être alignée, Olga a dû prendre un virage à 180 degrés : elle ne clique plus que sur les films où le plaisir des femmes« ne semble pas simulé », des scènes de massage qui tournent à l’acte sexuel. « Il y a des gestes qui me rappellent ma propre sexualité, c’est ce qui m’excite. » Regarder quelque chose qu’elle ne voudrait pas vivre lui est devenu impossible. Rien qu’à l’idée de voir passer un extrait, elle éprouve du dégoût.

Quid du porno féministe ?

Au chapitre des petits arrangements avec sa conscience, Christelle, elle, continue de regarder du porno, mais avec une minuterie interne qui se déclenche malgré elle : pas plus de dix minutes avant d’être gênée. « Je continue à me l’accorder parce que c’est mon espace de liberté. Mais je suis écœurée de plus en plus vite. Ça marche, je suis contente, et à un moment je me retrouve face à mon ambivalence et je me dis : ça ne va pas du tout d’être excitée par ça ! Le féminisme a un peu cassé le porno », ironise-t-elle. La gêne la rattrape avant l’orgasme. Sûrement parce que le féminisme s’est infiltré dans tous les tissus de son existence, jusqu’au moment le plus intime qui soit : la sexualité qu’on a avec soi-même. « Il colonise tout », regrette-t-elle dans un souffle. « Parfois je me dis : est-ce qu’on ne se foutrait pas un peu la paix ? » râle-t-elle, avant de souligner qu’elle voit dans ses propres autoreproches « une nouvelle injonction faite aux femmes ».

« Ça reste honteux : on se retrouve coupable de s’être donné, en solitaire, du plaisir », observe Camille. Le porno, elle en parle à voix basse ou après plusieurs verres − comme la plupart des femmes −, même si « dans l’idéal il faudrait qu’on ne le dise pas, pour éviter de passer pour une femme de petite vertu ».

Et si la solution résidait dans cette formule magique et réconciliatrice : le porno féministe ? Ces dernières années, le travail esthétique, éthique et égalitaire de réalisatrices telles qu’Erika Lust ou Olympe de G a fait couler beaucoup d’encre. L’option existe, mais elle ne convainc pas tout le monde. « Il y a un effet de curation : on bride le fantasme, on me dit qu’il faut que je trouve ceci excitant, mais pas cela », regrette Camille, qui rappelle qu’encore une fois on exige des femmes d’être « parfaites » dans leur combat féministe. « On nous fait comprendre que notre nature animale remet en cause notre engagement, et je ne trouve pas ça juste. Est-ce qu’on en demande autant aux hommes ? » Aucune des trois témoins ne s’est convertie à cette nouvelle vague pornographique.

Lors d’une fin de soirée arrosée, Christelle s’était d’ailleurs risquée à aborder le sujet de son dilemme masturbatoire avec une copine sexologue. « Comment peut-on regarder du porno quand on est féministe ? » La réponse avait été sans appel, lancée comme une évidence : « On regarde du porno féministe », résonnant comme une punition. « Je ne l’ai pas fait, répond Christelle. Je n’ai pas envie de rendre des comptes. Pour moi, c’est une forme de résistance : arrêtez de me faire chier partout ! » Mais la société a toujours posé des exigences sur la « to do list érotique » des femmes, comme une sorte de guide de bonne conduite sexuelle, rappelle Milène Leroy : « Il y a dix ans, il fallait avoir un sextoy, au risque d’être has been, aujourd’hui, il faut regarder du porno féministe, bientôt ce sera autre chose. »

La culpabilité trouve toujours un moyen de se renouveler. Quand on accède à un semblant de paix sur le genre de vidéos regardées, une autre honte prend le relais, celle du support utilisé, par exemple : « Ce qui me pose vraiment souci, c’est de passer par Youporn et Pornhub. ​Même chez moi toute seule la nuit avec mon sextoy, je me dis que je ne suis pas libre. Je réfléchis sans cesse jusqu’à culpabiliser parfois », continue Olga. Elle se voit connectée à ces sites « comme ce vieux bedonnant qui tape des mots-clés qui me débectent ». Et « si l’on se réconforte en se disant qu’on ne fait rien de mal, toujours est-il que l’on consomme de la bande passante. Je suis une goutte d’eau, mais j’y participe quand même », abonde Christelle.

Le philosophe Alexandre Lacroix, lui, estime que dans tous nos efforts pour avoir une sexualité plus en conscience, il demeure une noirceur : « Il reste quelque chose qui excède la raison, une part maudite qu’on ne pourra probablement pas évacuer. » Comme les témoins interrogés, il souligne qu’au-delà de la question des récits pornographiques se pose la question pressante de leurs conditions de production, dont plusieurs enquêtes ont révélé l’extrême violence et l’illégalité.

Il n’est pas question de « baisser les bras contre cette industrie », abonde Milène Leroy. Mais elle veut rappeler aux femmes que « tout ne repose pas sur leurs épaules ». Si l’on parvient à faire la paix avec ses fantasmes et qu’on a besoin de regarder du porno, « on peut s’en servir, c’est un exutoire comme un autre, qui n’est pas réservé qu’aux hommes ». Car « accéder à sa part animale », ce n’est pas nécessairement « cautionner le patriarcat », sourit-elle.


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