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Avocate américaine radicale, Catharine MacKinnon a transformé le paysage juridique mondial. Dans son nouveau livre, Le Viol redéfini(Flammarion), elle critique la notion de « consentement », en s’appuyant notamment sur la loi française. Quel regard cette grande figure du féminisme porte-t-elle sur les droits des femmes ?
Catharine MacKinnon nous accueille en servant une eau au concombre dans un salon cossu, au pied de la tour Eiffel, où une amie l’héberge le temps de son séjour en France. Quand elle se déplace, elle a l’air de flotter dans l’espace, tout de noir vêtue, gracile et chic. Pourtant, l’avocate et juriste américaine, née en 1946 dans le Minnesota, a mené des combats très concrets. « Plus que quiconque, elle a permis à d’autres femmes de demander justice plus facilement », a affirmé à son sujet la grande figure du journalisme américain Peter Jennings. Militante féministe, professeure de droit, l’avocate se bat pour lutter contre les violences faites aux femmes et les inégalités liées au genre et à la classe sociale. Juriste, elle croit encore au pouvoir de la loi. Surtout lorsqu’on peut la transformer. « Le droit est un instrument de responsabilisation, de lutte contre l’impunité et de promotion des droits humains », martèle-t-elle sans ciller.
Le « moment français » du féminisme
MacKinnon consacre le premier chapitre de son livre, Le Viol redéfini, au « moment français ». Elle y montre qu’à l’inverse des pays anglo-saxons qui mettent la notion de consentement au cœur de la loi contre le viol, la législation française reconnaît « quatre types de force » en définissant le viol comme « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise ».
Au mois de novembre, le gouvernement français s’est opposé à l’uniformisation européenne d’une définition du viol fondée sur l’absence de consentement, préférant conserver sa propre définition.« Seul oui veut dire oui », a répété l’eurodéputée suédoise Evin Incir, qui défendait le projet d’uniformisation de la loi de la Commission européenne. MacKinnon, favorable au modèle juridique français, souligne à l’inverse que le « oui ne signifie pas toujours oui », dans la mesure où l’acquiescement à un acte sexuel peut être extorqué dans un contexte de domination, de contrainte ou d’inégalité. « L’inégalité peut produire la nécessité d’un “oui” afin d’éviter diverses privations ou punitions, et non parce que le sexe est souhaité », explique l’avocate. Loin d’être utilisé comme un outil de défense des victimes, le consentement risque de devenir une arme utilisée par les agresseurs eux-mêmes afin de nier la contrainte et la violence qu’ils ont exercées. « Comment admettre qu’on a été abusé, quand on ne peut nier avoir été consentant ? » interroge par exemple l’écrivaine Vanessa Springora, dans Le Consentement, un récit autobiographique paru en 2020 sur l’emprise exercée sur elle par l’écrivain à succès – et ami de la famille – Gabriel Matzneff, alors qu’elle n’avait que 14 ans.
MacKinnon cite souvent les écrivaines françaises. Elle a lu Springora ainsi que Camille Kouchner, autrice d’un récit sur l’inceste, La Familia Grande. Ces parutions ont contribué à faire changer la loi française, qui, depuis 2021, interdit les rapports sexuels entre un mineur de moins de 15 ans et un majeur de plus de cinq ans son aîné. « En France, les gens lisent des livres. Les ouvrages ont un impact culturel et social majeur. Ils rendent possible une mobilisation que les législateurs prennent ensuite au sérieux. Cela vaut donc la peine d’écrire des livres en français pour cette raison », déclare-t-elle. Tout un univers littéraire français, porté, entre autres, par des romancières – parfois elles-mêmes victimes – a pu nourrir et inspirer la critique par l’avocate américaine de la notion de « consentement ». Pourtant, le petit monde des lettres françaises n’a pas toujours été à l’aise avec les idées et les propos de MacKinnon. Loin s’en faut. « Madame, votre écriture est si violente. Les femmes françaises ne s’intéressent pas à ces sujets. Les femmes françaises aiment le sexe », lui avait rétorqué un éditeur parisien, lorsqu’elle lui avait envoyé son livre coécrit avec Andrea Dworkin contre la pornographie, Pornography and Civil Rights: A New Day for Women’s Equality – toujours non traduit dans notre langue. Une certaine image du « romantisme à la française », marqué au fer rouge par ce que les sciences sociales ont appelé la « culture du viol », est d’emblée apparue comme incompatible avec les écrits de l’avocate. En France, bon nombre de victimes de célébrités ont souligné ce paradoxe douloureux entre une loi qui évolue et des vedettes masculines indéboulonnables, continuant d’incarner une forme de « séduction » typiquement hexagonale. MacKinnon évoque à cet égard le livre Impunité, de la journaliste et écrivaine Hélène Devynck, consacré aux multiples accusations à l’encontre de l’ex-animateur de TF1 Patrick Poivre d’Arvor, qui permet de saisir le système d’emprise que la notion de consentement peine à éclairer, voire obscurcit. « Y a-t-il, en France, une surdité particulière ? Une cape d’invisibilité nationale dans laquelle certains violeurs peuvent se draper ? De quelle étoffe est-elle faite ? » interpelle Hélène Devynck.
Si MacKinnon effraie ceux qui souhaitent plus ou moins consciemment maintenir ce système de domination, elle heurte aussi certaines militantes féministes. Son offensive contre le consentement peut paraître malvenue pour les militantes de terrain, issues du monde associatif, qui mobilisent constamment cette notion afin de combattre les violences existantes mais aussi de prévenir les violences futures via l’éducation à la sexualité consentie. Ses positions contre la prostitution et la pornographie sont également éminemment controversées dans les sphères féministes.
C’est après la publication du livre Ordeal (« Supplice », 1980), qui contient les mémoires de l’ex-actrice pornographique Linda Lovelace, violée, maltraitée et contrainte par son compagnon de tourner le film Deep Throat (« gorge profonde »), que l’avocate a commencé à mener un combat contre l’industrie pornographique, au côté de l’essayiste et féministe radicale Andrea Dworkin. Officiant sur le terrain du droit, les deux femmes corédigent une « ordonnance sur les droits civils en matière de pornographie », pour que celle-ci soit reconnue comme une discrimination et une offense faite aux femmes. Les positions de MacKinnon et de Dworkin provoquent un cataclysme chez les féministes américaines. Désormais, les « anti-sexe » condamnant la pornographie et la prostitution s’opposeront aux « pro-sexe », qui protègent et défendent les droits des travailleurs du sexe. À leur tête, la journaliste Ellen Willis estime que le mouvement antipornographie est imprégné d’une forme de conservatisme et de pudibonderie, dommageable à la cause des femmes. Cette position a notamment été portée en France par des artistes et intellectuels féministes comme la romancière Virginie Despentes, le philosophe Paul B. Preciado ou encore la réalisatrice Ovidie.
Une violence propre à la sexualité
Si les positions de MacKinnon vis-à-vis de la prostitution et de la pornographie sont loin de faire l’unanimité – y compris dans les sphères féministes –, il est difficile de nier son apport fondamental à la question du harcèlement. En 1986, la Cour suprême des États-Unis reconnaît que l’employée de banque Mechelle Vinson a subi un harcèlement sexuel de la part de son superviseur, Sidney Taylor. Pour la première fois dans l’histoire, un tribunal se fonde sur la définition du harcèlement comme « discrimination sexuelle », forgée par MacKinnon dès 1979, alors qu’elle sortait tout juste de l’université de Yale. Un fait juridique majeur qui ne surviendra en France pour la première fois – et de manière relativement vague – qu’en 1992. Ce n’est que depuis 2012 que la loi française condamne explicitement « le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle ». Selon une enquête menée par Interstat, en France, sur l’année 2020, 229 000 personnes ont été enregistrées comme victimes d’infractions sexistes par la police et la gendarmerie nationale. 86 % d’entre elles sont des femmes et 16 % sont mineures. Sur la même année, 145 000 personnes (dont 90 % d’hommes) ont été mises en cause pour des crimes ou délits à caractère sexiste.
Loin d’être anecdotique, l’usage du terme « harcèlement » dans la loi révolutionne la manière de penser la violence. « Un acte d’agression physique est généralement jugé suffisamment “grave” pour constituer du harcèlement sexuel dans la loi américaine, bien que cela ne soit pas définitivement décidé. Le mot “harcèlement” comprend les actes d’agressions physiques mais aussi ceux qui relèvent de la violence verbale. Il permet ainsi de juger autant la violence ponctuelle que des agressions persistantes, voire omniprésentes, qui passent par la parole », détaille MacKinnon. Le harcèlement invite donc à voir la violence faite aux femmes non comme un fait isolé, explicable au cas par cas, mais comme un continuum, allant de l’insulte au viol, en passant par l’attouchement. Observer cette violence en tant que système polymorphe permet de voir que celle-ci touche toutes les couches de la société, bien que les femmes racisées et précaires en soient les victimes les plus fréquentes et les plus exposées.
MacKinnon, en penseuse de la violence systématique, refuse également la séparation radicale entre « sexualité », d’une part, et « violence », de l’autre. Pour elle, cette différence contribue à perpétuer et à normaliser les violences propres de la sexualité « classique », que l’on estime à tort délestée de toute forme d’agressivité. Elle livre un témoignage récurrent, récolté au fil de ses entretiens avec d’autres femmes, qui se confient sur leur sexualité : « Aujourd’hui, un grand nombre de filles sont étouffées pendant le sexe. Les garçons pensent que c’est quelque chose qu’elles veulent, à cause de la pornographie. » Reconnaître la violence internalisée à cause de la pornographie et propre à la sexualité en général, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, est donc, selon elle, la première étape pour combattre les violences faites aux femmes.
Dans ses livres, MacKinnon cite inlassablement les chiffres. En France, depuis 2017, « le nombre de victimes de violence sexuelle sous toutes ses formes enregistrées auprès des forces de l’ordre a doublé », d’après La Lettre de l’Observatoire national des violences faites aux femmes. Aux États-Unis, informe la juriste, « plus de la moitié des femmes – 54,3 % – et près d’un tiers des hommes – 31 % – ont déclaré avoir été victimes d’une forme de violence sexuelle impliquant un contact physique à un moment ou un autre de leur vie ». Dans le monde, le taux de prévalence de la violence sexuelle au cours de la vie varie selon les pays mais reste partout dramatiquement élevé : par exemple, « 41 % au Costa Rica, 35 % en République tchèque, 24 % en Mozambique »…
Changer l’intime
Comment est-ce qu’on se sort de là ? Quelles échappatoires, quels modes d’emploi, y a-t-il pour ne pas céder au désespoir ? C’est ce que l’on peut être tenté de demander à MacKinnon, après avoir parcouru son œuvre, jonchée de faits affolants sur l’étendue, la gravité et la permanence des violences que subissent les femmes, partout dans le monde.
Premièrement, préconise MacKinnon, « il faut tenter d’affronter le problème et d’éviter de céder au déni ». Le moment de la prise de conscience n’est jamais facile, car « les gens finissent par voir le monde à travers les illusions qu’ils ont créées pour rendre leur vie plus confortable. Ils se transforment donc en ce qu’on leur a dit qu’il fallait être pour réussir, puis ils se retournent un jour et découvrent que ce n’est pas ce qu’ils sont vraiment. Il arrive aussi que d’autres personnes, y compris leurs enfants, leur disent : “Maman, comment as-tu pu accepter cela toutes ces années ?” Et soudain, la mère voit les choses d’une manière qu’elle n’avait pas envisagée auparavant. » L’avocate appelle donc les femmes à ne plus faire ce que l’on attend d’elle et à faire évoluer la loi, pour qu’elle ne soit plus formulée avec les mots de l’agresseur mais toujours avec ceux des victimes, et en leur faveur. Il faut, résume-t-elle dans un article intitulé « Sexe et violence », « participer à la définition des termes qui créent la norme, être une voix qui participe à la définition des limites ». MacKinnon le sait, cela ne se fera pas tout seul. Elle croit fermement à l’« effet papillon », qui permet de transformer les petits actes de résistance en cyclone, voire en tremblement de terre. « Un jour, quelqu’un m’a dit que si tout le monde en Chine tapait du pied droit en même temps, la Terre se déplacerait sur son axe. Je pense que c’est ce qu’il se passe depuis #Metoo. Toutes les femmes, qui, chacune à leur manière, résistent, s’opposent à toutes les formes d’abus, refusent d’en sourire et d’être complaisantes, sont en train de faire bouger la Terre », sourit-elle.
En philosophie, ce changement passe par une révolution. MacKinnon souhaite en finir avec l’« injustice épistémique », qui consiste à négliger le point de vue des femmes sur le monde, y compris – voire surtout – quand il s’agir des sujets qui les concernent. Cette redéfinition des règles ne passe pas seulement par la parole, par des faits concrets. L’avocate revendique un changement positif et substantiel dans l’intimité même des couples. À rebours d’une société patriarcale et inégalitaire, qui nous a collectivement appris à érotiser la violence et la domination de genre, elle appelle de ses vœux une transformation de la sexualité en un espace « intime, interactif, émouvant, communicatif, chaleureux, personnel, aimant ».
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