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dimanche 24 décembre 2023

Un apéro avec Marie Rose Moro : « Plein de choses fausses sont dites sur les adolescents »

Par    Publié le 22 décembre 2023 

Devenue psychiatre par révolte et pour changer les destins, elle dirige, à Paris, la Maison de Solenn, qui accueille des ados en souffrance et leurs familles. Fille d’émigrés espagnols, l’auteur de « Et si nous aimions nos ados ? » défend la richesse de la transculturalité et la grande diversité des façons d’être père, d’être mère.

Marie Rose Moro à La Closerie des Lilas, le 5 septembre 2023.  

Marie Rose Moro n’arrive pas sur le dos de Rossinante, mais à bicyclette. La psychiatre pour enfants et adolescents, la soixantaine enjouée, partage avec don Quichotte, personnage qu’elle adore et compatriote d’un autre temps, un goût pour le rêve et l’utopie. Rendre le monde meilleur, retrouver du sens pour échapper au chaos, malgré les coups, qu’elle balaie d’un revers de la main, devant son verre d’eau pétillante glacée, dans la pénombre du bar Hemingway de La Closerie des lilas, à Paris.

Nous sommes tout près de la Maison de Solenn, qu’elle dirige depuis 2008. L’établissement rattaché à l’hôpital Cochin accueille des adolescents en souffrance et leurs familles. Tous les jeudis matin, elle y tient une consultation « transculturelle » avec d’autres thérapeutes.

« Je me souviens d’un adolescent, né d’un père originaire d’Afrique de l’Ouest et d’une mère bretonne et catholique, qui s’était converti à l’islam et qui, lors de notre première rencontre, avait refusé de me serrer la main. Il est difficile d’être fier et ouvert lorsque ses parents se dévalorisent ou ne transmettent rien. Certains souffrent du métissage, devant toujours expliquer d’où ils viennent. Nous avons parlé des liens entre la Bible et le Coran, de ce qui donne du sens à la vie. En partant, il a accepté de me serrer la main, au début par convenance, puis finalement, par affection. Un contact, un lien était né. »

« On impose des violences à nos enfants »

Naître ailleurs, être d’ailleurs, cette fille d’exilés espagnols connaît. Ses parents quittent la Castille dans les années 1960 et elle arrive à l’âge de 9 mois dans les Ardennes, à la frontière avec la Belgique. L’aînée de cinq enfants y grandit entourée de l’amour des siens et dans l’accueil bienveillant des habitants du village de Pouru-aux-Bois, où vivait une communauté espagnole. Son père y devient bûcheron. « Lui qui n’était pas allé à l’école mais avait appris à lire avec la Bible, seul livre à sa disposition, voulait que ses enfants accèdent à la culture, chose impossible alors dans l’Espagne franquiste. »Chez elle, on ne parle qu’espagnol, langue de l’intérieur. Le français deviendra, pour elle, le lien vers l’extérieur et les idées. Et la langue de ses études de médecine et de philosophie suivies à Nancy.

Le décalage entre son expérience de l’exil et la réalité à laquelle elle a été confrontée sera la source de son engagement. « En arrivant à Paris, j’ai eu le sentiment que les enfants de migrants étaient maltraités. Je n’avais pas, pour ma part, éprouvé leurs difficultés, et n’étais pas tiraillée comme eux. J’ai vécu la communauté comme une solidarité et non comme une exclusion. » Devenue psychiatre par révolte et pour changer les destins, elle commence à s’occuper des bébés et de leurs familles avec Serge Lebovici, grande figure de la psychiatrie de l’enfant, à l’hôpital Avicenne, à Bobigny (Seine-Saint-Denis). « J’étais horrifiée qu’on considère comme impossible de faire des thérapies avec les étrangers, qu’on croit que les parents ne s’intéresseraient pas à leurs enfants. » Lebovici la pousse alors à investir ce qui deviendra vite le cœur de sa mission : le travail avec les migrants.

Dans sa pratique, elle incarne la psychiatrie transculturelle et l’ethnopsychanalyse, discipline fondée par Georges Devereux, et applique « la psychothérapie profane », chère au pédiatre et psychanalyste britannique Donald Winnicott, « celle qui appartient à tout le monde »« Le soin psychique ne peut pas être réservé aux seuls spécialistes car il y a trop d’enfants qui en ont besoin. » Alors elle redonne « les trucs » qu’elle apprend afin que les adolescents et leurs familles – essentielles dans la cure – soient acteurs, que ces futurs adultes soient capables d’améliorer le monde dont ils héritent. « Qu’ils nous dépassent au fond… »

Mais la résistance est forte, indépassable justement : « On ne leur fait pas confiance, pensant être, nous les adultes, les seuls à détenir la vérité. Ils ne s’intéresseraient qu’aux réseaux sociaux, ne seraient pas engagés… Plein de choses fausses sont dites sur ces êtres en construction qui ne sont jamais décevants, mais toujours généreux, malgré leurs lubies. » C’est avec cette conviction qu’elle a écrit Et si nous aimions nos ados ? (Bayard, 2017) et Osons être parent(Bayard, 2016).

Le brouhaha des conversations ne trouble en rien sa résolution : « Mettre les jeunes au cœur de nos politiques, de nos soucis, de nos lois. Bien s’en occuper est l’affaire de tous. » Marie Rose Moro cite le philosophe Marcel Conche, spécialiste de métaphysique et de philosophie antique, qui, dans Orientation philosophique (Belles Lettres, 2011), au chapitre « Sur la souffrance des enfants comme mal absolu », écrit que l’on mesure justement la grandeur d’une société à la manière dont elle traite les plus jeunes… Pour la psychiatre, le constat est implacable : « On n’y est pas du tout : 6 500 ados par an consultent rien qu’à la Maison de Solenn, c’est beaucoup. On impose des violences à nos enfants, et une énorme pression éducative. »

Mais, de nature optimiste, elle se réjouit que, sur le terrain, ceux qui travaillent avec les familles soient de plus en plus sensibilisés, et que les préjugés perdent en force : « Médecins, juges ou travailleurs associatifs se forment pour bien faire. Et faire bien leur travail. » Cela finira par payer, elle en est certaine. Elle y travaille d’arrache-pied lors des consultations, colloques et séminaires sur la transculturalité, et la diversité des familles, des façons d’être père, d’être mère.

« Je n’aime pas me vider la tête »

Ne lui parlez pas de culpabilité des mères, elle voit rouge et si sa journée était terminée, elle aurait même pris un Campari-orange, « pour l’amertume » ! « Les mères n’ont besoin de personne pour se culpabiliser. Et c’est une perte de temps, ce sentiment aveugle et empêche de chercher de l’aide et de trouver des solutions. Cela ne mène à rien, on est parent avec son histoire, ses ressources », affirme la maman comblée de Lola et Pablo, qui sait que de grandes questions se jouent lors de la transition vers l’âge adulte.

Toujours en mouvement, toujours en ébullition, elle assure « ne pas aimer se vider la tête ». Tout est matière à réflexion, même les chansons. « Enfant, à la maison, mes parents écoutaient tout le temps la radio en espagnol. A mon père les infos, à ma mère les chansons. » Serait-ce la raison pour laquelle cette romantique adore « ces pépites d’histoires de tous les jours, ces concentrés de vie et d’amour » ? Toujours à la recherche de forme d’écriture de la clinique, elle réfléchit à un récit sur sa mère, disparue il y a un an. Un projet évoqué à mi-voix.

Très vite, un sourire vient éclairer son visage triste. Sans transition, elle confie avoir commencé, il y a peu, le flamenco. L’Espagne n’est jamais loin. C’est grâce à un yoga « très musculaire », enfin maîtrisé, qu’elle y est arrivée. Un défi comme elle les aime, « dur, très, très dur ». On s’étonne, elle rit : « Un jour, je me suis dit que c’était maintenant ou jamais. Cela m’a réconciliée avec le fait qu’il n’y a pas que les idées qui me font. J’ai aussi un corps mais j’avais tendance à l’oublier. » Une découverte venue avec l’âge. « Danser le flamenco fait partie de mes moulins à vent. » Marie Rose Moro, don Quichotte au féminin ? L’idée ne lui déplaît pas.


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