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mardi 26 décembre 2023

Sophie Galabru : «En famille, l’amour n’apparaît qu’en laissant les êtres se séparer les uns des autres»

par Anastasia Vécrin   publié le 24 décembre 2023

Pour éviter que les réunions de famille de fin d’année ne tournent à «Festen», la philosophe donne des clés pour tenter de trouver la bonne distance avec nos proches. Elle rappelle qu’aimer, c’est accepter le temps et l’espace de l’autre en dehors du groupe.

«Famille, je vous hais !» la célèbre formule d’André Gide parle à tout le monde. Qui n’a pas connu un moment de crise dans sa vie familiale ? Etymologiquement, «la famille» désigne l’ensemble des personnes vivant sous le même toit. Mais existe-t-il un espace humain qui suscite autant de frustrations ? Est-ce parce qu’on exige de nos proches de l’affection, un lien authentique, comme l’a montré le sociologue François de Singly (1), qu’il y a toujours une part de déception ? On sait les ambivalences qui peuvent traverser la famille : liens d’amour et de désamour, de violence et de sécurité, de contraintes et de liberté.

Comment démêler la complexité de ces liens qui peuvent nous nourrir autant qu’ils nous abîment ? C’est ce que réussit la philosophe Sophie Galabru dans Faire famille. Une philosophie des liens (Allary Editions). Dans cet essai vivant, riche de ressources cinématographiques et de souvenirs intimes, la petite-fille de l’acteur Michel Galabru examine, des fondations à la recomposition, cette «machine à produire de l’appartenance».

Surtout, elle donne des clés pour s’émanciper de ces liens sans cesse retravaillés. «La famille est l’endroit où commence la lutte que chacun mène pour la liberté et l’amour de soi», rappelle la philosophe. Une lecture salutaire à l’heure des réunions de famille.

Vous appartenez à une famille célèbre. Comment qualifieriez-vous votre expérience familiale et en quoi a-t-elle inspiré cette réflexion ?

Par mon nom paternel, je suis tout de suite assimilée à un clan qui n’a pas été toujours facile à vivre, malgré la figure géniale et bienveillante de mon grand-père, en raison des éclatements, des conflits et des divorces, côté paternel. Du côté maternel, c’était tout à fait autre chose : une famille apparemment traditionnelle, attachée à des hiérarchies, au pouvoir des adultes sur les enfants, à l’autoritarisme et à la rigidité relationnelle. Autour de moi, la promesse du bonheur familial a été trahie par les épreuves de la vie.

J’ai voulu faire un travail critique envers mes parents et mes ascendants, un travail réflexif qui m’a conduit à ne pas garder tout l’héritage, toutes les croyances, toutes les injonctions auxquelles j’ai été confrontée. Démystifier ses proches, être déloyal, c’est un pas vers une forme de désobéissance importante. J’ai moi-même vécu seule très tôt. Et dans mon entourage, j’ai vu beaucoup de personnes prendre le prétexte du voyage et des études pour partir loin de leur famille. Parfois, la distance est la seule façon de se rapprocher de soi. Même si l’éloignement ne signe pas toujours le détachement : les blessures infantiles sont plus fortes que toutes les autres.

La famille comme lieu de seules douceur et protection est une image qui a vécu. Pourquoi tant de conflictualité en son sein ?

Il existe certainement des familles saines et heureuses, mais ce n’est pas un fait majoritaire. Selon l’Insee, 44 % des violences sont intrafamiliales. Quand on sait qu’elles sont souvent sous-déclarées, on peut dire que la moitié des violences sont commises dans le cercle familial. C’est beaucoup et cela questionne. Il y a des violences mais aussi des crispations, de la déception, une conflictualité banale liée aux ambivalences qui traversent la famille : liens d’amour et de désamour, lieu de sécurité et de violence, de contrainte et de liberté.

Les travaux de Durkheim ou plus récemment de François de Singly montrent une nouvelle attente du sujet contemporain, qui commence à la période romantique où les sentiments sont plus exacerbés qui pousse à considérer la famille davantage comme une zone d’intimité, un foyer plutôt qu’une lignée. La famille n’est plus considérée seulement comme un groupe socio-économique avec ses hiérarchies, ses intérêts, des exigences relationnelles s’y expriment. Et ce désir d’intimité authentique et sincère vient télescoper une tradition plus rationaliste de mise à distance des émotions.

Qu’est-ce qui fait l’essence du lien familial ?

C’est une question philosophiquement difficile parce qu’il faudrait trouver un invariant, malgré les époques et les cultures. Or, il y a justement des milliers de façons de fabriquer du lien familial dans l’espace et le temps. J’en vois deux. Le premier est anthropologique : une famille, ce sont des règles d’alliance, de parenté, de filiation et de transmission, même si elles évoluent. Et c’est aussi toujours la responsabilité d’accueillir, de prendre soin et d’élever des êtres vulnérables et dépendants que sont les enfants, mais aussi les personnes âgées. Biologique ou non, simple ou recomposée, homosexuelle ou hétérosexuelle, la famille est un réseau de liens et d’obligations, un lieu de transmission, une machine à produire de l’appartenance.

Des liens qui impliquent des obligations. La famille est-elle toujours un lieu de sacrifices ?

Le couple et la famille imposent toujours des sacrifices, une négociation des libertés et des désirs. Mais faire famille n’est jamais une pure perte. Apprendre à vivre avec quelqu’un, s’investir pour d’autres que soi, c’est partager son bonheur, c’est décupler sa vitalité aussi. Ce sont des aventures humaines inestimables. Faire famille exige une organisation de son temps, comme une vigilance pour demeurer ouvert à l’autre pourtant si proche.

Sa persistance suppose d’exiger des nôtres de respecter notre altérité et notre liberté, de nous concerter pour que notre groupe nous enrichisse et n’abîme pas nos spécificités. Les concessions sur nos désirs et nos libertés pour ceux que l’on aime doivent être négociées et assumées, sinon, le sentiment d’être floué suscite des rancœurs, voire des vengeances terribles.

Comment déceler un lien familial toxique ?

Le corps et les émotions sont des bons indicateurs lorsque notre espace psychologique et même physique est menacé ou étouffé. C’est-à-dire que dès lors qu’on ressent un malaise, un mal-être à vivre avec sa famille ou à la rencontrer, c’est qu’il y a une impossibilité d’être écouté, accepté, accueilli, voire d’être compris.

Il y a des critères qui ne trompent pas, comme une attitude liberticide et autoritariste, c’est-à-dire des proches ou des parents qui imposent des injonctions, des commandements aux dépens de nos libertés : liberté d’être, de penser, d’agir. C’est déjà un critère alarmant.

La culpabilisation, le chantage affectif est une autre forme de violence. La manipulation sacrificielle consiste à imposer à son enfant une comptabilité permanente et à lui expliquer qu’il est en dette parce qu’on lui a donné la vie. Ce sont pourtant les parents qui sont en dette envers leurs enfants. Comme le rappelle Kant : les parents, qui ont convoqué au monde un enfant, ont des responsabilités et des obligations d’ailleurs légalement attestées.

Vous écrivez que l’idée de famille avoisine les territoires de l’échec, une famille qui perdure serait-elle celle qui échoue ?

Une famille doit offrir de la liberté comme du lien. Cela suppose d’admettre que l’amour n’apparaît qu’en laissant les êtres se séparer les uns des autres. Elle ne triomphe qu’en échouant c’est-à-dire qu’en manquant l’idéal de cohésion. Le groupe qui exige de ne faire qu’un regarde tout désaccord ou dissemblance comme une insupportable trahison.

C’est une famille qui accepte des moments de désunion, d’éloignement, d’incompréhension, et d’être transformée par ces conversations critiques. Il est sain et légitime dans une famille d’osciller entre l’amour et la haine. Pas une haine pour détruire ses proches mais pour les repousser, les remettre dans une juste place, pour dire «j’existe».

L’amour que l’on porte à nos proches nous permet-il de trouver la bonne distance ?

L’amour doit, à mon sens, être conditionné au respect. Aimer, c’est accepter le temps et l’espace de l’autre en dehors du collectif. La bonne distance consiste à permettre à son enfant de développer ses centres d’intérêt propres, même contre ceux de son groupe, lui permettre de développer aussi des liens exogames, en dehors de la famille.

Il s’agit aussi d’accepter que chacun puisse faire l’archéologie des legs invisibles, inconscients, et mettre au jour les loyautés invisibles qui parfois sont intéressantes et belles, mais qui parfois nous enferment et nous culpabilisent.

Nous sommes dans un moment où il y a une forte injonction à se réunir en famille. Le refuser ne serait pas si grave ?

Je comprends que cela puisse être une déception ou une frustration pour ceux qui ont envie de retrouver les leurs à ce moment de l’année. Surtout s’ils ont l’impression qu’il y a peut-être une fuite, des non-dits, des esquives. Ce qui est important, c’est de se dire pourquoi on ne va pas être ensemble. Mais il y a des familles où la discussion est impossible, le dialogue tellement peu fécond que seules les fuites et les ruptures non dites s’imposent. Expliquer les raisons de son absence, négocier une autre occasion pour se retrouver, cela ne me paraît être ni un drame ni un échec.

Comment faire évoluer la famille vers plus de respect et de liberté ?

C’est aux enfants d’insuffler un esprit critique pour réformer ce qui a été organisé et la façon dont la famille a été fondée. Ils peuvent donner du mouvement, déplacer les rôles. Il faut pour cela que les parents acceptent que les enfants aient des choses à leur enseigner. Les enfants ont davantage d’empathie, comme de besoins affectifs que les adultes, et ils peuvent les bousculer par leurs exigences relationnelles. Cela ne veut pas dire que l’enfant fait la loi. Aujourd’hui, bien des parents abandonnent leur autorité car ils ne savent pas quoi en faire.

Pourtant le commandement permet de donner des repères et de guider son enfant, quitte à se voir remis en question plus tard par lui. Dans mes classes de terminale, je vois beaucoup d’adolescents qui souffrent de ce manque d’orientation de la part de leurs parents. Les enfants comme les adolescents ont besoin de nourritures spirituelles, psychologiques et existentielles, de conversations pour parler de leur vie et du monde. L’autorité parentale est intéressante quand elle se donne pour mission d’élever comme de libérer l’enfant et non celle de le soumettre.

(1) Sociologie de la famille contemporaine, éd. Armand Colin (2008).


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