par Thibaut Sardier et Photo Clairéjo publié le 26 décembre 2023
SERIE «Ce qui nous lie et nous délie» (2/4)
L’enfer ? C’est les autres ! L’amour et la liberté en famille ? A l’heure des fêtes, des repas houleux ou bienheureux nous rappellent combien certaines attaches nous nourrissent quand d’autres nous emprisonnent. Distance à réinventer constamment avec ses proches, hospitalité avec l’étranger, partage des écrans en famille, contact avec la nature… Pour négocier cette période au mieux jusqu’au nouvel an, «Libération» explore la complexité de ces liens qui nous émancipent et nous aident à changer le monde.
Il suffit parfois de deux lettres pour changer le monde. Qu’un «f» devienne «ph». Et voici que les sacro-saints liens du sang qui font les familles traditionnelles et les patries conservatrices laissent la place à d’autres types de relations, plus ouvertes mais aussi plus solides. Tel est le pouvoir de la «philiation» (et avec elle, de la «phratrie»), néologisme forgé par la philosophe Marie José Mondzain. En s’appuyant sur le grec philia (l’amitié), le terme vient placer toute relation humaine sous le sceau de l’accueil et de l’hospitalité. «Naître biologiquement ne suffit pas. Encore faut-il être adopté», écrit l’autrice en ouverture de son essai Accueillir. Venu(e) s d’un ventre ou d’un pays, publié en novembre aux (jamais si bien nommées) éditions Les liens qui libèrent. Une façon d’insister sur le fait que la relation entre deux êtres humains doit moins à la «nature» qu’à tout ce qui se construit à force d’attention portée à l’autre, de reconnaissance des différences et d’interdépendance. Aussi le nouveau-né et le migrant se retrouvent-ils pensés ensemble dans cette expérience intellectuelle si réjouissante où l’adoption est le modèle de toute relation humaine : se relier, c’est s’adopter. De quoi ravir toutes les familles qui s’inventent hors des sentiers battus de la filiation.
Comment vous est venue l’idée de mettre sur le même plan la situation d’un migrant et celle d’un enfant ?
Il y a évidemment l’indignation devant l’accueil fait aux migrants en France. Cette situation est aggravée par la loi [immigration] qui vient d’être votée : les différentes versions du texte, y compris les moins dures, énoncent les conditions du refus de toute hospitalité. En durcissant le droit du sol, en restreignant l’accès aux soins, aux aides sociales ou à la régularisation – même lorsqu’on travaille –, c’est un climat phobique et haineux qui s’installe. On est dans la continuité de ce que le Covid avait provoqué en nous conduisant à ne plus nous toucher, à nous séparer, à nous isoler. C’est le lexique de la terreur, de la contagion virale et mortelle qui s’applique désormais à tout migrant. Il faut redonner de l’importance à l’accueil et à l’hospitalité.
Le migrant comme l’enfant sont des «nouveaux venus», et ces arrivées doivent être pensées et accueillies comme des événements ayant toutes les qualités de la surprise. Ils déroutent notre attente – quitte à nous embarrasser ou à nous déplaire – avant de construire les voies de l’adoption. Ce n’est pas parce que l’on attend un enfant que le nouveau-né échappera à tout inattendu et n’apportera rien de nouveau. Le refus de tout inattendu transforme les migrants en choses indésirables au lieu d’être les sujets d’une attente et d’une adoption. Toute rencontre met en jeu la question du désir et de la création des liens. Face à ces événements, la question devient : quelles sont les meilleures façons de vivre avec ce «nouveau venu» et de construire un lien ? Comment en saisir la richesse, les ressources, la fécondité ? L’accueil est un art car en toute arrivée, c’est l’ordre de la création qui est en jeu. C’est pour cela que l’hospitalité est l’autre nom de la culture.
On pense, en vous lisant, aux débats sur le droit du sol et le droit du sang. Avec le droit du sang, la nation est presque pensée comme une famille traditionnelle, à laquelle l’étranger ne peut appartenir.
A l’extrême droite, le rejet de l’étranger est toujours posé en termes familialistes. Dans les années 80, Jean-Marie Le Pen en avait fait des plaisanteries désagréables, déclarant par exemple : «J’aime mieux mes filles que mes nièces, mes nièces que mes cousines», etc. C’était une façon tout à fait haineuse et phobique de définir ses affinités par les lois de la proximité généalogique. A l’époque, on restait dans l’ordre de la rhétorique mais le principe a fait son chemin. Désormais, avec la montée d’un nationalisme identitaire qui rejette radicalement l’étranger, on est dans une institutionnalisation qui donne sa forme au réel.
Qu’est-ce qui définit la «philiation» dont vous parlez, et quel est son lien avec la filiation telle que nous l’entendons habituellement ?
La philiation est un néologisme qui désigne le lien qui se construit, affectivement, politiquement et poétiquement, entre des sujets qui modèlent les chemins de leur proximité dans le respect des écarts. Ce mot s’appuie sur le grec philia, qui a toujours été traduit par «amitié», pour parler de la construction du désir – pas nécessairement érotique – qui anime la relation entre deux personnes ou plus. Il s’agit de se concentrer sur ce qui fonde nos liens, en matière de reconnaissance et d’amitié. Aujourd’hui, il semble que la haine trouve sa place dans la communauté politique et que l’amour reste un signifiant de l’intime et de l’identitaire. Je préfèrerais écrire «phraternité» plutôt que «fraternité» pour être fidèle aux liens de la «phratrie» plutôt qu’aux fidélités familiales.
Avez-vous voulu faire un jeu de mots ?
Non. J’ai au contraire voulu articuler les deux termes. Je ne récuse nullement la filiation, mais avec la philiation, elle devient un cas particulier au sein d’une constellation innombrable et pluriculturelle des liens qu’on peut avoir avec tout autre. Cette distinction permet de souligner que la filiation biologique ne suffit pas à assurer l’adoption réciproque entre deux personnes. Une preuve en est que la personne qui est affiliée biologiquement à sa famille peut être rejetée lorsqu’elle ne s’inscrit pas dans la continuité attendue par ses parents. Beaucoup d’enfants nés naturellement n’ont pas été adoptés par leur propre famille. La crise de l’adolescence est une façon pour le jeune adulte de questionner les parents sur la discontinuité du lien et la nécessité de le construire : si je ne suis plus à l’image de vos désirs, si je vous surprends, si je vous déroute, m’aimerez-vous encore ? Cela met en jeu la capacité des parents à adopter celui qu’ils avaient cru mettre au monde comme leur prolongement et comme garantie d’une continuité.
S’agit-il d’un nouveau mot pour de nouvelles familles ?
La notion de famille a évidemment beaucoup changé. Homoparentalité, transparentalité, coparentalité ou encore adoption et familles recomposées ont créé des situations où la filiation biologique est totalement modifiée. L’accueil de celui qui arrive peut se poser d’emblée en termes d’adoption. Cela rend radicalement sensible la qualité d’étranger de tout sujet mis au monde. Quelle que soit la façon d’arriver pour l’enfant ou pour le migrant, ceux qui accueillent sont mis en demeure de se déplacer à leur tour, de s’adapter, d’être adoptés à leur tour. Il n’y a pas que celui arrive, venant d’ailleurs, venant d’un utérus familier ou lointain, qui s’est mis en mouvement : celle ou celui qui accueille doit se mettre en marche vers la relation à construire.
Parfois, philiation et filiation sont en compétition, comme lorsque des enfants adoptés se mettent en quête de leurs origines.
Vouloir donner à la philiation les mêmes attributs et les mêmes critères que la filiation est une erreur. On ne peut créer un lien calqué sur le modèle d’une continuité biologique. Dans la philiation, il va falloir trouver les mots, les gestes et les signes qui produiront l’architecture de cette situation spécifique, de cette création pleine de mobilité et de plasticité. Cela implique par exemple de respecter chez l’enfant le désir de savoir ou de ne pas savoir d’où il vient, de retrouver ou non ses géniteurs. Il faut que les choses puissent se dire et opérer au cas par cas dans la circulation des mots et des signes qui donnent forme et légitimité au désir de savoir. Cette écoute se construit dans la durée et doit être ininterrompue. Elle ne peut être que subjective, individuelle, circonstancielle. Accepter les demandes et les refus.
Vous expliquez que la philiation doit être égalitaire. Comment est-ce possible, sachant que celui qui accueille un migrant est dans une situation de supériorité ? De même, un enfant est fragile et a besoin de protection.
Si on la limite à la puissance, à la richesse ou à la sécurité, l’inégalité est une évidence dont nous faisons l’expérience chaque jour. L’égalité, c’est reconnaître que celui qui demande l’abri, la nourriture, l’accueil, n’arrive pas sans rien et que celui ou celle qui accueille n’est pas propriétaire de ressources matérielles et symboliques qui manquent totalement au nouvel arrivant. Le nouveau venu est riche de quelque chose qu’il me faut apprendre à recevoir, à accepter et reconnaître. Dans un rapport de philiation, les deux parties sont créditrices et débitrices. Dans les gestes de l’hospitalité, je m’acquitte d’une dette que je contracte envers tout autre dont l’arrivée contribue à ma construction subjective.
Pour vous, la philiation se noue à travers un contrat. N’est-ce pas une façon trop «administrative» d’envisager une relation ?
Le contrat est important, à la fois parce qu’il engage les deux parties et les responsabilise, mais surtout parce qu’il donne à l’hospitalité sa temporalité. C’est un engagement mutuel dans la durée. C’est important, car certaines adoptions ne tiennent pas toujours dans le temps, ne parviennent pas à construire un régime de permanence et de stabilité.
Parmi de nombreux exemples littéraires, vous vous arrêtez sur le sacrifice d’Abraham, sommé par Dieu de tuer son fils Isaac. Quels enseignements tirez-vous de ce mythe ?
Cette scène porte chez les grecs orthodoxes le nom de «philoxénie», «l’amour de l’étranger». Le récit est directement lié à la question de l’engendrement et de la filiation. Tous deux très vieux, Abraham et Sarah accueillent généreusement trois étrangers à leur table qui, pleins de gratitude pour l’accueil qui leur est fait, se révèlent comme trois messagers miraculeux. Ils annoncent aux deux vieillards qu’ils vont avoir un enfant. Ces étrangers qu’ils n’attendaient pas leur apportent quelque chose qu’ils attendaient encore moins : Isaac naît. Et ce fils unique, voilà que l’Eternel qui l’a accordé exige de le reprendre. Abraham, qui a accepté le miracle, accepte aussi la violence de cet ordre. Mais le sacrifice n’a pas lieu, puisque le bras d’Abraham est retenu par un ange. Cet épisode est très important car il refonde la filiation biologique pour instituer la légitimité de la descendance d’Abraham sur la base du contrat philial. La légitimité de ce lien paternel passe par la transcendance. C’est ce que Pierre Legendre l’appelait la «Référence», par opposition à ce qu’il appelait la paternité «bouchère» ! J’y vois le scénario mythique qui indique la place qu’il faut instituer et construire pour celui qui arrive. Il ne doit pas ses droits au sang, au ventre ou au sperme. Son entrée dans la vie, oui ; mais sa place dans la communauté des vivants, non.
Pour vous, ces gestes hospitaliers ont une force révolutionnaire. Suffiront-ils à changer le monde ?
J’aimerais le soutenir et plaider sans fin pour que les gestes de l’accueil soient pratiqués comme un art, c’est-à-dire qu’ils inventent et construisent les lieux qui abritent, dressent les tables qui nourrissent, préparent les chambres de l’intimité et du sommeil. Je pense que seuls ces gestes – en se multipliant et en répandant des énergies de déstabilisation et de résistance au chaos qui s’impose sous le masque de l’ordre et de la sécurité – pourront innerver nos capacités de lutte contre les forces haineuses de l’ordre dominant. Si nous n’accueillons plus, nous reconduisons sans fin les conditions qui nous sont imposées, celles de notre impuissance et de notre propre désubjectivation. Nous devons déployer et multiplier toutes les formes et les forces de la ruse, de la clandestinité, des résistances locales. Il faut que chacun de nous, là où il est, accueille, envers et contre tout, tout nouveau venu, qu’il vienne d’un ventre ou d’un pays. Les ZAD sont un modèle général qui concerne toutes celles et tous ceux qui sont exclus et dont la vie est mise en danger. Avec les migrants, Cédric Herrou en a donné un remarquable exemple dans la vallée de la Roya. Il est évident que cela implique de prendre des risques. Mais si on veut changer le monde, impossible de faire autrement.
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