Par Camille Stromboni Publié le 28 décembre 2023
Un mois après l’attentat perpétré près de la tour Eiffel, alors que le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a déploré un « ratage psychiatrique » à l’égard de son auteur, les spécialistes tiennent à rappeler que le nombre d’hospitalisations sous contrainte ne cesse d’augmenter.
Gérald Darmanin avait pointé un « ratage psychiatrique ». Près d’un mois après l’attentat commis à Paris par Armand Rajabpour-Miyandoab le 2 décembre, qui a fait un mort et deux blessés aux abords de la tour Eiffel, l’émotion est retombée, et la polémique s’est éloignée. Mais, chez les psychiatres, l’attaque directe du ministre de l’intérieur concernant le suivi psychiatrique du jeune homme radicalisé n’a pas été oubliée. En filigrane, c’est la question de la contrainte et de l’« enfermement des fous » qui a été, une fois encore, lâchée dans le débat public par le ministre de l’intérieur. Et il n’est pas le premier, rappelle-t-on chez les médecins.
La plupart des faits divers impliquant des personnes suivies psychiatriquement sont abondamment commentés. Le quintuple homicide de Meaux (Seine-et-Marne), commis le 25 décembre par un homme de 33 ans qui avait déjà été hospitalisé, n’a pas fait exception, le maire de la ville, Jean-François Copé (Les Républicains, LR), dénonçant l’insuffisante « coopération entre les services de médecine, les services sociaux et judiciaires » et un « tabou autour des questions psychiatriques ».
Face à cette mise en cause politique, les psychiatres avancent un même constat, à contre-courant du discours ambiant : on n’a jamais autant hospitalisé sous contrainte, c’est-à-dire décidé de soins sans consentement pour des malades souffrant de pathologies psychiatriques.
A d’autres époques, on parlait d’internements, de placements d’office, volontaires, ou encore d’hospitalisations d’office ou sous contrainte. Depuis deux lois (en 2011 et 2013) qui ont fixé le régime toujours en vigueur, ces soins donnés sans le consentement du patient, une exception en médecine, peuvent intervenir à la demande du préfet en cas de trouble à l’ordre public, à la demande d’un tiers, ou encore en cas de « péril imminent », quand il est impossible de trouver un proche. Dans chaque cas, un certain nombre de certificats de psychiatre doivent attester d’un état mental justifiant l’impossibilité de donner un consentement et la nécessité du soin.
Ces deux lois permettent également aux professionnels d’effectuer ces soins sans consentement en ambulatoire, et non plus uniquement en hospitalisation, dans le cadre de « programmes de soins ».
« Hausse sensible » en France
Selon les derniers chiffres officiels, la tendance ne fait aucun doute. « Une hausse sensible du recours à ces soins est constatée entre 2012 et 2021 », peut-on lire dans une note de l’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (Irdes) datant de juin 2022, qui relève un « infléchissement » depuis 2015.
En 2021, plus de 5 % des personnes suivies en psychiatrie en établissement de santé – et 26 % de celles hospitalisées à temps plein – ont été prises en charge en soins sans consentement au moins une fois dans l’année. Soit 95 500 personnes, toutes prises en charge confondues (à l’hôpital ou en ambulatoire), dont 78 400 en hospitalisation à temps plein. Elles étaient 92 000 en 2015 ; 80 000 en 2012.
« Des recherches internationales montrent qu’en France ce recours est l’un des plus élevés d’Europe, et que son taux d’augmentation depuis dix ans figure parmi les plus marqués », précisent les autrices de la note, les chercheuses de l’Irdes Magali Coldefy et Coralie Gandré. La réduction des pratiques de soins sans consentement, d’isolement et de contention reste pourtant un objectif de la feuille de route de la santé mentale et psychiatrie, rappelle la note de l’Irdes.
« En France, nous sommes critiqués parce qu’on hospitalise beaucoup trop ! », pointe Jean-Louis Senon, professeur de psychiatrie et de criminologie à l’université de Poitiers, rappelant que les dernières lois ont pourtant « encadré la pratique de façon stricte », en introduisant le contrôle du juge des libertés et de la détention. D’autres pays, eux, réussissent à n’y avoir que très peu recours, souligne-t-on chez les spécialistes, citant par exemple la Finlande.
Une « solution parfois de facilité »
Comment l’expliquer ? A cette question, les professionnels ne répondent pas en mettant en avant les patients ou leurs pathologies. C’est l’état du système de soins qui est en cause. La faiblesse des moyens, les fermetures de lits, le manque de psychiatres sont pointés de toutes parts pour expliquer cette tendance à la hausse persistante. « Dans une psychiatrie en crise et en sous-effectif, la continuité de la prise en charge est difficile, et, quand il y a discontinuité, il peut y avoir rechute, crise, et donc nécessité d’avoir recours aux soins sans consentement », reprend le professeur Senon. Lui, comme d’autres, le reconnaît : face au manque de lits, le choix de la contrainte intervient aussi parfois pour assurer une place au patient.
Aux urgences, quand le temps presse, le psychiatre Bernard Granger le décrit simplement : « Faute de temps pour bien évaluer les choses et par précaution, on peut préférer la contrainte parce que c’est la protection maximale, quitte à ce qu’elle soit levée très vite ensuite. » Une « solution parfois de facilité », reconnaît le responsable de l’unité de psychiatrie à l’hôpital Cochin (Paris), rappelant que la « hantise » du professionnel, c’est d’abord le suicide, s’en prendre à soi-même ou aux autres, en particulier dans des phases délirantes ou d’excitation.
« Hormis les cas les plus graves, si on avait plus de temps pour nouer une relation avec le patient, pour le revoir dès le lendemain, on pourrait prendre le risque d’éviter la contrainte, ce qu’on doit faire à chaque fois qu’on le peut, car c’est toujours quelque chose de traumatisant », explique-t-il.
Médecins « de plus en plus flippés »
Chez les patients, le constat est proche. « Il n’y a pas de médecin qui enferme à tour de bras par idéologie, mais par manque de moyens, estime Claude Finkelstein, de la Fédération nationale des associations d’usagers en psychiatrie (Fnapsy). Quelle que soit la pathologie, quand vous prenez le temps d’écouter, même quelqu’un de délirant, cela apaise, et vous pouvez créer un lien. » La représentante, à la tête de l’association depuis plus de vingt ans, s’insurge contre la déshérence du système de santé, en particulier pour ce qui est de la « prévention » : « C’est là qu’il faut agir, en amont des crises ! »
Le psychiatre Mathieu Bellahsen, auteur du livre Abolir la contention (Libertalia, 210 pages, 10 euros) et qui a travaillé quinze ans dans des secteurs de psychiatrie adulte, n’hésite pas à parler de « penchant sécuritaire » depuis plusieurs années déjà. « Les médecins sont de plus en plus flippés de laisser sortir un patient, ils ont parfois tendance à dégainer le principe de précaution plutôt que de prendre un risque, qui est pourtant inhérent à la profession », juge-t-il. La multiplication des programmes de soins imposés aux patients « répond à la pénurie de lits mais aussi à la volonté de maintenir la contrainte, en dehors de l’hôpital », observe-t-il.
« De ma carrière, on ne m’a jamais contesté un certificat pour mettre quelqu’un sous contrainte, en revanche, le préfet conteste régulièrement les certificats pour lever la contrainte, et demande presque systématiquement un deuxième avis », confirme le psychiatre Jean-Pierre Salvarelli, vice-président du Syndicat des psychiatres des hôpitaux.
Face au ton accusateur du ministre de l’intérieur envers la psychiatrie, les médecins sont unanimes : « L’arsenal existe, et depuis longtemps, il n’y a pas du tout de laxisme », résume Claire Gekiere, psychiatre et membre de l’Union syndicale de la psychiatrie. Et de rappeler, en guise de conclusion, que les individus souffrant de troubles mentaux, sur lesquels « on jette facilement l’opprobre », sont, dans bien des cas, « plus victimes qu’auteurs d’agressions ».
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