par Ève Beauvallet publié le 19 décembre 2023
Il faut protéger l’ennui et la divagation comme des citadelles assaillies. Hier, le défenseur du temps vide le plus populaire était sûrement Gaston Lagaffe, qui dépensait une énergie inouïe à inventer les conditions de sa propre oisiveté. Nicolas Heredia, lui, ne peut jouir du même niveau de notoriété, mais s’y emploie avec fermeté en proposant avec sa Fondation du rien de pouvoir s’inscrire à un riche programme d’activités avec la certitude qu’elles seront annulées. Réservez donc en ligne votre créneau pour l’atelier «cuisine vietnamienne», «danse brésilienne» ou «running & philosophie», ayez en retour l’assurance de ne strictement rien foutre. Et les membres de cette curieuse société «désormais déployée à l’internationale» s’emploieront à ce que vous ne foutiez rien dans l’allégresse, à l’occasion du petit spectacle-conférence qui accompagne de temps à autre ce dispositif de marketing expérientiel über-disruptif dans la start-up nation.
Artiste obsédé par le rapport au temps contemporain, Nicolas Heredia ne porte pas de pull col roulé vert comme l’anti-héros de Franquin mais plutôt un accoutrement de commercial sorti d’HEC, héros moderne à qui il vole ses catégories de pensée et sa novlangue pour tenter de booster les ventes d’un truc qui n’a rien à vendre. De quoi créer un contraste clownesque dans les allées des centres commerciaux où ce faux publicitaire opère ou les salles de spectacle où il explique d’où cette «idée de génie» est partie. De l’expérience du confinement et la joie du temps dilaté d’abord. Mais aussi d’une fascination pour les artistes du vide comme le Bartleby d’Hermann Melville, les Marcel Duchamp, John Cage et surtout Georges Perec qui inventait, dans La Vie mode d’emploi, le personnage de Bartlebooth. Un homme qui consacrait une vie entière à peindre des aquarelles, en faire des puzzles et les dissoudre pour les rendre au néant.
Une conférence sur «le vide»
Comme source d’inspiration, comptons aussi et surtout ce nouveau marché, exponentiel et incongru, constitué d’hyperactifs surmenés en plein pétage de plombs. Certains d’entre eux vivent en Corée en Sud et peuvent s’inscrire à «Prison Inside Me», fausse prison permettant, pour 400 euros la semaine, de librement méditer sans horloges ou smartphones. D’autres posent des «RTT fantômes», assure Nicolas Heredia, dont une amie n’a, paraît-il, pas trouvé d’autres solutions pour travailler en toute tranquillité, sans réunion, sans sollicitations.
En format spectacle (qui a été présenté du 14 au 16 décembre au Maif Social Club, à Paris, mais cette performance collective prend aussi la forme d’un site Internet et de démarchages sauvages dans l’espace public), lors des séances payantes, la Fondation du rien propose aux spectateurs qui le souhaitent d’être remboursés. Et surtout de livrer après coup leur «expérience consommateur», base de témoignages précieuse pour le sociologue mais aussi pour l’artiste qu’il est, tentant de classer, rubriquer, et inventorier des ersatz de rien qui ne s’inventorient pas. Evidemment ce «rien» n’en est jamais tout à fait. Et c’est bien là l’incroyable défi, qui a pour l’heure piqué la curiosité de 801 personnes, inscrites à 54 activités différentes. Au premier rang du top des activités annulées préférées, la conférence sur «le vide et ce qui reste quand on a tout enlevé sauf le vide».
La personne qui s’est le plus inscrite s’appelle Laurent T. et réside à Montpellier. «Quasi tous les samedis, il s’inscrit», assure l’artiste qui, «presque inquiet» pour Laurent, semble avoir pour sa part trouvé de quoi conjurer ici son angoisse vertigineuse du libre choix. Le travail de toute une carrière a priori : le précédent spectacle de Nicolas Heredia intitulé A ne pas rater, prenait la mesure de tout ce que les spectateurs rataient pendant le spectacle.
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