par Claire Moulène publié le 28 décembre 2023
Politiser l’enfance ? A califourchon sur l’un des tabourets à roulettes disposés dans l’exposition bruxelloise de Francis Alÿs en lieu et place des traditionnels et statiques bancs de musée – transformant de facto la visite en joyeux foutoir –, c’est d’abord l’envie d’en découdre avec cette injonction permanente, qui voudrait que tout soit politique, qui l’emporte. Et l’on s’accroche à cette idée que, précisément, les jeux d’enfants sont régis par des lois qui leur sont propres : la joie, l’inventivité, la fraternité. Mais très vite, c’est Alÿs au pays des merveilles qu’il faut entendre : «Les enfants jouent pour assimiler les réalités qu’ils rencontrent», rappelle cet observateur hors pair. Et les jeux, des plus simples aux plus sophistiqués enregistrés à travers la planète, au Congo ou en Irak, à Hongkong ou au Danemark, sont en réalité des trompe-l’œil : «Leurs jeux imitent, se moquent ou défient les règles de la société adulte. L’acte de jouer peut également les aider à faire face à des expériences traumatisantes telles que celles de la guerre en créant un simulacre du réel et en transformant les circonstances dramatiques qui les entourent en un monde plus fictif et ludique.»
Jeux de jambes ou de rôles
Au Wiels, qui propose pour quelques jours encore une version augmentée de la proposition que Francis Alÿs fit pour le pavillon belge lors de la dernière Biennale d’art de Venise, cette réjouissante collecte donne le tournis. Présentés tous ensemble, bouquet sonore et grouillant comme une cour d’école, ces jeux d’enfants exigent que l’on prenne du temps avec chacun d’entre eux et qu’en quasi-ethnographe, on se donne la peine de décortiquer les règles qui les régissent. Jeux de jambes de fillettes maigrelettes d’Oaxaca, au Mexique, qui franchissent des lignes imaginaires, invisibles à nos yeux d’adultes ; défi avec les moyens du bord pour un garçonnet qui risque sa vie en dévalant la pente d’un immense terril de Lubumbashi, en république démocratique du Congo (RDC), logé dans une roue de camion ; jeux de rôles exutoires pour les enfants d’Ukraine et confiance mutuelle pour deux bambins plus immunisés, à Copenhague, qui doivent rester solidaires pour maintenir en équilibre une orange coincée entre leurs deux fronts. Ici aussi, à rebours de la frénésie consumériste, les jeux sont nus. Ils sont également en accès libre, pour ceux qui n’auraient pas la chance d’en faire une expérience groupée au Wiels de Bruxelles. Car depuis qu’il a commencé cet inventaire intitulé «Children’s Games», Francis Alÿs les met en ligne sur son site Internet.
«Un besoin d’émancipation»
Politiser l’enfance, l’anthologie de textes publiés par Burn Août, une petite maison d’édition militante qui défend les «pratiques de dissémination» chez qui on avait déjà remarqué le livre générationnel Thune amertume fortune d’Eugénie Zély, existe elle aussi en deux versions : livre imprimé ou version numérique, disponible gratuitement. Orchestrée par le commissaire d’exposition et chercheur Vincent Romagny qui s’est, par le passé, intéressé aux aires de jeux, cette somme de près de 400 pages compile des textes tous azimuts sur le complexe sujet de l’enfance. Le parti pris du livre est clair : l’enfance, placée sous le régime de la minorité juridique, partagerait «avec d’autres minorités sociales un même besoin d’émancipation». Dans cette mine, on piochera au hasard et dans des registres très divers le savoureux retour d’enquête de la sociologue Julie Pagis, épaulée par la dessinatrice Lisa Mandel, qui en pleine campagne électorale pour la présidentielle de 2017 s’est penchée, au sein d’une école primaire de Seine-Saint-Denis, sur «les rapports enfantins à la politique». Ou dans un genre autrement plus sensible, le solide essai que Vincent Romagny consacre à l’affaire Claude Lévêque, plasticien accusé de pédocriminalité et dont l’œuvre tout entière, retirée massivement des cimaises, s’appuie sur «deux mythes de l’enfance» : l’innocence d’une part, la force de destruction de l’autre. Plus généralement, Romagny renvoie dos à dos «le monde de l’art qui s’est longtemps considéré en extraterritorialité morale» et le danger de qualifier une œuvre de pédopornographique, comme ce fut le cas l’an passé lorsque l’extrême droite dénonça puis vandalisa un tableau de Miriam Cahn au Palais de Tokyo.
Il faut lire, enfin, le poème en prose de l’artiste plasticienne Mégane Brauer, Cry Me a River, réminiscence voilée mais bien vivante d’un souvenir percuté par des réalités que l’on voudrait ne pas conjuguer avec le monde de l’enfance : des huissiers et MTV en fond sonore, pour ne pas entendre les cris et les sanglots.
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