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vendredi 3 novembre 2023

Humanité «Tous les soirs, on les laisse dehors» : à Paris, une «sage-femme volante» au secours des femmes enceintes sans abri


 


par Marie Piquemal   publié le 3 novembre 2023

De plus en plus de mères ou futures mères dorment dehors, parfois avec des nouveaux-nés. Véronique Boulinguez sillonne sans relâche la capitale pour les aider.
publié aujourd'hui à 6h28

«Sage-femme volante» : la fiche de poste intrigue. Elle n’a pas de cape pour s’envoler, mais une valise à roulettes (avec utérus tricoté, tests de grossesse et appareil à tension). Depuis sept ans, elle arpente les talus des bords du périphérique, les parcs, les recoins des parkings, les caves à la recherche de familles sans abri et de ventres qui s’arrondissent. Véronique Boulinguez, 63 ans, a l’œil et une humanité rare.

Son poste a été inventé sur-mesure en 2016 par la mairie de Paris, dans le cadre d’un plan de lutte contre la précarité. «Quand j’ai commencé, les rares fois où je croisais une femme enceinte qui dormait dans la rue, j’alertais ma direction. Nous étions tous affolés et on lui trouvait une place tout de suite. Maintenant, c’est tous les soirs. On les laisse dehors. C’est presque devenu une routine.» L’agence régionale de santé d’Ile-de-France vient de dupliquer son poste tant le nombre de femmes à la rue explose.

Véronique Boulinguez est confrontée à une réalité que la plupart d’entre nous ignorent. Ou préfèrent ne pas voir. Le déni sociétal est coriace : comment imaginer qu’en France, une femme enceinte ou des nourrissons puissent survivre dans la rue faute de solution ? Chaque nuit, à Paris et ses alentours, elles sont pourtant des dizaines à dormir dehors, parfois avec des bébés sortant de la maternité. Véronique Boulinguez a repéré 300 femmes enceintes l’année dernière dans la capitale. «Souvent, le Samu social leur propose une nuit ou deux dans un hôtel à l’autre bout de l’Ile-de-France, puis elles retournent à la rue plusieurs jours. Et ça recommence.»

Personne n’a de chiffre précis. Seul baromètre : les données du 115, le numéro d’hébergement d’urgence du Samu social. En ce moment à Paris, 1 500 demandes quotidiennes ne sont pas pourvues faute de place dont 1 100 personnes en famille. En Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre de France, c’est chaque jour entre 30 et 40femmes enceintes que le 115 «enregistre» mais laisse sans solution faute de place. «Ce n’est là qu’un aperçu des situations vu qu’on ne parvient à répondre qu’à 20 à 25 % des appels. A force, certains n’essaient même plus de nous joindre», déplore Pauline Geindreau, directrice du pôle santé au Samu social de Seine-Saint-Denis. La majorité des cas restent donc sous les radars. Philippe Avez, son directeur, dit n’avoir «jamais rencontré une situation aussi inquiétante et inextricable». Les conséquences, affirme-t-il, de décisions budgétaires.

«A force de trier, on ne met plus personne à l’abri»

Les consignes données au début de l’été par les services de l’Etat, dans le cadre des baisses de budget, n’ont en effet rien arrangé. Fin juin, les associations gestionnaires du 115 de six des huit départements d’Ile-de-France ont reçu un courrier de leur préfet, dans des termes quasi-identiques. Libération a pu les consulter. «Je souhaite que le recours à l’hôtel pour les familles se fasse dans le strict respect du plafond et des critères de priorisation.» Et de lister dans l’ordre : «les femmes victimes de violences», «les femmes enceintes de plus de sept mois», et «les femmes sortant de la maternité ou avec un enfant de moins de 3 mois».

Autrement dit : les mères avec un bébé de plus de 3 mois ne sont plus considérées comme des publics prioritaires de niveau 1 et donc n’ont aucune chance, dans le contexte actuel, d’avoir une place au chaud. Philippe Avez cherche ses mots pour qualifier ce tri devenu «impossible». «On triait déjà. Mais là, à force de trier et encore trier, on ne met plus personne à l’abri.» Le 5 septembre, en Seine-Saint-Denis, le 115 n’avait aucune place d’urgence. Il répète, abasourdi : «Zéro mise à l’abri possible.»

«Il ne s’agit pas de consignes nationales, insiste l’entourage du ministre du Logement, Patrice Vergriete, auprès de Libération. La priorisation dans l’hébergement est réalisée en fonction d’une évaluation de la situation par un écoutant 115. Outre sa situation de sans-abrisme, il évalue si la personne est en situation de détresse médicale, psychique ou sociale.»

Bruno Morel, de la Fédération des acteurs de la solidarité d’Ile-de-France, est atterré : «Jamais un gouvernement n’était allé jusque-là. L’Etat s’assoit sur une valeur primordiale : l’inconditionnalité de l’accueil. Toute personne à la rue a droit à une mise à l’abri. Cette concurrence entre les publics est insupportable.» Tout comme ce jeu de ping-pong entre les autorités : le ministère du Logement rappelle que si l’hébergement d’urgence est de son ressort, le cas précis des mères avec enfants de moins de 3 ans est une «compétence partagée» avec le département. Dans sa «politique volontariste», indique l’entourage du ministre, «1 500 places d’hébergement d’urgence sont proposées aux femmes enceintes ou venant d’accoucher». La ville de Paris ( à la fois mairie et département) estime, elle, faire son possible mais ne pas pouvoir pallier les déficiences de l’Etat.

«Mission humanitaire»

A chaque rencontre dans la rue, le même compte à rebours : trouver au plus vite une maternité qui accepte de les inscrire – il faut en principe une adresse. «Le nombre de refus et de raisons invoquées…» : Véronique Boulinguez aurait matière à en faire un livre. Pour gagner du temps, la municipalité a monté depuis quatre ans une équipe dédiée : le Centre de protection maternelle (CPM-Cité). Des secrétaires, sages-femmes, psychologues, assistantes sociales assurent le suivi de grossesse de ces femmes jusqu’à sept mois, le temps de trouver une maternité. «Un précieux soutien, résume la sage-femme. Je suis un maillon de cette chaîne très organisée et dont personne n’imagine le travail vital.» La première fois que nous l’avions rencontrée, il y a cinq ans au détour d’un reportage sur un talus de périph, elle avait dit ces mots marquants : «On a l’un des systèmes de santé les plus performants du monde, on fait des prouesses pour sauver des bébés à la naissance. Et à côté de cela, certaines grossesses se déroulent dans une telle précarité que j’ai l’impression d’être parfois en mission humanitaire loin de la France.»

A l’époque, la grande majorité des femmes qu’elle rencontrait étaient sous l’emprise de drogues dures ou issues de la communauté rom. Certaines venaient d’Erythrée ou d’Afghanistan. Elles vivaient cachées, déboulant aux urgences pour accoucher. Le profil n’est plus le même : les situations sont diverses, des femmes fuyant un conjoint violent, ou un accident de vie qui fait vite dégringoler. Une partie d’entre elles – peut-être les plus visibles – sont en France depuis peu, venant souvent de Côte-d’Ivoire. Aussi du Mali, de Guinée et d’Algérie. Elles arrivent enceintes, avec des nouveau-nés ou des tout petits bébés.

La ville de Paris a commandé une étude, en interne, pour essayer de comprendre leur parcours. «Sur les opérations de mises à l’abri réalisées entre juin et octobre 2022, 64 % étaient ivoiriennes.» 72 % d’entre elles arrivent avec un enfant de moins de 3 ans ou sont enceintes, précise l’étude.

La majorité demande l’asile, déclarant avoir fui les «mariages forcés, les violences physiques et sexuelles ainsi que les mutilations sexuelles féminines.» La pratique de l’excision a beau être proscrite depuis 1998 en Côte-d’Ivoire, le taux de prévalence dépasserait les 80 % dans le nord du pays.

L’étude classe ces femmes migrantes en quatre profils. Les «rejoignantes», diplômées et avec une bonne situation, mais voulant fuir les traditions. Souvent, elles ont une solution d’hébergement à leur arrivée en France, mais qui se délite au fil des mois, les conduisant à la rue. Deuxième catégorie : celles dont le voyage a été organisé par «une sauveuse» et qui « tombent » dans des réseaux d’exploitation très organisés en Tunisie et au Maroc, dont elles mettent des années à s’extirper. L’étude parle ensuite de ces femmes victimes d’exploitation en France cette fois, et hors des radars des institutions. Enfin, la catégorie dite des «isolées», souvent analphabètes. Elles ont fui le pays sans aucune préparation, leurs périples sont alors plus longs et elles se retrouvent dans une extrême précarité à leur arrivée en France. Ce sont, de fait, les plus «visibles» dans les rues de Paris, confirme la sage-femme.

«Vous mesurez le non-sens ?»

La place de l’Hôtel-de-ville, en plein cœur de Paris, devant le BHV et la rue de Rivoli, est devenue le lieu de ralliement. Au début sous l’impulsion de l’association Utopia 56, lasse de pallier les lacunes du 115 avec des hébergements citoyens, qui accroît leur visibilité pour tenter de pousser les politiques à réagir. Depuis, elles se passent le mot entre elles. Ce vendredi de début d’automne, elles sont une vingtaine, avec des enfants qui sautent sur les couvertures. Certains jouent, d’autres pleurent. Il est 17 heures, elles sont installées le long de la cantine des employés municipaux, sur des cartons. Toutes s’apprêtent à passer la nuit là. Des habits sèchent sur la rambarde descendant au parking. Nadège porte une robe d’un vert joyeux. Elle est assise, le dos droit, une couverture rouge sur les jambes. Son ventre a la taille d’un ballon de basket. Terme prévu dans quinze jours. Sa matinée avait bien commencé : le 115 a répondu. Elle a expliqué sa situation, son ventre. Mais, rien, pas de solution. La personne au bout du fil lui a intimé d’attendre une semaine avant de rappeler.

«C’est une nouvelle consigne. Toutes racontent la même chose : n’appeler qu’une fois par semaine», commente Véronique Boulinguez, accroupie en jean-baskets. Elle écoute en regardant dans les yeux. «Vous avez de quoi manger ? Pas trop de douleurs ?» De son sac, elle sort son appareil pour entendre le cœur du bébé, et son lutin d’ordonnances et fascicules. Si elle était magicienne (ou élue), elle créerait un pass métro gratuit pour les soins périnataux, «pour les rendez-vous médicaux, les mille démarches administratives et se nourrir dans les restos solidaires. Quand un médecin diagnostique un diabète gestationnel, les consignes sont strictes. Mais dans la rue, comment faire ?» Une mère s’approche dans son dos. La sage-femme lui sourit. «Je vous reconnais. Comment allez-vous ?» Elle s’effondre en larmes. Dans les bras, elle serre un nourrisson taille minus. Son bébé est prématuré, il a commencé sa vie en néonatalogie et dort dans la rue depuis. La sage-femme prend les mains de la mère dans les siennes. L’écoute un long moment sans rien promettre. A l’écart, elle dit : «Remettre ce bébé à la rue quand on sait le coût d’une journée en néonat… Vous mesurez le non-sens ?»

Véronique Boulinguez donne l’impression de choisir chacun de ses mots avec soin. Pas du genre à en rajouter. Même quand elle textote un vendredi soir un peu tard la mairie de Paris, pour citer des cas «vraiment très inquiétants», un responsable rapplique, le visage blême. Il paraît dépassé.

«Tout n’est pas triste tout le temps»

A l’association Solipam, un réseau d’aide aux femmes enceintes en grande précarité, la directrice Clélia Gasquet-Blanchard raconte avoir retrouvé ses équipes en miettes fin août. «Comment aider quand il n’y a pas de solutions ? Comment répondre quand on sait qu’elles vont dormir dehors ?» Un travailleur social explique, sous couvert d’anonymat, limiter le travail sur terrain. «Notre présence suscite un espoir pour ces femmes. Certaines qui dorment dans des plans pourris, des caves ou autres, viennent dehors en apprenant notre présence car elles ont l’espoir qu’on leur trouve une solution. Elles s’exposent encore plus au danger. Je ne veux pas participer à cela.»

Véronique Boulinguez, elle, ne cille pas. Elle semble tenir le coup, avec ce sourire, auquel on a vite fait de s’accrocher. En apparence du moins. Jusqu’à peu, elle avançait en tandem avec une puéricultrice, le binôme marchait du tonnerre. Le poste, vacant depuis le début de l’année, n’est toujours pas remplacé. «A deux, c’est mieux pour tenir.» Elle dit s’accrocher aux moments de joie. A ces personnes qui aident dans l’ombre. Ce gardien d’école qui ouvre la grille un peu plus tôt pour qu’une maman puisse laver son petit avant la classe. Cette maîtresse qui prend à la maison une élève le temps que la maman accouche. Ces sages-femmes et secrétaires qui bousculent les cahiers de rendez-vous. «Je les appelle les magiciennes. Tout n’est pas triste, tout le temps.» Quand Sidibé, avec sa robe colorée, vient lui annoncer son premier CDD. Ou quand, après des années de galère et de rue, un père a trouvé du travail en Alsace et un toit pour ses quatre filles. Il envoie régulièrement des photos. Véronique Boulinguez s’agrippe à toutes les «bulles de vie» : les enfants qui rient, ces ateliers qu’elle adore organiser. «On invente des jeux sur l’allaitement. Pendant une heure ou deux, elles oublient la rue.»

Il n’est pas simple de gagner la confiance de ces femmes, peu livrent leur histoire. En cela, Véronique Boulinguez est aussi une passeuse. Elle est souvent la première personne à entendre ces récits de vie. Libération a assisté à quelques-unes de ses permanences dans les accueils de jour, ces lieux ouverts aux sans-abri la journée et plus propices à la parole. Woussila, 44 ans, se glisse dans son bureau, pour un retard de règles. Elle a fui l’Algérie avec ses deux garçons de 4 et 8 ans. Sa belle-famille la battait, «mon grand a tout vu, il a les souvenirs». Les larmes l’arrêtent dans son récit. En France depuis le début du printemps, elle a dormi dehors tout cet été avec ses deux enfants. Et puis l’autre jour, un homme les voyant toute la journée au parc leur a ouvert sa cave. «C’est propre. Il nous a donné une couette blanche et un coussin.» Elle dit être très prudente. «Personne ne doit savoir, le monsieur a insisté. Sinon il nous remettra dehors.» Alors chaque soir, avec ses deux garçons, elle attend 23 heures pour traverser le hall sur la pointe des pieds, en priant pour qu’aucun voisin ne les remarque. Et ils repartent à l’aube, pour attendre devant l’école.

Ces dix dernières années, une dizaine d’accueils de jour (il en existe 70 à Paris, cofinancés par la ville, l’Etat et la RATP) se sont spécialisés pour les femmes et enfants à la rue. Comme aux Amarres, quai d’Austerlitz, où l’association Aurore est aux manettes. Le lieu est très vivant, avec des photos de femmes sur les murs et de la moquette au sol. Plein à craquer. Des bébés crapahutent partout, on se croirait dans une crèche géante. Mama, une Ivoirienne au visage rond et riant, salue à grandes embrassades la sage-femme. Elles prennent des nouvelles l’une de l’autre. Mama a le dos en compote de porter son bébé, Véronique Boulinguez aimerait lui trouver une poussette.

Arrive une femme, aux pieds enflés, qui préfère que l’on taise son prénom. Elle dort depuis des mois dans un bus, avec sa petite de 8 ans. Elle est tombée enceinte après avoir «donné son corps en échange d’argent» pour nourrir sa fille. Une partie de ces femmes portent des enfants issus de viols en France ou au cours de leur périple. Une réalité, documentée en septembre par la revue scientifique The Lancet : 26% des 273 demandeuses d’asile interrogées se déclarent victimes de violences sexuelles au cours de leurs douze derniers mois sur le territoire français, et 75% avant leur entrée en France. «J’ai vécu ça.» En prononçant ces mots, le visage de Mama, si lumineux, s’éteint. Elle a fui la Côte-d’Ivoire pour sauver sa fille de l’excision. Elle raconte l’avoir arrachée des bras de sa mère et avoir «pris le désert», laissant ses deux fils aînés avec leur père. «La route, c’est compliqué. Il se passe des choses. Je suis tombée enceinte.» Elle dit que «Mme Véronique» a été d’un grand secours parce qu’elle l’a écoutée, et crue surtout. Aujourd’hui, son bébé a 18 mois, quasi autant de couettes et un peps olympique. Voilà la petite en train d’escalader la rambarde le long de la Seine. Elle s’appelle Véronique.


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