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lundi 30 octobre 2023

Interview Emeutes urbaines : «Il y a une forme d’indécence dans les discours sur les parents démissionnaires»

par Eve Szeftel   publié le 26 octobre 2023

Alors que le gouvernement a présenté ce jeudi 26 octobre sa réponse aux émeutes de l’été dernier, Amar Henni, éducateur à Grigny, raconte comment le rapport aux jeunes a évolué en quarante ans de métier et insiste sur l’importance de l’éducation plutôt que de la répression.

Educateur depuis plus de quarante ans, Amar Henni travaille à Grigny, dans l’Essonne. Chargé de mission «lutte contre la pauvreté» à la mairie communiste, il dirige aussi le centre de formation de l’Essonne (CFE) aux métiers du travail social. Docteur en anthropologie, ce fils de mineur qui a grandi près de Douai est aussi un compagnon de route de Libérationqui lui a souvent donné la parole. Alors que le gouvernement a dévoilé ce jeudi 26 octobre sa réponse aux émeutes déclenchées le 27 juin par la mort de Nahel à Nanterre, axée sur la responsabilité parentale, Amar Henni regrette le regard de plus en plus dur que la société adulte porte sur les jeunes habitants des quartiers populaires.

Vous avez vécu les émeutes de 2005. Quelle différence avec celles de 2023 ?

En 2005, les travailleurs sociaux, les adultes, notamment les mères, cherchaient un terrain d’apaisement. Or cette fois, ils se sont heurtés au «code de quartier», qui est devenu hégémonique. Aujourd’hui, au moins deux récits s’affrontent. D’un côté, les tenants du tout-sécuritaire et de la thèse xénophobe du «grand remplacement» ; de l’autre, des jeunes des quartiers et des adultes ont constitué leur propre récit. Ils ont assimilé, dans une sorte de mémoire collective, les récits des morts violentes d’adolescents, que ce soit pour des raisons d’argent, de réputation, ou pour des refus d’obtempérer aux forces de l’ordre. Exemple de cette «guerre» des récits : la cagnotte pour le policier qui a tué Nahel. On a une sorte de prime au crime d’un côté, un désir de vengeance de l’autre, qui peut aller jusqu’au meurtre. Or ces récits qui s’entrechoquent nous empêchent de faire nation : ils travaillent à une «ir-réconciliation nationale».

Qu’appelez-vous le «code du quartier» ?

C’est un ensemble de règles inspirées de logiques mafieuses auxquelles tu dois te soumettre. Au-delà, c’est une organisation sociale, un système de pensées et de valeurs. Ce sont aussi des postures, une gestuelle, des enjeux de réputation. Ce code est devenu hégémonique bien au-delà du trafic et de la délinquance. Certes, il met aussi en œuvre des formes de sociabilité mais la violence, la banalisation de la mort et les rixes y ont pris une grande place, y compris dans l’imaginaire de jeunes qui se tiennent à distance de la délinquance. Or ce code n’est pas assez interrogé par les responsables politiques comme par les professionnels. Les adultes qui s’opposent à ces gamins, ce sont en majorité des policiers. Mais ce n’est pas leur rôle ! Pour autant, ce n’est pas l’enfant qui a changé, mais le regard que l’adulte porte sur lui.

Pourquoi ?

Il y a eu des ruptures éducatives et une disqualification des métiers du social notamment depuis les lois Perben et Sarkozy. Ces trente dernières années, les gouvernements n’ont cessé de renforcer les moyens policiers plutôt qu’éducatifs. Si le tout-sécuritaire marchait, ça se saurait.

Parlez-nous de votre métier, éducateur. Il semble en voie de disparition.

Il y a une crise des vocations. En quarante ans, dans le cadre de mes fonctions, j’ai connu 43 gamins qui sont morts de façon violente. Penser que le soir un éducateur rentre chez lui, prend une douche et passe à autre chose, c’est se mettre le doigt dans l’œil. C’est un métier difficile, mal payé, et pour les animateurs dans les collectivités, c’est pire ! La stratégie de lutte contre la pauvreté a réactivé ce qu’on appelle l’«aller vers», c’est-à-dire le fait pour les travailleurs sociaux d’aller à la rencontre des gens en situation de non-recours ; on fait comme si c’était une évidence alors que cela nécessite des acteurs formés et capables de s’affronter aux réalités nouvelles de la pauvreté, de la misère, de la violence, sans oublier le rôle des réseaux sociaux. Malgré cela, c’est un métier passionnant, qui permet à des femmes et des hommes de reconquérir leur dignité, et on connaît plus de réussites que d’échecs, contrairement à ce que dit l’extrême droite, qui prétend que les politiques de la ville ne servent à rien.

Ce jeudi 26 octobre, le gouvernement a annoncé son intention de renforcer la responsabilité parentale en cas de délits commis par leur enfant. Qu’en pensez-vous ?

Quand un gamin voit sa mère pleurer parce que le frigo est vide, il va chercher à l’aider. Le trafic peut alors devenir une ressource, en tout cas il le pense. Et qu’importe que cela ne rapporte pas autant que ça, les gamins pleurent pour entrer dans un point de deal, pas pour aller à l’école, à la mission locale ou à Pôle Emploi !

De leur côté, des mères disent : «Nos enfants ne nous appartiennent plus, ils appartiennent au quartier». Elles témoignent de leur peur de voir leurs enfants tuer ou se faire tuer dans une rixe, au cours d’un contrôle de police, ou de se faire enrégimenter par des fanatiques religieux ou politiques. Elles interdisent les sorties dangereuses, exhortent à bien se tenir, elles punissent aussi, mais souvent elles n’ont plus aucune prise. Pour autant, elles ne démissionnent pas. Elles restent des facteurs déterminants de cohésion et de pacification.

Face à l’emprise croissante du trafic sur les quartiers et à l’impuissance de la police, faut-il légaliser le cannabis ?

Oui, la légalisation mérite a minima un débat public. Mais la question clé est celle de l’éducation, dans la famille, dans l’école mais surtout hors l’école. C’est le sens des cités éducatives, à Grigny en tout cas cela fonctionne, mais la question des décrocheurs reste entière : aller les chercher dans la rue et les mobiliser sur un parcours scolaire ou d’insertion reste compliqué et plus encore pour ceux qui ont eu un rapport avec l’écriture et la lecture difficile.

Dans le CFE, l’équipe forme plus de 300 personnes aux métiers du travail social, dont une majorité de mères, et toutes à la sortie trouvent un travail. Quand je vois la peine qu’elles se donnent pour suivre une formation qui peut durer dix-huit mois, et que j’entends ensuite les discours accusant les parents d’être démissionnaires, il y a une forme d’indécence.

Et les pères ?

C’est plus facile de s’appuyer sur les mères car dans l’esprit des gamins, elles sont sacrées, alors que les pères peuvent être pris dans des rapports de virilité avec les jeunes. Il y a un travail à faire pour les relégitimer, les aider à regagner leur autorité non pas tant au sein de la famille qu’à l’extérieur, dans la rue.


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