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dimanche 29 octobre 2023

Interview Douleurs de règles : «Toute l’histoire du Spasfon est sexiste»

par Margaux Gable   publié le 24 octobre 2023

Spécialiste en philosophie de la médecine, Juliette Ferry-Danini a enquêté sur le médicament phare, massivement prescrit aux femmes françaises depuis soixante ans malgré le manque de données scientifiques permettant de prouver son efficacité.

par Margaux Gable

publié le 24 octobre 2023 à 19h21

Comment le Spasfon est parvenu à s’imposer chez les patientes comme remède aux douleurs de règles malgré le manque d’études sur son efficacité ? Dans son livre Pilules roses, qui paraît ce mercredi aux éditions Stock, la chercheuse à l’Université de Namur et spécialiste en philosophie de la médecine Juliette Ferry-Danini tente de lever le voile sur l’un des médicaments les plus prescrits en France. Chouchou des médecins et des officines, le phloroglucinol, la molécule du Spasfon, est plus populaire que l’ibuprofène : en 2021, ce sont plus de 25 millions de boîtes de Spasfon ou de ses formes génériques qui ont été prescrites. Sans compter les plaquettes délivrées sans ordonnance, le médicament étant en vente libre.

Depuis le début de sa commercialisation en 1964 par le laboratoire Lafon (depuis racheté), le médicament présenté comme un antispasmodique s’est imposé chez les femmes, sans que cela ne s’appuie sur aucune donnée fiable. Pour Libération, Juliette Ferry-Danini revient sur l’histoire «pas du tout rose» du Spasfon, qui incarne, à ses yeux, «mieux qu’aucun autre, le sexisme dans le domaine médical».

Comment le Spasfon a-t-il réussi à s’imposer dans les foyers français ?

Depuis vingt ans, le Spasfon occupe le top 10 des médicaments les plus vendus en France. En moyenne, ce sont près de 70 000 boîtes de phloroglucinol qui sont prescrites chaque jour. Comment expliquer ce succès ? Pour rencontrer un succès marketing, il faut une histoire convaincante. Aujourd’hui, le Spasfon est largement présenté comme un antispasmodique, alors qu’aucune donnée scientifique ne le prouve. C’est vendeur : j’ai des spasmes, je dois prendre un antispasmodique. Dans les années 60 et celles qui ont suivi, la publicité pharmaceutique a eu une large place dans son succès, comme pour d’autres médicaments, que ce soit à l’aide de visiteurs médicaux ou de magazines. Dans l’exemplaire de 1966 du Vidal – le dictionnaire rouge que l’on voit chez les médecins, publié par l’Office de vulgarisation pharmaceutique, un organe privé financé par les laboratoires – le Spasfon a une double page, contrairement à d’autres qui n’ont qu’un quart. Les autorités sanitaires ont aussi été dans l’inertie : elles ont continué d’année en année à rembourser le médicament tout en soulignant le manque de données probantes.

C’est un succès français, qui ne s’est jamais exporté…

En effet. Ce qui est étonnant, parce que l’objectif d’un laboratoire est de publier des études sur son médicament pour qu’ensuite, il soit accepté sur le marché américain, anglais, allemand… pour en vendre plus et rapporter de l’argent. Ce qui a été tenté en 2008. Le laboratoire Cephalon – qui a racheté Lafon avant d’être racheté par Teva (1) – a publié un essai contrôlé sur l’indication des douleurs abdominales. Malheureusement, c’est l’un des rares essais publiés. Et ça n’a ensuite rien donné. Ce que je pense – c’est une hypothèse –, c’est qu’ils ont essayé, mais qu’ils n’ont pas pu publier ces articles parce que les résultats étaient négatifs. C’est ce qu’on appelle le biais de publication : on travaille sur un sujet mais in fine, on a des résultats négatifs, donc on ne publie pas. C’est ce qui est arrivé avec la réboxétine, un antidépresseur introduit à la fin des années 90. Les tests effectués par Pfizer étaient négatifs. Sauf que lui, il a finalement été retiré du marché.

Les Spasfon sont prescrits dans 72 % des cas à des femmes. Quelles ont été les stratégies marketing utilisées pour les convaincre ?

Dès la commercialisation, on a essayé de tourner le médicament vers des usages féminins, obstétrique et gynécologique. Mais l’indication première concernait la «crise de foie». A l’époque, on pensait que les femmes étaient biliaires, un peu caractérielles, ce qui leur provoquait des maux de tête et de ventre. Bien sûr, c’est une prétendue maladie qui n’existe plus aujourd’hui, un peu comme l’hystérie. Qui d’ailleurs était parfois traitée avec des antispasmodiques. Ensuite, un Spasfon, c’est rose. Dans les brochures de 1969, on voit que les boîtes aussi étaient roses. Dans les années 60, aux Etats-Unis, c’est le boom du rose, qui est genré féminin. Je cite plusieurs exemples dans le livre, comme la Barbie, commercialisée en France un an avant Spasfon. Le problème, c’est qu’il y a peu de travaux scientifiques sur le rose en France dans les années 60 et on suit souvent les tendances un peu après les Etats-Unis. Donc le choix de cette couleur peut aussi être un hasard. On ne saura jamais, mais ça ne me semble pas absurde de faire l’hypothèse que cela a pu être une stratégie marketing.

En quoi les études effectuées sur l’efficacité du Spasfon manquent-elles de solidité ?

Il y a eu une première étude en 1961 pour étudier son efficacité. Elle a été publiée par des médecins de l’hôpital Bichat… en collaboration avec le laboratoire Lafon. En plus d’être à la fois extrêmement faible au niveau scientifique – elle ne fait que décrire 14 cas cliniques –, elle est moralement condamnable. Ils ont pris notamment des femmes et leur ont injecté diverses substances pour déclencher des douleurs qui, selon eux, ressemblaient à la crise de foie, pour ensuite donner du Spasfon. Le pire, c’est qu’ils l’ont fait deux fois : une fois en donnant du Spasfon après la douleur et une autre en donnant d’abord le Spasfon et en déclenchant ensuite les douleurs. Même pour l’époque, la méthode est totalement délirante. Quand j’ai trouvé l’article, je suis tombée de ma chaise.

Ensuite, dans les archives administratives de l’ancienne ANSM [Agence nationale de sécurité du médicament, ndlr], on trouve mention d’essais cliniques menés en 1963. Mais ils sont tout aussi insuffisants au niveau méthodologique. On a donné le médicament à une quinzaine de personnes et on a vu si ça marchait. Le pire, c’est qu’à l’origine, on le testait pour des douleurs urinaires. En passant, on l’a finalement donné à neuf femmes qui avaient leurs règles. Il n’y a pas eu de travaux supplémentaires pour cette indication. Et malgré ça, les autorités sanitaires ont approuvé le médicament pour les règles douloureuses, les indications urinaires et biliaires. En 1974, ils ont ajouté l’indication obstétrique mais sans nouvelles données cliniques pertinentes. Depuis, rien ou presque rien n’a été produit. En 2018 et 2020, deux revues systématiques ont montré que pour les douleurs gynécologiques et abdominales, les données scientifiques n’étaient pas suffisantes pour recommander du phloroglucinol comme traitement. Mais elles n’ont pas été écoutées.

Pourquoi l’histoire du Spasfon est, selon vous, sexiste ?

Je ne pourrai pas trouver mieux que le Spasfon pour illustrer le sexisme dans la médecine. Toute son histoire est sexiste. Déjà, on est partis de l’idée que les femmes étaient biliaires, reprenant la logique de l’hystérie du siècle passé. Ensuite, malgré les mauvaises données scientifiques, on l’a quand même prescrit massivement aux femmes. Il y a eu une apathie massive des autorités sanitaires et des médecins. Le sexisme a été un moteur indéniable de ce succès qui ne devait pas l’être. Le pire, c’est qu’on n’a jamais écouté les femmes qui s’exprimaient sur ce médicament. C’est ce que les philosophes appellent l’injustice épistémique : on ne les écoute pas lorsqu’elles disent qu’un traitement ne fonctionne pas, on ne prend pas au sérieux leur douleur. Après avoir écrit ce livre, je me demande : si l’un des médicaments les plus vendus en France concernait surtout les hommes, est-ce qu’on en serait toujours là ?

(1) Contacté par l’autrice et par Libération, le laboratoire Teva qui commercialise désormais le Spasfon n’a pas souhaité répondre aux sollicitations.


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