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samedi 4 février 2023

Reportage «C’est bestial» : le cauchemar des familles à la rue

par Rachid Laïreche  publié le 3 février 2023

Livrés au froid, aux dangers et aux souffrances psychologiques et physiques, des centaines de parents vivent dehors avec leurs enfants. «Libération» en a rencontré dans un accueil de jour à Paris, où ils racontent la honte, les galères et la vie dure, même une fois «rescapés».

Une femme noire s’approche lentement. Elle se tient debout face à nous. Statique. Elle nous fixe. Son regard raconte plusieurs histoires : l’épuisement, la détresse, les nerfs et la colère. Elle comprend notre interrogation silencieuse. «Non ça ne va pas du tout», dit-elle à voix basse. La trentenaire souhaite nous parler. On la suit dans une petite salle colorée. Mariame s’installe avec son mari, Aboubakar, et leur fille, Bintou, née en janvier. Un moment de calme. Ils cherchent une direction à prendre pour raconter leur histoire. La petite famille a quitté la Côte-d’Ivoire pour la France en 2022. Ils ont traversé le Mali, la Mauritanie, l’Algérie et l’Espagne pour atteindre Paris. Une fugue sans fin. Mariame est sortie de la maternité avec sa fille dans les bras au début du mois de février. Elle craque. Ils viennent de passer deux nuits de suite dans la rue, à la gare du Nord. Ils n’ont pas trouvé de place dans un accueil d’urgence. «Il fait très froid la nuit, mon bébé est tombé malade à cause de ça», explique la jeune mère. Une phrase revient souvent : «Ce n’est pas normal.»

La honte se mêle à la dureté. Le couple ment au téléphone lorsqu’il donne des nouvelles au pays. Comment dire la vérité ? Aboubakar, comme son épouse, est sans papiers. Il ne trouve pas de travail. Une sorte de labyrinthe sans issue. Il explique en berçant Bintou dans ses bras pour tenter de l’endormir : «On ne peut pas dire à notre famille que nous n’avons pas d’argent dans nos poches et que tous les matins on se réveille sans savoir où nous allons dormir la nuit suivante. Ils ne comprendraient pas. C’est vraiment compliqué.» La conversation se termine. On lit dans le regard de Mariame une déception. Elle attendait une solution ; un miracle qui tarde à venir.

«Les familles courent pour trouver un endroit»

Nous sommes dans les locaux du Casp (centre d’action sociale protestant), rue Thorel, à Paris : un accueil de jour pour les familles à la rue. Une association qui accompagne les personnes sans domicile. Samia Mimouni, la responsable de la structure, nous fait la visite des locaux. Des familles partout. De la fatigue dans les yeux. Des silences et des enfants qui jouent dans les coins. Samia Mimouni observe la situation se dégrader. Les familles, toutes des exilées, sont chaque jour plus nombreuses. Elles sont une cinquantaine en moyenne à venir au Casp pour prendre un petit-déjeuner, se doucher, laver leur linge et rester au chaud. Un lieu sur trois niveaux : une salle de vie avec une cuisine au sous-sol, l’accueil et une salle de jeux pour les enfants au rez-de-chaussée, la partie administrative au premier étage.

L’association met également à disposition un pédiatre, une psychologue et une sage-femme. Ils passent tous «au mieux» une fois par semaine pour consulter et échanger avec les familles. Les portes ferment à 17 heures. «On tente de les accueillir avec le maximum de dignité après une nuit difficile et une fois que nous baissons le rideau, les familles courent pour trouver un endroit où dormir, mais certaines ne trouvent pas», dit Samia Mimouni dans son petit bureau, à l’étage, enseveli par la paperasse. La responsable des lieux donne un chiffre : à Paris, le 20 août 2022, 880 personnes en famille (parents, enfants, femmes enceintes) étaient à la rue d’après un recensement de l’Unicef.

On croise Djoutsa (31 ans) et Dongomo (27 ans) en descendant les escaliers. Le couple originaire du Cameroun a entendu parler de notre présence. Djoutsa est un «artiste» et Dongomo une écrivaine. Ils ont quitté leur pays pour fuir la «dictature» de Paul Biya, le président du Cameroun. Après des semaines de «galère», ils ont trouvé un hébergement d’urgence pour trois mois dans les Yvelines. Le couple a deux enfants, scolarisés dans une école maternelle de la capitale. Ils prennent les transports tous les matins et tous les soirs «en fraudant» pour aller à l’école. Les trajets sont longs. Les enfants piquent du nez dans le wagon. «On pourrait ne pas se plaindre parce qu’on dort au chaud en ce moment, mais c’est dur. Certains nous disent d’inscrire nos enfants à l’école à côté de l’hébergement actuel mais après, quand on change encore, qu’est-ce qu’on fait ? Nos enfants n’ont pas la même adresse pour dormir, mais c’est important d’avoir toujours la même adresse pour l’école», explique Djoutsa.

«Cauchemar»

Le couple insiste sur un point entre chaque phrase. Ils ne parlent pas seulement pour défendre leur cause. Ils crient, disent-ils, au nom de tous les autres ; tous les «oubliés de la France». Dongomo pose une question : «Vous pensez vraiment que les gens quittent leur pays pour le plaisir ?» Ils ont été hébergés dans un salon de coiffure ces derniers mois ; ils ont également dormi dans les gares et les parcs. On demande : c’est comment les nuits dehors ? Dongomo garde le silence, sourire en coin. Une manière de nous dire qu’on ne pourrait pas comprendre. Djoutsa, lui, lâche une petite phrase : «C’est bestial.»

Les travailleurs sociaux pointent un autre aspect : la psychologie. La vie à la rue bousille les corps et les cerveaux. Elle n’épargne rien. Et elle rôde toujours même lorsqu’on pense que le mal se conjugue au passé. Latifa habite en Seine-Saint-Denis avec son mari et ses deux enfants. Un petit studio qu’elle compare à un «palace». La trentenaire est née en France mais elle a grandi à Tanger, au Maroc. Elle s’est réveillée un matin pour rejoindre Paris avec son bébé, son mari et les poches presque vides. «On voulait une nouvelle vie contre l’avis de nos familles. Au début, certains de nos cousins nous ont hébergés mais après ils refusaient donc on s’est retrouvés à la rue», dit-elle en servant le thé. Le début de l’angoisse. Sophiane, son mari qui a récemment eu une carte de séjour, a galéré pour trouver un travail. Les petits ménages de Latifa étaient bien trop légers pour payer un loyer et remplir un frigo.

La suite se transforme en toboggan maléfique. Des nuits à l’hôtel, le 115 au bout du fil et les hébergements d’urgence. La mère de deux enfants met ses mains sur son visage et baisse la tête. C’était «infernal», répète-t-elle. Puis : «Parfois on avait des endroits pour une nuit, d’autres fois pour une semaine ou deux et il y avait des soirs où on dormait dans la salle d’attente des urgences d’un hôpital.» La misère a duré près de deux ans. Ils ont trouvé leur «palace» cet été, quelques semaines avant la naissance de leur deuxième enfant. Tout est plus simple depuis que Sophiane turbine dans la maçonnerie. Sa fille, qui est entrée à l’école, pose souvent la même question : «C’est quand qu’on change de maison ?» Sa mère la rassure tous les soirs en lui disant que le «cauchemar» est terminé.

«Personne ne peut en sortir normal»

Latifa prend son téléphone après le thé. Elle appelle Josette devant nous, une copine rencontrée pendant la galère. Josette – qui se prénomme Christine à l’état civil – a également trouvé un appartement après des années à la rue avec ses deux enfants. Elle habite en Seine-et-Marne. Latifa passe l’appel en mode vidéo. Les deux femmes explosent de rire. Josette nous montre son studio en racontant son parcours en accéléré : une enfance compliquée dans le Loiret, un divorce qui tourne mal, la galère pour trouver un job et la rue avec trois enfants. Les deux femmes pleurent au moment de raccrocher. Elles reviennent de loin. Latifa nous tend un sac avec du café, du sucre et un paquet de gâteaux sur le pas de la porte. Elle insiste. «Tous ceux qui ont vécu dans la rue changent, personne ne peut en sortir normal, personne, surtout pas les enfants. Mais une fois qu’on sort de là, on jure de ne plus y retourner et on tente de faire le bien autour de nous», conclut-elle.

Certains rescapés coupent tous les ponts avec la rue. Georges, 44 ans, un long gars aux épaules carrées, nous donne rencard sur la place de la République, à Paris. Le brancardier ne regarde plus dans le passé. Il refuse de nous dire comment il s’est retrouvé à la rue avec son épouse et son enfant. «J’ai croisé des gens super dans les associations, j’aimerais les remercier et leur dire que ça va un peu mieux, et je me suis aussi fait des potes, mais j’ai préféré couper avec tout le monde parce que je veux avancer», murmure-t-il en tirant sur sa clope. Son fils, qui sera au collège à la rentrée prochaine, en garde des séquelles : il ne veut plus sortir de l’appartement une fois la nuit tombée. La peur que ça recommence, sans doute.

Bataille pour trouver un lit

Retour à la rue Thorel. La directrice générale du Casp, Aurélie El Hassak-Marzorati, s’installe derrière une longue table, croise les jambes et note comme tous ses collègues la dégradation de la situation. Elle pose une question : «L’an dernier, lorsque la guerre en Ukraine a été déclenchée, nous, c’est-à-dire l’Etat et les associations, nous avons réussi à trouver des solutions et c’était normal. Pourquoi on n’en fait pas autant avec tout le monde ?» L’ancienne de chez Emmaüs donne elle-même la réponse. Le gouvernement craint «l’appel d’air» mais c’est une «bêtise», dit-elle en espérant accueillir le ministre de la Ville et du Logement, Olivier Klein, dans son établissement pour qu’il constate les «dégâts».

Des familles discutent sur un canapé près de l’accueil. On retrouve Mariame. Elle donne le sein à Bintou. Elle ne dit rien. Ses yeux sont presque plissés alors que la bataille pour trouver un lit ou une tente cette nuit n’a pas encore démarré. Ses voisines racontent leur trajectoire. Une trentenaire enceinte de trois mois est arrivée en France en septembre. Elle a quitté la Côte-d’Ivoire après de nombreuses «violences familiales». Il lui arrive de dormir contre les grilles d’une bouche de métro. «C’est dangereux parce que je suis seule, mais quand je n’arrive pas à trouver une place avec [l’association] Utopia, je n’ai pas le choix. j’ai récupéré une grosse couverture bleue au secours populaire qui réchauffe bien. Je la mets au-dessus de ma tête et je dors», explique-t-elle en mimant la scène.

La plus âgée de la bande, qui se contentait d’écouter depuis le début, balance sans prévenir : «Oh lala, quand j’étais en Afrique et que je pensais à la France… C’était tellement beau. Et aujourd’hui on nous laisse tomber. Je ne savais pas que l’on pouvait faire des choses comme ça dans ce pays.» La mère célibataire se reprend. Elle cite quelques noms de bénévoles croisés dans les associations et ceux de quidams qui ont accepté de l’accueillir quelques nuits avec sa fille. Une manière de ne pas mélanger les gentils (ceux qui aident) et les méchants (ceux qui ont le pouvoir). Une chose est certaine : sa vie rêvée après avoir fui son mari violent à Abidjan s’est transformée en cauchemar.

«Tous les recensements sont faussés»

La nuit tombe. Le Casp se vide à grande vitesse. Des familles rejoignent leur logement d’urgence ; d’autres partent à l’aventure pour trouver une place. Ils se retrouveront tous ici au lever du soleil. Ce mercredi est un jour spécial pour l’association qui a décidé de monter une opération : les salariés et les bénévoles du Casp installent une chambre pour enfants dans la rue, à l’entrée de l’association pour «alerter» les consciences. Le décor est planté. Les curieux s’arrêtent. Judith Nahum, qui turbine depuis toujours dans le social, échange avec ses collègues. Un job pas comme les autres. Il prend toute la place dans la tête, de l’aube à la nuit ; il abîme parfois les liens hors du milieu professionnel. «C’est la vie qu’on a choisie», souffle Judith Nahum qui en revient aux familles et à leur situation. «Les comptages ne sont pas bons, tous les recensements sont faussés parce que les familles sont invisibles dans la rue, parce qu’elles se protègent, explique la salariée en buvant une soupe chaude aux légumes. Elles sont dans la salle d’attente des urgences des hôpitaux, dans les gares ou dans les bus de nuit, mais elles sont très rarement sur un bout de carton au coin d’une rue.»

Ça s’anime. Tom, un bénévole qui monte des ateliers culturels avec les enfants, inscrit sur le sol avec un gros feutre des phrases comme «je veux une chambre bleue», «je veux des poupées avec des cheveux blonds» ou «je veux une trottinette rose». Des mots qui sont sortis de la bouche des enfants. Tom a posé la même question à chaque gosse : «C’est quoi la chambre de tes rêves ?» Il a tout enregistré. En arrivant au Casp, nous sommes tombés sur Christo. Il était en train de faire le clown sous le regard amusé de ses parents, originaires de Bulgarie, pendant que son grand frère se faisait couper les cheveux dans un couloir étroit par un coiffeur bénévole qui rafraîchit les mines tous les mercredis.

Au moment de répondre à la fameuse question, Christo, 9 bougies au compteur, a répondu comme ça : «Je veux une chambre vert clair avec plein de jouets et que ma famille soit bien. Je veux une brosse à dents pour me laver les dents, une brosse à dents électrique, du savon pour me frotter les doigts et les ongles ; une trottinette avec des grandes roues qui roulent vite. Je veux de beaux habits et de belles chaussures.» Le gamin a conclu son monologue en s’éloignant de la chambre de ses rêves : «J’espère que je vais continuer à aller à l’école et avoir plein de copains et de copines. Je veux être comme tous les autres.»


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