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vendredi 3 février 2023

Les jeunes femmes scientifiques à la conquête des « métiers d’hommes »


 



Par  Publié le 3 février 2023

TÉMOIGNAGES  Alors que Parcoursup accueillera les vœux de plus de 400 000 lycéennes et étudiantes, « Le Monde » a rencontré quatre jeunes femmes lancées dans des carrières dominées par les hommes.

Les lycéennes françaises sont de moins en moins nombreuses à s’orienter vers les cursus scientifiques, de l’ingénierie et du numérique, laissant la voie des métiers d’avenir largement ouverte à leurs alter ego masculins. Alors que la plate-forme d’orientation Parcoursup est prête à accueillir les vœux de plus de 400 000 lycéennes et étudiantes depuis mercredi 18 janvier, la part des filles dans les filières scientifiques et technologiques reste minoritaire.

Le dernier rapport de la direction de l’évaluation de la prospective et de la performance (DEPP) sur l’égalité filles-garçons est clair : la dernière réforme du baccalauréat, qui laisse aux lycéens le choix de leurs matières de prédilection, a divisé encore plus les genres : « Les filles sont majoritaires dans les doublettes spécialités humanités/langues-littérature et physique-chimie/sciences de la vie et les garçons mathématiques/physique-chimie et mathématiques/numérique-sciences de l’ingénieur. » Le nouveau bac a induit une baisse de 28 % des effectifs scientifiques féminins en seulement deux années, selon les calculs de la Société mathématique de France. La baisse est encore plus brutale concernant les seules spécialités en mathématiques, de six heures ou plus par semaine : l’effectif des filles chute de 61 %. Soit « un retour en arrière de vingt ans dans la lutte contre les inégalités filles-garçons pour les sciences », rend compte la société savante.

L’effet en cascade sur l’enseignement supérieur a été immédiat : les effectifs féminins des classes préparatoires aux grandes écoles scientifiques et de commerce ont baissé de 3,2 % dès la rentrée 2021, constate le ministère de l’enseignement supérieur. Les écoles d’ingénieurs notent également un ralentissement de la progression du nombre de jeunes femmes qui intègrent leurs établissements : elles sont moins de 30 % en 2021, selon Aline Aubertin, présidente de Femmes ingénieures.

« Les filles sont victimes d’un effet de socialisation qui les écarte de certains champs du savoir », observe Françoise Vouillot, psychologue spécialiste de l’orientation. Des stéréotypes d’assignation des métiers agissent dès la petite enfance, dans les livres, les dessins animés, les jeux, les médias, les réseaux sociaux… « Alors qu’elles sont en cours élémentaire[CE1], les filles ont intégré qu’elles ne sont pas bonnes en mathématiques et qu’elles ne savent pas s’orienter dans l’espace. Dès l’enfance, elles sont déjà convaincues que les études scientifiques ne sont pas pour elles », expose Aline Aubertin. En effet, selon le rapport de la DEPP, les filles entrent en cours préparatoire avec une maîtrise similaire aux garçons en mathématiques, qui devient inférieure une année plus tard.

Ces stéréotypes sont difficiles à faire bouger. « Il est nécessaire d’ouvrir les champs des possibles pour les jeunes femmes, qu’elles aient une imprégnation de ce que peuvent leur offrir les métiers scientifiques et technologiques – et ce, le plus tôt possible, et au plus près de leurs choix sur Parcoursup », analyse Aline Aubertin, ingénieure.

Mais pour accompagner les jeunes filles vers les métiers de l’industrie et des sciences, « il leur faut des représentations féminines sur lesquelles se projeter », estime Amel Kefif, directrice de l’association Elles bougent. Pour ce faire, Le Monde a rencontré quatre jeunes femmes qui prouvent que les « métiers d’homme » n’existent pas.

Sixtine Watrigant, cyberdéfenseuse

Il faut montrer patte blanche lorsqu’on frappe à une porte numérique gardée par Sixtine Watrigant, 24 ans. La jeune femme sait escalader des murs invisibles, installer des herses de défense discrètes, creuser des oubliettes virtuelles où viendront se perdre les personnes mal intentionnées. Jeune diplômée de l’Ecole nationale supérieure de techniques avancées (Ensta), elle est ingénieure en cybersécurité. Son job, donc, consiste à sécuriser les données des personnes, à les conserver à l’abri de la convoitise des hackeurs. « C’est protéger, résume-t-elle. Une mission noble. »

Sixtine n’est pas tombée dans la marmite de l’informatique quand elle était petite. « L’image du geek qui code, non-stop, seul dans sa chambre dès l’enfance… ce n’est pas moi. » Elle préfère le handball, les livres et les langues… toutes les langues. Car coder, c’est parler le langage informatique.

Lycéenne remarquable dans un établissement limougeaud, elle quitte le giron familial pour intégrer, à la rentrée 2016, la prépa du collège Stanislas, à Paris. Un choc : « Mon niveau en mathématiques devient catastrophique », raconte-t-elle. Les mentions bien et très bien du secondaire ne sont plus qu’un souvenir, l’étudiante enchaîne les 2 et les 3 sur 20. « Mais je m’en fichais, j’avais conscience d’être dans une super classe préparatoire, entourée de jeunes gens brillants. J’ai eu raison de m’accrocher pendant deux années puisque j’ai décroché l’Ensta, l’une des meilleures écoles d’ingénieurs françaises. »

Sixtine Watrigant, 23 ans, ingénieure consultante en cybersécurité au cabinet de conseil SIA Partners, à Paris, le 10 janvier 2023.

La classe préparatoire, ce long préalable presque incontournable pour accéder aux écoles les plus prestigieuses, l’ingénieure ne la regrette pas. Alors que filles et garçons étaient à parité dans sa classe de terminale scientifique (S), les filles ne sont plus qu’environ 15 % en prépa. « C’est vu comme un passage super élitiste, mais c’est une erreur de ne pas faire cette expérience, intellectuellement je n’ai jamais été poussée aussi loin. Je suis maintenant capable de supporter une grosse charge de travail. Tout est plus facile. » Quant à la concurrence avec la gent masculine, elle n’existe pas, selon elle : « Les garçons sont compétitifs, mais entre eux. Les filles sont valorisées, voire chouchoutées. Si une lycéenne s’interroge sur l’opportunité de faire ce choix, je lui dis : “Fonce !” »

Il faut foncer, donc. Mais pas sans réfléchir. Une fois la grande école intégrée, elle décide de s’orienter vers l’informatique. « Par opposition aux mathématiques hyperthéoriques et pour moi incompréhensibles, j’ai voulu faire du concret. J’adore voir comment fonctionne une machine, un moteur. L’informatique, c’est pareil, tu élabores, tu codes. Puis tu appuies sur un bouton et tu vois si cela fonctionne ou pas… et tu recommences », observe l’ingénieure.

Durant son cursus, elle choisit la cybersécurité, puis elle profite d’une année de césure pour réaliser un stage de développement informatique – en clair, elle code. L’entreprise compte alors 80 développeurs : elle est la seule femme. « La cybersécurité est pourtant un secteur qui explose, le marché de l’emploi est très dynamique. J’ai voulu faire partie de cette histoire. »

Avant même d’être diplômée, Sixtine a été embauchée par une société de conseil. Son employeur l’a déployée au sein de la direction informatique de l’un de ses plus gros clients. Les cadres avec lesquels elle travaille sont, pour la plupart, des hommes de plus de 40 ans. « Je détonne un peu », s’amuse-t-elle. La cybersécurité ne doit pas être un apanage masculin.

Céline Bellard, écolo-chercheuse

La jeune chercheuse en écologie de l’université Paris-Saclay savoure discrètement sa récompense : Céline Bellard, 35 ans, a reçu, fin novembre 2022, le prix spécial de l’engagement Irène-Joliot-Curie, décerné par le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, l’Académie des sciences et l’Académie des technologies. « C’est important, lâche-t-elle, sans ostentation. C’est la reconnaissance du travail réalisé et cela permet de mettre en avant les enjeux de la biodiversité »,thématique au cœur de ses travaux. C’est aussi un coup de projecteur sur la place des femmes dans la science. Dans le monde, moins de 30 % des chercheurs sont des chercheuses, selon l’Unesco, et sur les 271 membres de l’Académie des sciences, on ne compte que 31 femmes.

La science, c’est une évidence pour Céline Bellard. « Très tôt, je me suis tournée vers les sciences, la biologie, la géologie. J’ai voulu comprendre le fonctionnement de la nature, approfondir mes connaissances. » Fille d’ouvriers originaire de Tourcoing (Nord), aucun lien familial ne la prédispose à travailler dans un laboratoire. Bac scientifique en poche, elle passe la porte de l’université de Lille pour une première année de biologie. « La faculté, c’est ce qu’il me fallait », dit-elle.

« J’aime à l’université cette liberté d’apprendre et l’autonomie qu’on nous donne. Cette possibilité de pousser plus avant sur les thématiques qui me plaisent. » Le premier rendez-vous avec la recherche a lieu en troisième année de licence, lors d’un stage dans le laboratoire Génétique et évolution des populations végétales (GEPV) de l’université de Lille. « Je me retrouve avec des chercheurs à travailler sur la compréhension sexuée des plantes. Là, je me dis que c’est le métier que je veux faire ! »

Elle obtient sa licence, puis un master, s’embarque dans un doctorat et soutient avec succès une thèse à l’université Paris-Sud sur les effets du dérèglement climatique sur la biodiversité. Ensuite commence le long marathon postdoctoral, une compétition où s’affrontent les chercheurs, parfois à l’usure. « Il faut préparer des concours pour l’obtention d’un poste tout en continuant à s’investir sur nos propres recherches et publier. Ce sont des années très intenses, particulièrement pour les femmes qui, dans cette période de leur vie, peuvent avoir un désir de maternité. Beaucoup sont contraintes d’abandonner et finalement les hommes s’en sortent mieux. »

Marche après marche, la jeune femme devient chargée de recherche au Centre national de la recherche scientifique(CNRS). « Je réalise le travail de mes rêves, loin de l’image un peu poussiéreuse du chercheur seul dans son bureau. J’ai une variété de missions énorme. Il faut réfléchir aux problématiques, réaliser une modélisation sur ordinateur, rédiger, communiquer, participer à des événements de vulgarisation auprès du public, encadrer des équipes, participer à des prises de décision des politiques publiques, travailler avec des laboratoires étrangers… » Etre chercheuse, c’est donc aussi être informaticienne, rédactrice, passeuse, globe-trotter – la liste n’est pas exhaustive.

Aux lycéennes qui s’interrogent sur l’opportunité de suivre les pas d’Irène Joliot-Curie, ou de sa mère, Marie Curie – deux fois Prix Nobel, mais à qui l’Académie des sciences a pourtant refusé l’élection –, la jeune chercheuse répond : « La petite voix qui te dit que tu n’y arriveras pas, ne l’écoute pas. Vas-y ! »

Louise Chatelain, bâtisseuse

Fille d’une professeure de lettres et d’un ingénieur en aéronautique, Louise Chatelain se souvient d’avoir toujours aimé, adolescente, les livres, les arts. « Sans doute l’influence de ma mère », dit-elle. Mais la jeune fille s’immerge également dans des jeux de logique. Au collège, sa préférence va aux sciences de la vie, puis à la physique. Au lycée de Grand Air de La Baule-Escoublac (Loire-Atlantique), où elle passe son baccalauréat, elle garde le souvenir d’un enseignant« passionnant » qui faisait découvrir aux élèves « la complexité des phénomènes physiques ». Elle apprécie les travaux pratiques qui « faisaient la preuve de ce que nous avions vu avec des calculs » « J’aimais avoir du concret auquel me raccrocher », se souvient-elle.

Louise Chatelain, 28 ans, ingénieure civile en bâtiment, et le projet sur lequel elle a travaillé, à Paris, le 4 janvier 2023.

Bac avec mention en poche, la Bauloise est acceptée dans le très sélectif lycée privé Sainte-Geneviève, à Versailles, spécialisé dans les classes préparatoires, mieux connu par son surnom : « Ginette ». Sans surprise, dans un premier temps, Louise voit ses notes en mathématiques dégringoler. Après deux années, elle ne réussit pas à intégrer une école de son choix. Quand les fondations ne sont pas assez profondes, il faut creuser encore. Elle décide de « cuber » (redoubler) pour finalement intégrer, un an plus tard, l’Ecole des ponts ParisTech, satisfaite.

En 2014, l’étudiante quitte donc le cocon versaillais pour la grande école d’ingénieurs. Armel de La Bourdonnaye, alors directeur de l’établissement, accueille la nouvelle cohorte en s’enthousiasmant sur le grand nombre de filles qui la composent. « Nous étions environ 20 % », relativise Louise. Il y a encore du chemin pour s’approcher de la parité.

L’Ecole des ponts est généraliste, elle forme à tous les corps de métier. La spécialisation commence après un semestre de tronc commun : gestion, environnement, informatique, industrie, finance… Tous les possibles restent ouverts. Mais l’élève ingénieure revient à ce qu’elle préfère : le concret. « J’aime les problèmes attachés à une réalité tangible, comme vérifier la résistance d’une poutre, dimensionner les pièces nécessaires à la construction d’un pont. » Elle choisit génie civil et construction.

Elle apprend à modéliser des constructions futures ou à renforcer les structures de l’existant. C’est un boulot sédentaire, exercé derrière un ordinateur. Elle comprend alors que « ce n’est pas du tout » ce qu’elle veut faire. Sa voie, ou son autoroute, Louise la découvre en troisième et dernière année, en 2018, lors d’une visite du chantier de la Samaritaine, à Paris. « Une jeune femme, très féminine et néanmoins conductrice de travaux, nous présente les avancées de la rénovation. Jamais je n’avais imaginé qu’on pouvait être femme et avoir ces responsabilités sur le terrain. Cela a été le déclic ! », raconte-t-elle.

C’est sans difficulté que Louise intègre un géant français du BTP pour son stage de fin d’études. Elle participe à la construction de logements, d’une école, d’un puits d’aération pour le métro parisien… L’entreprise l’embauche. Quelques années plus tard, la voilà à son tour responsable de chantier. Elle a 27 ans, elle est presque une exception : la part des femmes ingénieures dans le secteur du bâtiment et de la construction est de 6 %, selon une étude réalisée par Femmes ingénieures, en 2019.

Soizic Marc, maîtresse des forges

C’est un spectacle qui n’est pas offert à tous. « Le truc le plus beau qu’il m’a été donné de voir, c’est une coulée de métal en fusion se déverser dans un moule, et constater les prouesses techniques que l’être humain peut réaliser. C’est magnifique ! », assure, passionnée, Soizic Marc, 28 ans, diplômée de l’Ecole supérieure de fonderie et de forge (ESFF).Aujourd’hui ingénieure dans une usine métallurgique de Saint-Dizier (Haute-Marne), la jeune femme remonte à ses « années collège » pour trouver les premiers signes de son appétence pour les sciences et la technologie. « J’ai le souvenir de super cours de physique-chimie, mais aussi de sciences de la vie et de technologie, de travaux pratiques intéressants et d’enseignants motivants qui ont su me donner le goût des sciences. » Ses premiers pas dans le secondaire sont déterminants.

La collégienne choisit logiquement de poursuivre son chemin au sein du lycée Henri-Loritz, à Nancy, un établissement spécialiste des filières scientifiques et technologiques. En fin de seconde, elle opte pour une première sciences et technologies de l’industrie (STI), avec une spécialité génie des matériaux. « Le lycée disposait de beaux ateliers dans lesquels nous étions formés avec beaucoup de travaux pratiques en céramique, métallurgie, plasturgie, mécanique et résistance des matériaux. Ça a été une période hyper enrichissante », raconte-t-elle.

Soizic ne dévie pas d’une filière qui lui plaît et poursuit en BTS fonderie ; un stage industriel obligatoire dans une fonderie de sa région termine de la convaincre. « J’observe alors l’impact des structures sur les propriétés mécaniques, les procédés de fabrication des pièces industrielles comme celle d’un corps de pompe pour une centrale nucléaire où tout doit être parfaitement calculé. J’ai un coup de cœur, je me dis que c’est ce que je veux faire. »

BTS acquis, l’étudiante veut poursuivre et pose sa candidature à l’ESFF, où elle est reçue. Les trente élèves de sa promotion viennent de deux cursus : ceux qui ont fait un bac S et une classe préparatoire (CPGE) et ceux qui ont obtenu un BTS fonderie. « En cours de mathématiques, cela s’est un peu corsé, le niveau était pêchu », avoue-t-elle. Les élèves des CPGE sont bons en sciences, mais ils ne connaissent rien à la fonderie ; ceux issus d’un BTS sont en difficulté en mathématiques mais maîtrisent les aspects plus techniques. « Nous nous sommes aidés les uns les autres et le niveau s’est homogénéisé à l’issue des trois années d’école. Il faut faire savoir qu’on peut devenir ingénieur en ayant moins de feeling que d’autres avec les mathématiques. »

La filière demeure bien masculine. En entrant en première STI, Soizic ne comptait dans sa classe que 15 % de filles ; dans les rangs de son école d’ingénieurs, elles ne sont plus que 10 %. « Il faut casser ce stéréotype qui induit que l’industrie serait pour les hommes. Il y a des femmes fondeuses, elles sont même particulièrement appréciées, car parfois plus minutieuses. Ensuite, l’industrie, c’est aussi la pérennité de notre nation, on ne peut pas s’en passer et les femmes doivent y prendre toute leur place. » La jeune cheffe de forge a été recrutée avant même l’obtention de son diplôme et voit de nombreuses occasions professionnelles, partout dans le monde.


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