par Anne Diatkine publié le 1er février 2023
Elles sont deux à ne pas entrer immédiatement sur scène, à hésiter, à reculer, à se donner la main, à être sur le bord, à retarder le moment fatidique comme on refuse de sauter d’un rocher trop haut. Et l’on se souvient alors que cette attention aux commencements, cette aptitude à ne pas faire comme si être sur un plateau de théâtre allait de soi se retrouvent dans plusieurs spectacles d’Isabelle Lafon, autrice, metteuse en scène, actrice, les trois à la fois, et en particulier déjà, dans son dernier, les Imprudents, singulier spectacle sur l’écoute propre à Duras, où Isabelle Lafon n’en finissait pas, côté cour, d’évoquer Margot sa chienne – nommée ainsi en hommage à l’écrivaine –, avant d’affronter plus centralement le plateau.
Elles sont deux, Johanna Korthals Altes et Isabelle Lafon, et elles seront bientôt une petite foule délicate, sans jamais se départir de leur personne, un peu comme les enfants quand ils jouent plusieurs voix sans oublier qui ils sont. Banal, dites-vous, de comparer le jeu des enfants à celui des acteurs ? Oui, sauf qu’ici, c’est constamment que les deux actrices font des allers-retours entre elles-mêmes, leurs souvenirs, et leurs personnages, rendant visible là encore le passage et la bascule dans le corps d’autrui.
De vrais anonymes
Je pars sans moi est une tranchée lumineuse dans l’histoire de la folie, vue des deux côtés de la barrière, soignants et malades, ou plutôt sans frontière étanche. Les deux arpenteuses ne sont pas munies de machettes mais d’archives, de choses lues et entendues, qu’elles restituent dans leur corps. Et c’est avec beaucoup de simplicité, qu’on se trouve soudainement transportés dans un asile du XIX siècle avec Isabelle Lafon, tandis que Johanna Korthals Altes plonge le public dans sa découverte de François Tosquelles, ce psychiatre catalan qui traversa la frontière entre l’Espagne et la France, et créa illico une unité psychiatrique dans le camp de Septfonds où il était interné avec 20 000 autres réfugiés espagnols, chassés par le francisme.
Tosquelles est également le psychiatre de l’hôpital Saint-Alban en Lozère qui, pendant et après la Seconde Guerre mondiale, soigna l’institution en même temps que les malades, fut le premier à faire en sorte qu’ils puissent travailler à l’extérieur de l’enceinte dans les fermes des environs – si bien que contrairement aux 40 000 internés qui souffrirent de la famine dans les asiles pendant la guerre, tout le monde put s’alimenter à Saint-Alban. L’évocation de Tosquelles, la manière dont la comédienne avale et roule ses mots à la manière du psychiatre qui cultivait son accent – car disait-il, cela obligeait ses interlocuteurs à avoir une écoute active –, est l’un des moments les plus émouvants de la représentation.
Isabelle Lafon, elle, choisit de donner vie à Marguerite A., postière et écrivaine, qui rêvait d’être publiée, et laissa d’autant plus de traces que Jacques Lacan lui consacra sa thèse. Marguerite A. disait notamment d’elle-même : «Il y a de fort vilaines lointaines choses sur moi, qui sont vraies, vraies, vraies, mais la plaine est au vent.» Et c’est l’une des qualités du spectacle que de la faire entendre, tout comme la pièce rode au plus près des psychiatres inventifs tel Fernand Deligny, ou les premières expériences menées à la fameuse clinique de la Borde. Plus forts encore sont les moments où Isabelle Lafon regarde et restitue de vrais anonymes, ses «amis» comme elle les appelle, ainsi cet homme qui prend son élan pour franchir la porte, mais ne peut évidemment pas, puisqu’il juge que ses épaules sont beaucoup plus larges que le cadre. Ou encore, la petite Madeleine, à l’articulation hasardeuse, et dont la question centrale n’a pas fini de nous habiter : «Est-ce qu’on peut faire des erreurs dans les rêves ?»
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire