par Marie Piquemal publié le 31 janvier 2023
Cela peut sembler difficile à croire, mais voilà : on a rencontré une fée bricoleuse. Une vraie. Celle des contes pour enfants. Elle porte un long tablier qui s’enfile par la tête. En tissu épais, cousu main avec une fermeture éclair vert fluo, qui fait du bruit quand elle s’ouvre. Elle se prénomme Nancy Krawczyk, son nom vient de Pologne, son prénom est un souvenir de voyage, une traversée de l’Atlantique en bateau. Elle a toujours vécu dans Paris et ses alentours, entame son 56e hiver et a une envie proche de zéro d’étaler sa vie – il a fallu l’approcher sur la pointe des pieds et slalomer entre ses interdits.
On s’est plié à tout, jusqu’à corrompre le photographe pour un portrait en action. «J’aime la discrétion.» Son histoire devait absolument être en der de Libé : Nancy Krawczyk est un soleil qui donne de la lumière sans la chercher et qui, du coup, réchauffe. Elle rend leur dignité aux sans-abri les plus cassés. Ceux qui sont à terre, à même le trottoir ou dans les recoins des gares. La rue est traître. Le froid, l’alcool attaquent vite la fierté et le corps, jusqu’à ne plus arriver à se laver seul.
Alors, tous les matins de la semaine, Nancy Krawczyk est là avec ses serviettes de bain dépareillées, pliées en trois. Ses brosses à dents et ses rasoirs jetables. Elle les accueille avec son sourire discret, dans les locaux de l’association Aux captifs la libération, à deux pas de la gare du Nord à Paris. Un refuge pour les sans-toit : les portes sont ouvertes quand il fait jour pour prendre un café, souffler un peu. La salle est souvent remplie, bruyante. Au fond, l’espace sanitaire est en longueur, un peu coupé du reste avec le ronron des trois lave-linge tournant sans arrêt. C’est le royaume taille confetti de Nancy Krawczyk depuis neuf ans. On a passé une matinée, à côté d’une pile d’habits (très) sales. C’était important de la voir travailler pour se rendre compte. Déjà de loin, sa mission semblait coton. Mais alors de près… «On va pas se mentir, son job, personne ne veut le faire», met au clair l’agent de sécurité, ancien champion de hockey. Il s’approche pour dire fort : «Nancy, c’est l’employée de la semaine, du mois, de l’année. Y en a pas deux comme elle !» L’intéressée, sans rire, rétorque : «Parce que tu crois que deux comme toi ça existe, peut-être !» Elle n’aime pas les compliments et les visites à l’improviste. Les jours de vacances, l’équipe de travailleurs sociaux se relaie pour la remplacer : «Ils sont contents quand je rentre, c’est vrai.» La perle est payée 1 300 euros net depuis le Covid (c’était autour de 900 avant). Son contrat est de 25 heures par semaine, «je ne pourrais pas plus». Son travail est très physique.
Jean-Claude arrive. Il ne tient pas debout, le regard à terre. L’odeur retourne le ventre – il a fait ses besoins sur lui. A la seule force de ses bras, elle parvient à l’asseoir dans la douche, avec douceur et délicatesse. Elle l’aide à enlever ses chaussures, son pantalon souillé. «J’ai pris l’habitude de me tourner dos à la personne quand j’aide, par pudeur. On s’arrange toujours, parfois avec une serviette, pour préserver l’intimité.» Elle n’est pas bavarde, la communication s’établit par les gestes, dans l’urgence du moment. «Je supporte plutôt bien. Quand il y a nécessité, on ne réfléchit pas.» Parfois, la douche aidant, ils arrivent à se rhabiller seul. Elle est toujours derrière la porte, à l’écoute. Affairée surtout. Les vêtements sont si sales qu’il faut souvent les faire tremper, avant son programme favori à 60 degrés et la lessive qui dépote. Elle carbure à un fongicide puissant, qui donne «l’impression d’être dans la forêt des Vosges». Entre chaque douche (cinq ou six par matinée), elle frotte à la brosse sols, parois, poignée de porte… Sans soupir, sans chantonner non plus. Elle le fait parce qu’il faut le faire.
Elle confectionne un sac de vêtements avec le prénom de chaque habitué, écrit comme à l’école maternelle, avec des habits de rechange, des chaussettes liées en paire. C’est la reine des petits papiers qu’elle scotche sur les machines à laver. Sur celle en mode essorage en haut à droite : «Monique : survêt bleu ligne grise, slip rouge, soutif rose, haut bleu, pull noir, Cho7 x5.» Son organisation est bluffante. Son ingéniosité aussi – cette idée de transformer les barriques à lessive en tiroir de rangement… Message de service : merci de ne plus jeter vos vieilles chaussettes, vieux slips et soutien-gorge. «Personne n’y pense. Ça servirait vraiment.» Surtout les jours de pluie, où elle laisse repartir des personnes avec des chaussettes trempées parce que son stock est vide.
Elle vit avec ce sentiment que partagent ceux au contact des personnes dans le besoin : accepter de ne pas pouvoir plus. Les travailleurs sociaux l’apprennent en formation, elle l’a découvert en chemin. Elle a entamé sa vie adulte avec l’école d’art de Cergy. Illustratrice dans la presse (le Particulier immobilier, les Cahiers pédagogiques…), elle poursuit sa première activité les après-midi. Depuis toujours, elle marche avec deux boulots. Un temps dans une école, puis chez une dame âgée. «Quand maman était malade (Alzheimer), j’ai pensé à une formation d’aide-soignante.» L’idée de replonger dans les études la stoppe. Elle fait un saut chez les Petites Sœurs des pauvres, avant de se retrouver, ici, rue de Rocroy. «Tout de suite, je me suis sentie à ma place.» Elle aime sa liberté dans cet espace riquiqui, «[s]es initiatives sont toujours bienvenues». Dans son pantalon en toile, elle a toujours une aiguille et du fil épais pour recoudre un bout de survêt. Une paire de ciseaux pour tailler des cheveux ou une barbe.
Le plus difficile, c’est d’accepter ceux qui ne veulent pas d’aide. Elle pense à Aurélie, cette jeune femme qui vient tous les deux jours. L’asso lui a trouvé un hébergement, mais elle n’y va pas. «C’est incompréhensible de l’extérieur. Que la vie d’un être humain puisse être cassée au point de ne plus faire autre chose que de se détruire. On se sent démuni face à cette misère profonde.» Ces mots sortent à bas bruit quand elle est dans l’action. Elle se livre en pointillé, et à reculons.
Elle n’a ni mari ni enfant. Sa grande sœur mène sa vie en Californie, sa nièce de 18 ans a un français impeccable. Leur père, dont elle s’occupe, travaillait dans les PTT. «Maman, elle, était dans un cabinet d’architecte (comptable).» En pliant le linge, elle confie ces moments sombres, jeune adulte, après une histoire d’amour. «J’étais à un rien de basculer.» La foi a «relevé» sa vie. «Présence et permanence» sont les mots les plus justes qu’elle ait trouvés pour parler de son baptême catholique à Pâques 1998. Elle l’évoque avec une voix douce et un apaisement qui donne presque envie. Le dimanche, elle aime lire les textes sacrés, coudre. Ou bien bricoler des choses utiles, comme une jardinière. Elle aime la vie, sans fard et sans chichis. C’est d’ailleurs ce qu’elle apprécie le plus dans ses matinées à l’association. «C’est si vivant.» Ses mots prennent sens à mesure qu’elle boutonne la chemise en polaire rouge de Jean-Claude. Il est méconnaissable. Il regarde dans les yeux.
1967 Naissance.
Pâques 1998 Baptême.
Janvier 2014 Arrivée à l’association Aux captifs la libération.
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