par Sarah Finger, correspondante à Montpellier publié le 2 février 2023
Portés par un intérêt scientifique croissant pour la question animale, de nombreux travaux explorent la surprenante palette des capacités et des compétences de ceux qu’on appelle encore «les bêtes». Qui sont-elles vraiment ? Des esprits simples ballottés par la vie et contraints par leurs instincts, ou bien des individus dont la richesse et la complexité intérieures restent à mesurer ? Les récentes recherches sur les capacités émotionnelles ou cognitives et, au-delà, sur la vie psychique des animaux, soulèvent des questions philosophiques d’une portée abyssale. Car s’ils sont nos «frères d’âme», pourra-t-on encore justifier leur exploitation ? En d’autres termes : «Comment pouvons-nous les traiter de la sorte, s’ils sont intelligents et dotés de conscience et de sentiments ?» s’interroge le romancier portugais J.R. Dos Santos dans son dernier polar (Ames animales, HC Editions), lequel utilise comme levier narratif les travaux scientifiques sur les capacités cognitives des animaux.
Ce champ d’investigation n’est plus considéré comme annexe, comme en témoignent les thèmes de recherche qui se multiplient au sein des communautés scientifiques. Journaliste, devenue militante engagée, Yolaine de la Bigne s’est donné pour objectif de relayer ces travaux auprès du grand public en organisant la Journée mondiale des intelligences animales, qui se tiendra le 4 février à la Cité des sciences et de l’industrie à Paris. On entendra Mathieu Lihoreau, chercheur au CNRS, décortiquer l’intelligence des insectes, notamment la mise en œuvre d’une certaine démocratie au sein des abeilles. Les auteurs de l’Animal médecin, ouvrage collectif paru le 24 janvier (éditions Alisio Sciences), évoqueront, quant à eux, la «zoopharmacognosie», à savoir la capacité d’automédication des animaux : leur arsenal thérapeutique présente une telle variété que de nombreux peuples autochtones s’en seraient inspirés. «L’objectif est de sortir l’animal de son statut de “bête” pour le reconnaître comme un être possédant ses propres savoirs, résume Yolaine de la Bigne. Le domaine de recherche sur les intelligences animales est infini puisqu’il parle de la vie. Qui sait que les serpents ou les poules communiquent avec leurs petits avant même leur éclosion ?»
Avec l’Inconscient des animaux, qui paraît ce 3 février, la philosophe Florence Burgat s’aventure quant à elle sur une terre encore énigmatique. Cette spécialiste incontournable de la question animale plonge dans leur vie psychique et leurs conflits intérieurs, sonde leur esprit, leurs traumatismes, leurs troubles. Elle propose ainsi une psychologie authentiquement animale, tout en remettant en perspective les théories avant-gardistes développées par Freud sur les animaux.
Dans quelle mesure ce livre, consacré à la psyché des animaux, s’inscrit-il dans la continuité de vos travaux ?
Jusqu’à présent, j’ai exploré le versant conscient de la vie psychique animale, en m’appuyant sur la phénoménologie. Avec la question de l’inconscient, entendu au sens freudien, on quitte le champ de la subjectivité, de la pensée claire et de l’intentionnalité pour s’aventurer vers un pan caché et répondant à une tout autre logique. Les animaux sont, comme l’homme, dominés par la puissance d’un inconscient sur lequel ils n’ont pas prise. Le rêve, les états anxieux, ou dépressifs qu’ils développent quand on les sépare de leur être d’attachement, les troubles psychosomatiques attestent de l’existence d’un régime psychique qui répond à une autre législation que celle de la conscience, une forme d’inconscient.
Vous vous appuyez sur les thèses développées par Freud concernant la psyché des animaux. Ses recherches ont donc ouvert la voie que vous explorez ?
Je n’aurais pas enquêté sur l’inconscient animal si Freud n’avait pas explicitement invité à le faire. Dans son dernier ouvrage, il affirme l’existence d’un appareil psychique chez certains animaux : un «ça», nom qu’il donne à l’inconscient dans la deuxième topique, un «surmoi» et un «moi». J’ai cherché dans son œuvre ce qui l’avait conduit à étendre sa thèse aux animaux.
A quelles espèces Freud reconnaît-il une vie psychique ?
Il évoque les «animaux supérieurs qui ont avec l’homme une ressemblance psychique», c’est-à-dire des animaux qui nous sont immédiatement familiers, présentant une vie de relation, des affects. Selon Freud, tous les animaux qui ont vécu une période de dépendance durant l’enfance ont un surmoi. Quant à la différence entre le ça et le moi, il la tient pour évidente. Il pensait évidemment aux mammifères, mais probablement aussi aux oiseaux.
Ce qu’il faut retenir, c’est que la réalité psychique, et non la réalité matérielle, joue le rôle dominant chez les animaux aussi. La première prime sur la seconde, qui se trouve sémantiquement déterminée par les expériences vécues par l’individu. La psychogenèse est intimement liée à l’histoire individuelle de chacun, dont les échos se font parfois durablement entendre.
Les animaux souffrent de maux sans les mots pour le dire. Qu’implique cette spécificité ?
Les animaux sont plus démunis que nous face à leurs maux, et donc possiblement plus affectés, car ils n’ont pas la possibilité de mettre leur douleur à distance en la conceptualisant, en la sublimant par la création, ou en l’offrant. Tout comme les enfants, les animaux ne peuvent faire autrement que subir leurs souffrances. L’absence de mots est, en revanche, inutile à la manifestation d’un mal-être : les attitudes, les regards, la posture en disent long. Konrad Lorenz, grand éthologue autrichien, écrit que «la face humaine n’est pas seule à porter, notamment autour des yeux, les “stigmates du destin” lorsque les états dépressifs durent par trop longtemps» ; chez l’oie cendrée aussi les contours des yeux s’affaissent, «caractéristique qui exprime une profonde affliction.»
Avec ce livre, vous attendez-vous à des critiques relevant de l’anthropomorphisme ?
Non, je pense avoir pris toutes les précautions pour ne pas essuyer cette critique, d’ailleurs souvent très creuse. Il ne faut, en effet, pas confondre l’affirmation du sens et l’anthropomorphisme. La forme psychobiologique n’est pas réservée à l’humain, il n’a pas le monopole de la complexité sémantique. Les animaux ne sont pas l’étage inférieur, la strate primitive ou primaire de l’être humain. Ils ont leur propre originalité. Affirmer qu’ils sont des êtres humains «moins quelque chose» revient à une zoologie soustractive, indigente et paresseuse.
Vous consacrez une partie de votre livre aux recherches expérimentales en laboratoire. Qu’en retirez-vous ?
La psychopharmacologie est issue de tests sur les animaux. Ces derniers sont présentés comme des modèles sans psyché qui «simulent» les maladies humaines. Comment modélise-t-on une psychopathologie chez des animaux ? D’abord en les «préparant», selon le jargon de la profession, par l’administration de substances, des ablations chirurgicales ou des modifications génétiques. Ils sont ensuite placés dans des dispositifs traumatisants : répétition de bruits intenses, chocs électriques, hypothermies, situations anxiogènes, terrifiantes ou désespérantes. Mentionnons le test de «la nage forcée», encore appelé «test de désespoir comportemental», ce dernier terme visant à indiquer que le désespoir serait mécaniquement exprimé par un comportement, sans être véritablement vécu par l’animal. Ce déni de psyché associé à la cruauté des dispositifs illustre, une fois de plus, que nous avons une relation malade aux animaux.
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