par Eric Favereau publié le 31 janvier 2023
Treize est son nom de scène, son nom de slam. Elle ne veut pas en donner d’autre. Elle a 38 ans, a passé près de dix ans en psychiatrie, hospitalisée longtemps et souvent. Depuis quelques années, elle a tout coupé, traitements et liens, avec le monde-là. Treize est ainsi. Elle impressionne. Cette semaine, elle sort un livre, Charge, sur cette expérience. «Je ne parle que de ce que je maîtrise aujourd’hui», nous dit-elle. «Je ne raconte pas tout, il y a des choses que je ne peux pas [évoquer]. Dès que j’en parle, je pleure.» Et pourquoi ce titre ? «Parce que c’est lourd, comme une charge. Je ne veux pas dire où j’ai été hospitalisée, je ne veux pas faire un règlement de comptes, ni vis-à-vis du lieu ni vis-à-vis de psychiatres. Il y a de mauvaises pratiques un peu partout.»
Son témoignage n’est pas un énième témoignage, comme il y en a tant ces temps-ci. Elle veut pointer, entre autres, quelque chose de terrible dans le monde du soin : l’emprise. L’emprise du psychiatre sur le malade, l’emprise des médicaments, le patient devant rentrer dans des cas et se conforter à un comportement modèle dans le suivi des soins. L’emprise qui fait que la personne n’a plus accès à elle-même. «C’est comme cela, c’est un rapport de pouvoir qui est là tout le temps. C’est tellement dur ce qui se passe, les vécus sont tellement chargés. Il n’y a pas d’écoute. Peut-être que le médecin n’y peut rien. J’en prends conscience parce que je suis sortie de leur emprise. Dans la psychiatrie, on encaisse sans amélioration.» Puis : «Les gens qui sont censés m’aider, c’est un comble, je dois m’en défendre. Je ne pense pas qu’ils veulent nous abîmer, mais ils ont des problèmes d’accès à nos vécus.»
«J’aurais eu besoin qu’on m’aide à faire le tri»
Treize résiste. Ou s’adapte. «J’écris beaucoup, j’ai toujours aimé écrire. Pendant mes périodes psy, j’écrivais parfois pour décharger. Plus tard, je suis allée dans des salles de slam. J’y ai pris plaisir, c’était en 2016. En 2017, j’ai eu envie de monter sur scène et de partager des textes.» Et ainsi de suite. Treize a travaillé longuement, car les différents chapitres de son livre sont ciselés au mot près.«J’ai fait un choix, insiste-t-elle, de ne parler que d’épisodes que j’ai digérés.» Aujourd’hui, en tout cas depuis huit ans, elle ne consulte plus de psychiatres, elle ne prend plus aucun médicament. «J’ai coupé, il y a pas mal de choses qui aident à équilibrer ma santé mentale, je vais au GEM [groupe d’entraide mutuelle, une association portée par et pour des usagers en santé mentale, ndlr], où il n’y a pas de médecins. Cela me fait du bien, j’arrive à tenir sans médicament, sans suivi psychiatrique, pour moi c’est comme cela, j’ai dû me protéger, pour me tenir à distance, pour sortir de l’emprise.»
Lorsqu’on lui demande comment elle se définirait : malade, handicapée, différente ? «Je suis en situation de handicap psychique, cela m’a aidée de me dire cela. J’avais beaucoup de douleurs sur les errances diagnostiques : est-ce que j’étais bipolaire, folle ? Mais je n’ai pas envie de penser à cela. Oui, ma santé mentale n’est pas celle de tout le monde, j’ai des gouffres dans la tête et cela m’a aussi aidé de me dire cela.» Puis elle lâche : «Cela m’a bouleversée quand quelqu’un du monde soignant a regardé ce qui marchait chez moi et non pas ce qui n’allait pas. Cela m’a fait un bien fou. J’ai toujours une tendance à me dire que je ne suis pas capable, cela m’a marquée, cela a pollué mes pensés de ne pas être accueillie, défendue.» Elle précise : «Pendant ces dix ans, il y avait des choses que je ressentais, qui étaient cataloguées comme des symptômes de maladie mentale, mais pour moi ce n’était pas source de souffrances et ne devait pas être soigné. Et il y avait d’autres choses qui me mettaient en grande souffrance, j’aurais eu besoin que l’on m’aide à faire le tri.» On lui demande alors si elle attend encore quelque chose de la psychiatrie. «Le mieux qu’il pourrait m’arriver, c’est qu’ils abandonnent ce pouvoir, et cela à tous les endroits. Notre parole [celle des patients] n’est pas entendue, il existe un déséquilibre, il y a quand même une situation d’impunité.»
Tendre la main
Voilà. Un combat de tous les jours pour vivre. Régulièrement, Treize slame. Reste que la force de son récit est de ne pas être enfermé sur lui-même. Treize veut tendre la main et parle ainsi à ses amis malades, comme dans une magnifique prière. «J’aurais voulu qu’on me le dise. J’aurais voulu être prévenue. J’aurais vraiment voulu qu’on me le dise, qu’à mon oreille, tout au début, on me confie : écoute‑moi, tu vas investir inconsciemment ton rôle de patiente de toutes tes forces pour régler ton discours au diapason de ce qu’on attendra de toi. Tu verras, tu sauras le faire rapidement. Tu raboteras ce qui est tien et que le cadre d’analyse du corps médical ne sait pas appréhender car tout ce qui sort du cadre pourrait servir à justifier les violences potentielles que tu sentiras à chaque instant comme une perceuse pendue au‑dessus de ta tête. Tu devras couper dans ce qui est tien car tout ce qui sort du cadre forme le terreau sur lequel on justifiera le traitement dont tu bénéficies.» Et encore : «Pour survivre, tu devras te battre afin de préserver autant que possible les bouts d’humanité de ton être. Tu n’es pas arrivée en psychiatrie par hasard, je le sais bien, mais tu ne pourras malheureusement pas consacrer beaucoup d’énergie à apaiser les morceaux qui cognent dans les coins de ton être. C’est très triste, je suis très triste de cela aussi. Je continue parce que je veux te préparer, je ne veux pas que tu sois choquée en plus du reste que tu devras supporter.»
Charge de Treize. Ed. La Découverte, 128 pp. A paraître le 2 février.
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