Par Valentine Faure Publié le 28 janvier 2023
ENQUÊTE Pour affronter l’écoanxiété qui les assaille, un nombre croissant d’écologistes se tournent vers divers rituels de reconnexion à la nature, parfois ancestraux, souvent ésotériques. Et se bricolent une spiritualité sur mesure, censée les aider à transformer le monde, ou du moins leur rapport à celui-ci.
Elle a d’abord été infirmière, puis aiguilleuse du ciel, pilote d’avions privés, analyste en sécurité pour l’aérien. Ensuite, à 41 ans, Florence-Marie Jégoux a vécu ce qu’elle appelle « un bel effondrement intérieur » : une prise de conscience écologique, suivie d’une autre, « collapso ». Face à cette angoisse de fin du monde, elle s’est sentie seule. « Je me suis rendu compte qu’il n’y avait personne autour de moi à qui en parler. Et, en lisant Pablo Servigne, j’ai découvert l’écopsychologie et le “travail qui relie”. »
Plusieurs sites consacrés au « travail qui relie » énoncent ainsi la problématique à laquelle ce « TQR » entend répondre :« Comment aller à la rencontre de notre découragement et de notre impuissance face à l’ampleur de la crise écologique et sociale, pour les transformer en engagement créatif ? Comment renforcer nos racines pour nous soutenir nous-mêmes, les autres et la Terre ? »
Le travail suit une « spirale en quatre temps », qui mélange « méditation, travail sur la respiration, cercles de parole, explorations sensorielles en nature, exercices en groupes, danse, chant… », explique Florence-Marie Jégoux. Elle a ressenti « la puissance du processus » et organise depuis des stages de TQR. Deux jours et demi pour 180 euros, dont on peut s’acquitter par le troc, avec tarif réduit pour les « coconstructeurs du nouveau monde ».
Les sources d’inspiration du TQR se trouvent aussi bien « dans le bouddhisme que dans les neurosciences », poursuit celle qui se définit comme une « pollinisatrice », au carrefour de différentes pratiques et croyances. Certains rituels, comme le bâton de parole, sont empruntés aux peuples premiers. Au cœur du travail se trouve l’idée de « reliance » : il s’agit de « nous reconnecter à nous-mêmes, à notre propre imaginaire, aux autres êtres vivants, à l’invisible, au mystère, au sacré ». Mais Florence-Marie Jégoux se refuse à donner une définition au sacré : « A chacun de se faire sa propre idée. On n’est pas dans un dogme. »
Le travail qui relie est l’une des nombreuses pratiques spirituelles associées à l’écologie. Il en existe une foule d’autres : bains de nature, marches du temps profond, cérémonies cacao sacré, séances de kambo (une pratique de nettoyage ancestrale à base de venin de grenouille), méditations en quête de son animal totem, remerciements à la Pachamama (la Terre mère), jeûnes pour la Terre…
Dans sa foisonnante enquête, Les Nouvelles Routes du soi (Arkhé, 2022), le journaliste Marc Bonomelli s’est intéressé à ces « créatifs spirituels », des « cheminants » qui composent leur propre spiritualité autour de leur attachement aux valeurs écologistes. Pour ces adeptes, la crise environnementale « n’est pas seulement au-dehors, mais aussi au-dedans de nous », comme l’écrit le philosophe suisse Michel Maxime Egger, auteur de Ecospiritualité. Réenchanter notre relation à la nature (Jouvence, 2018), et fondateur du Laboratoire de la transition intérieure. Elle ne saurait se résoudre seulement par des « réformes politico-économiques, des chartes éthiques, des avancées technologiques et des écogestes au quotidien », mais doit être complétée « par une écologie intérieure : une écospiritualité ».
Pratiques et approches variées
Voisine de l’écopsychologie, qui s’intéresse aux liens entre les troubles de l’âme et les questions environnementales, ou de l’écoféminisme, qui interroge les connexions entre la domination des hommes sur la nature et celle qu’ils exercent sur les femmes, l’écospiritualité rassemble des pratiques et des approches théoriques variées.
Ses sources d’inspiration se trouvent un peu partout : sagesses indigènes, bouddhisme, christianisme, chamanisme, Wicca, druidisme, anthroposophie… A l’arrivée, pas de bloc de croyances, pas de mouvement constitué, mais un ensemble de valeurs et d’aspirations communes qui s’expriment dans des pratiques axées autour de quelques invariants : un rejet de la dualité homme-nature, esprit-matière ; une fascination pour les peuples premiers, vus comme des écologistes naturels ; une foi dans l’intuition intérieure et une défiance vis-à-vis des Lumières, de la rationalité, de ce que Pierre Rabhi appelait « l’obscurantisme moderne ».
La production éditoriale reflète cet engouement. Sur les présentoirs de l’enseigne Nature & Découvertes, à côté des Quatre Accords toltèques, de Don Miguel Ruiz (Jouvence, 2016), guide de développement personnel au succès phénoménal inspiré de « la tradition toltèque, gardienne des connaissances de Quetzalcoatl, le serpent à plumes », on trouve le Grimoire du jardin de sorcière, de Stéphanie Ribeiro (Rustica, 2022), Mon cahier d’énergie, signé Natacha Calestrémé (Albin Michel, 2022) ou La Reliance sacrée à la nature selon Hildegarde de Bingen, de Sarah Stulzaft (Rustica, 2022).
Les ouvrages de réflexion sur les enjeux sociétaux ne sont pas en reste, avec les ventes exceptionnelles de La Vie secrète des arbres, de Peter Wohlleben (Les Arènes, 2017), Vers la sobriété heureuse, de Pierre Rabhi (Actes Sud, 2010), ou des essais collapsologistes de Pablo Servigne.
« Nous avons besoin d’un véritable sursaut spirituel pour affronter ces enjeux. Mais ce qui nous arrive est aussi un défi à la spiritualité, un défi énorme pour la production de sens » – Dominique Bourg, philosophe
Dans L’Archipel français (Seuil, 2019), le sociologue Jérôme Fourquet constate bien « l’apparition d’une sorte de nouvelle spiritualité diffuse qui agrège des éléments new age et néochamaniques ». Mais il existe encore peu d’études sur le sujet. « On n’a pas trouvé le bon mot pour décrire ce qui se passe », admet Christophe Monnot, sociologue suisse spécialiste de l’écospiritualité.
La Miviludes, l’agence gouvernementale qui observe le phénomène des sectes, fait état, depuis 2020, d’« un accroissement de l’offre sectaire ». La mission s’inquiète notamment de voir se développer en France « un certain nombre de mouvements », parmi lesquels « les dévoiements de la méditation de pleine conscience, la théorie du féminin sacré (dont l’objectif semble être purement financier), ou le néochamanisme ».
Pour Christophe Monnot, on est loin de la dérive sectaire : les pratiques qu’il étudie se font le plus souvent « en pointillé », au titre d’une recherche d’expérience, qui n’ébranle pas les modes de vie. Mais des concepts – l’énergie, la figure de la sorcière, la Terre mère (Gaïa) – se diffusent, trouvant dans la crise écologique un terreau favorable.
« Il y a une forme de transcendance inhérente à la proposition écologiste, dit David Cormand, eurodéputé et ancien secrétaire national d’Europe Ecologie-Les Verts (EELV). Ce qui est délicat, c’est que peut se greffer là-dessus une spiritualité qui relèverait un peu de la superstition. » Le 25 août 2021, dans Charlie Hebdo, la députée (EELV) de Paris Sandrine Rousseau déclarait : « Le monde crève de trop de rationalité, de décisions prises par des ingénieurs. Je préfère des femmes qui jettent des sorts plutôt que des hommes qui construisent des EPR. » Fracas habituel. « C’est très ancré dans l’histoire de l’écologie, commente David Cormand. La réhabilitation des sorcières, j’entends ça depuis toujours. On parle de choses qu’on semble redécouvrir, alors qu’elles ont un demi-siècle. »
Double sens
L’hybridation de croyances et de rituels de différentes traditions n’est bien sûr pas neuve. Dans les années 1960, la philosophie new age proposait déjà un syncrétisme spirituel porteur d’une espérance : éveiller des consciences pour faire advenir « l’ère du Verseau ». Les sources d’inspiration étaient déjà variées – paganisme, magie, angélologie, astrologie, divination, bouddhisme, etc.
« Aujourd’hui, il y a toujours l’espérance d’un nouvel âge, mais il y a un certain désenchantement, c’est moins béat,observe le journaliste Marc Bonomelli. La crise climatique est venue accentuer une forme de millénarisme et d’ambiance apocalyptique, qui porte en elle une nécessité de conversion. »
L’expression « conversion écologique » est-elle aussi à entendre comme une conversion spirituelle ? L’essayiste collapsologue Pablo Servigne parle de « métanoïa », un concept emprunté à la théologie chrétienne pour désigner ce nécessaire changement dans notre conception du monde. « Nous avons besoin d’un véritable sursaut spirituel pour affronter ces enjeux, soutenait le philosophe Dominique Bourg, en 2015, dans la revue Projet. Mais ce qui nous arrive est aussi un défi à la spiritualité, un défi énorme pour la production de sens. »
Or le mouvement s’observe à double sens : une spiritualisation de l’écologie, et une écologisation du religieux. Engagé depuis les années 1970 dans des cercles confidentiels, le « verdissement » de l’Eglise s’est manifesté avec force en 2015, dans l’encyclique Laudato si’ – sur « la sauvegarde de la maison commune » – du pape François, qui a choisi son nom en référence à saint Francois d’Assise, « l’homme qui aime et préserve la Création ».
En février 2020, le philosophe Bruno Latour avait dirigé le colloque « Gaïa face à la théologie » au Collège des bernardins, à Paris, avec l’idée de créer une liturgie, des psaumes, des prières capables d’exprimer une nouvelle relation à la Terre, au Ciel, au salut, à l’éternité. Bref, la crise climatique offre « une chance pour le changement, pour un véritable moment de conversion », comme le disait, en 2021, le pape François à la COP26.
« Le mouvement n’a pas besoin des glissements ésotériques qui le décrédibilisent si souvent » – un militant d’Extinction Rebellion
Se convertir, mais à quoi ? Parisienne de naissance, Marine a travaillé vingt ans dans l’industrie du luxe avant de tout quitter pour s’installer à Ibiza, qu’elle qualifie d’île « aux tonnes de faux chamanes, aux propositions infinies ». Elle s’adonne chaque mois, à la nouvelle lune, à des séances de temazcal – une cabine de sudation en terre. Un rituel accompagné de chants et de prières, originaire des civilisations préhispaniques d’Amérique du Nord. Elle participe aussi à des cérémonies d’ayahuasca – une potion indigène hallucinogène – avec une chamane chilienne installée là depuis vingt ans, et à des busquedas de vision, rituel de passage ancestral des Sioux Lakota. Ces pratiques lui permettent « de gérer une partie de l’écoanxiété » qui lui a fait réinventer sa façon de vivre tout entière.
« Il faut le voir comme autant de moyens, commente le philosophe Camille Riquier, auteur de Nous ne savons plus croire (Desclée de Brouwer, 2020). L’erreur serait de prendre cette écospiritualité pour une fin : j’ai trouvé la paix, la nature me fait du bien. Ça, c’est du développement personnel, c’est comment aller bien dans un monde qui va mal. »
Pour les adeptes, la transition intérieure est, au contraire, évidemment vectrice d’une transformation du monde. « Regarder pendant quatre heures son morceau de charbon, son seau d’eau, c’est de l’attention, de la présence que l’on donne aux éléments. C’est évident qu’en sortant on n’a pas la même conscience des choses », observe Marine. Les Américains parlent d’« activisme contemplatif ».
Catholique marié à une protestante et très « écoanxieux », « Yaya », 47 ans, a rejoint le mouvement de désobéissance civile Extinction Rebellion (XR) après un burn-out. Il y a créé un groupe en interne, XR-Spi, ouvert à toutes les confessions, décrit comme un « espace de respiration dans la lutte », mais aussi « un mode d’action militant ». Pour Yaya, il s’agit de « prévenir le burn-out militant. Devant le défi, on a besoin de cultiver notre jardin intérieur ».
Sur les réseaux sociaux, les réactions des militants sont peu enthousiastes : « Quelle tristesse… Le mouvement n’a pas besoin des glissements ésotériques qui le décrédibilisent si souvent », écrit l’un. « J’attends avec impatience les formations : combattre le réchauffement climatique par la danse de la pluie », moque un autre. « Ça ressemble drôlement à Problemos… », tranche un troisième, en référence à la comédie satirique d’Eric Judor, sortie en 2017.
Au-delà du superficiel
Sur Instagram, quelques hashtags permettent un voyage parmi l’offre pléthorique de la nébuleuse écospirituelle. On invite à célébrer le solstice d’hiver, ou les « cérémonies cacao sacré », rituel « venu tout droit d’Amérique du Sud » célébrant « Mama Cacao », l’esprit de la plante qui « facilite l’ouverture du chakra du cœur ».
On trouve des formations en e-learning pour devenir « praticien en écorituels », mais aussi des « bénédictions de l’utérus » – le féminin sacré n’est jamais loin. Au hasard des hashtags, on tombe ainsi sur Marlène, « gardienne d’espaces sacrés », qui propose d’aider à « [se] reconnecter à [son] cœur. Pour les femmes en quête de libération et de sororité ». Ou Chloé Bloom, 262 000 abonnés, qui invite à « déployer l’amour de soi », en jouant de la flûte à prières péruvienne en robe blanche.
« Les écospirituels sont dans une quête, donc ils vont multiplier les expériences, mais au bout d’un moment ils ne gardent que ce qui est bon pour eux » – Julia Itel, sociologue
« On est tous l’inauthentique de quelqu’un dans ces milieux-là, note Marc Bonomelli. Mais on est borgne si on ne voit que le côté superficiel. »
Au terme « bricolage » les écospirituels préfèrent celui, plus fécond, de « butinage ». « Le butinage est aussi animé par une recherche d’exactitude, de complétude », ajoute le journaliste. Il est aussi vu, paradoxalement, « comme une manière de se prémunir des dérives sectaires. Si j’ai vingt gourous, personne n’est mon gourou ».
Sociologue et autrice de Spiritualité et société durable (Yves Michel, 2019), Julia Itel consacre sa thèse « aux pratiques spirituelles, symboliques et sensorielles de reconnexion avec la nature ». Elle voit dans leur butinage un processus d’analyse nourri d’une réflexivité critique certaine. « Les écospirituels sont dans une quête, donc ils vont multiplier les expériences, mais au bout d’un moment ils ne gardent que ce qui est bon pour eux, se façonnent un système de croyances et de sens qui leur correspond », analyse-t-elle.
Julia Itel rapporte le cas de cette prof de yoga : « Elle s’est rendue à un séjour chamanique proposant de réaliser sur plusieurs jours une “danse du soleil”, qui induit un état de conscience modifiée. Et elle s’est rendu compte sur place que c’était trop loin de sa culture, trop décontextualisé, voire trop folklorique, et qu’elle ne s’y retrouvait pas. »
Le philosophe Michel Maxime Egger appelle pour sa part à un regard critique, « car il convient de discerner dans la tradition ce qui est écologiquement pertinent ou dépassé, fécond ou stérile, positif ou négatif ». Pas question, par exemple, de garder les sacrifices d’animaux des rituels en l’honneur de Pachamama.
Dans ces milieux, explique Marc Bonomelli, le bricolage « est justifié par la croyance diffuse que toutes les religions ont une base commune où toutes les traditions puisent. Ce qui fait qu’on ne verra pas de problème à allier des bols chantants tibétains à des tambours chamaniques dans une même cérémonie, par exemple ».
Dans Le Monde, en 2016, le philosophe musulman Abdennour Bidar voyait venir un « espéranto » commun aux « athées, agnostiques, croyants », une « sociabilité spirituelle partageable sans frontières ». Camille Riquier fait quant à lui le diagnostic d’une phase d’expérimentation, comparable au XVIe siècle. « C’est le siècle de l’errance. On n’a plus de certitudes, on “s’essaie”, comme Montaigne. On est prêt à essayer des formes de spiritualité parfois grotesques, en prenant le risque de faire fausse route. C’est le prélude à une nouvelle ère. Ça peut déboucher sur de nouvelles façons de vivre ensemble et de nous rapporter à notre environnement. » Une spiritualité commune, axée autour de la nature.
Le 28 novembre 2022, un évêque, un prêtre, un maître bouddhiste, une pasteur et un rabbin participaient ensemble à une action de désobéissance civile organisée par XR-Spi et GreenFaith. Ils ont investi une station-service à Paris pour dénoncer le projet de pipeline de Total en Ouganda. « C’était l’occasion de parler d’une seule voix », commente Yaya, fondateur de XR-Spi, avant d’évoquer plutôt « des voix diverses, en harmonie. L’urgence fait qu’on n’a pas le temps pour les querelles de chapelle ». La cérémonie s’est achevée sur un temps de silence, encadré par les tintements d’un bol tibétain.
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