par Thomas Coutrot et Coralie Perez, Economistes publié le 29 janvier 2023
Le rejet massif de la réforme des retraites s’enracine dans le sentiment largement partagé que le travail est, pour beaucoup, déjà devenu insoutenable bien avant 60 ans.
A la question «Vous sentez-vous capable de faire le même travail qu’actuellement jusqu’à votre retraite ?» : 44 % des salariés interrogés répondent par la négative (1). Leur réponse dépend beaucoup du temps qui les sépare de la retraite : les jeunes se voient bien plus souvent incapables (58 % pour les moins de 30 ans) que les seniors (26 % pour les plus de 50 ans). Au-delà de l’âge, jouent la classe sociale et le genre : les ouvriers sont moins optimistes (48 %) que les cadres (38 %), les femmes (48 %) que les hommes (40 %).
Derrière ces différences, ce sont surtout les conditions concrètes du travail qui déterminent sa soutenabilité. La pénibilité physique, bien sûr, en premier lieu : les salariés les plus exposés aux contraintes physiques (2) sont 59 % à juger qu’ils ne tiendront pas jusqu’à la retraite. Cette pénibilité physique aboutit, on le sait, à une usure prématurée des articulations, à des surdités, à des cancers, etc. dont la plupart ne sont pas reconnus en tant que maladies professionnelles et qui contribuent à réduire l’espérance de vie.
C’est cet aspect de la pénibilité du travail que les réformes précédentes ont prétendu compenser via le compte pénibilité. La Cour des comptes a récemment tiré un bilan sévère de ce dispositif, «voué à n’exercer qu’un effet réduit, sans impact sur la prévention» : les employeurs n’ont déclaré la pénibilité que pour un quart des 3 millions de salariés exposés aux critères de pénibilité officiels et, en 2020, sur 700 000 départs à la retraite, seulement 3 000 (soit 0,4 %) ont pu être anticipés au titre de la pénibilité !
Mais il n’y a pas que la pénibilité physique qui rend le travail insoutenable. Il est d’ailleurs bien établi que les troubles musculosquelettiques, les maladies professionnelles les plus fréquemment reconnues et qui touchent majoritairement des femmes, sont causés par la conjonction de facteurs physiques (hyper-sollicitation des articulations) et de facteurs psychosociaux (intensité du travail, manque d’autonomie, de soutien social, de reconnaissance…). Sans parler des pathologies psychiques telles que le syndrome d’épuisement professionnel (ou burn-out) ou les dépressions, provoquées par le surmenage, les injonctions contradictoires et les tensions liées à un management autoritaire. Ces pathologies ne sont presque jamais reconnues comme maladies professionnelles.
De la perte de sens du travail
Parmi les facteurs psychosociaux en cause, nous avons récemment mis l’accent sur la perte de sens du travail. Le travail a un sens pour les personnes s’il leur procure le sentiment d’être utile socialement, de pouvoir faire leur travail en accord avec leur éthique professionnelle et personnelle, et de développer leur expérience et leurs compétences. Nous avons montré que lorsque le travail perd son sens, le risque d’absences pour maladie est significativement accru.
Ainsi, il s’avère que le manque de sens du travail est un facteur majeur d’insoutenabilité : les salariés les plus exposés (3) sont 63 % à juger ne pas pouvoir tenir jusqu’à la retraite dans le même travail. A âge et métier identiques, le risque de juger son travail insoutenable est alors multiplié par deux, soit autant que dans le cas de la pénibilité physique. Avoir un travail très intense, ou bien des relations dégradées avec les collègues et les supérieurs, déclenche aussi ce sentiment de ne pas pouvoir tenir dans son travail, quoique dans une mesure un peu moindre.
Le système de compensation de la pénibilité, dans son état actuel, reconnaît très mal la pénibilité physique et ignore complètement la pénibilité psychique. Un système juste et efficace de compensation prendrait en compte l’ensemble des facteurs de pénibilité, et ouvrirait des droits non pas au niveau individuel (la mesure des expositions étant trop dépendante de la bonne volonté de l’employeur) mais collectif, grâce à des listes de métiers négociés au niveau des branches professionnelles. Chaque trimestre travaillé dans un métier pénible serait bonifié pour l’accès à la retraite.
Mais la compensation ne saurait suffire. Le débat sur la retraite est l’occasion d’ouvrir la discussion sur ce que serait une politique du travail vivant qui viserait à redonner aux salariés un véritable pouvoir d’agir sur leur travail. Chercheurs, syndicalistes, professionnels et connaisseurs du travail réel convergent aujourd’hui vers une idée simple : pour rendre le travail soutenable, il faut doter les travailleurs du temps, du droit et des moyens de délibérer entre eux sur ce qui entrave leur activité et sur la manière de réorganiser le travail afin qu’il trouve du sens et qu’il devienne soutenable pour la santé des humains et des écosystèmes.
A rebours de ce qu’ont provoqué les ordonnances Macron de 2017 en supprimant les délégués du personnel et les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), engageons le débat sur la nécessaire élection de délégués de proximité qui porteraient l’indispensable délibération sur le travail, ainsi que sur les nouveaux droits dont disposeraient ces élus. Cette question ne peut plus être laissée à la négociation collective et à l’accord des employeurs : les enjeux sanitaires et environnementaux du travail en font une question de santé publique et démocratique.
(1) Selon l’enquête de la Dares «Conditions de travail et risques psychosociaux 2016».
(2) Il s’agit des salariés appartenant au quatrième quartile (les 25 % les plus exposés) de la distribution d’un indicateur de pénibilité physique incluant les postures pénibles, le travail debout, les déplacements à pied longs et fréquents, les charges lourdes, les vibrations, l’exposition à des fumées et poussières ou à des produits toxiques et le bruit.
(3) Ceux appartenant au premier quartile (ceux qui ont moins de sens au travail) de la distribution d’un indicateur de sens du travail construit à partir de ses trois dimensions (utilité sociale, cohérence éthique, capacité de développement).
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