par Claire Moulène publié le 5 décembre 2022
Quelle mouche les a piqués ? En cette fin d’année, de nombreux musées ou centres d’art ont décidé de réveiller les fantômes et de sortir les cadavres du placard. Peut-être est-ce de sentir poindre l’heure du bilan à l’approche d’anniversaires importants ? 50 ans pour le CAPC de Bordeaux en 2023, 20 pour le Palais de Tokyo cette année, tandis que le centre Pompidou attend son grand liftingavant de revêtir, en 2027, son costume de quinqua. Ou serait-ce plutôt la crise majeure qu’ils traversent, interpellés de toute part par une génération d’artistes, intellectuels et activistes qui réclament un autre récit ? Toujours est-il que nombre d’institutions entament cette année leur examen de conscience. Et plongent le nez dans leurs archives officielles autant qu’ils tendent l’oreille pour capter les rumeurs et autres malédictions, réelles ou imaginaires, qui les ont façonnés d’années en années.
Nulle nostalgie dans ces enquêtes internes, plutôt le désir d’assainir le terrain pour mieux le cultiver. «La permaculture agricole rappelle qu’il n’y a pas de neutralité du sol. Dès lors, on ne sème pas avant d’avoir appris à le connaître», rappelle Guillaume Désanges, directeur du Palais de Tokyo, qui depuis son arrivée en janvier 2022 travaille avec ses équipes à redéfinir le champ lexical de l’institution. Ainsi est née l’idée d’une «permaculture institutionnelle» appliquée à tous les étages du centre d’art contemporain le plus vaste d’Europe. Avant de connaître sa forme actuelle, il n’accueillit rien moins que l’exposition universelle de 1937 (année de son ouverture), le premier Musée national d’art moderne (avant que ne soit créé le centre Pompidou), le Centre national de la photo, la Cinémathèque ou la Fémis. Et à bien y regarder, il subsiste de nombreuses traces de ce passé gravé dans le marbre, de l’ancienne salle de cinéma incurvée qui porte encore le nom de salle 37, à la galerie du Capricorne qui fut autrefois l’écrin d’un grand tableau de Max Ernst du même nom.
Soigner les traumas
Autre mot de passe : la psychothérapie institutionnelle. Soit une pratique née après-guerre du côté du champ psychiatrique, mais qui a partie liée avec l’art. L’idée est simple : il faut soigner les individus autant que les institutions qui les abritent. Car ce sont parfois ces dernières qui pèsent de tout leur poids sur celles et ceux qui les habitent. En France, François Tosquelles à Saint-Alban et Jean Oury à la Clinique de la Borde furent les deux grands architectes de cette antipsychiatrie. Au sein de leurs établissements que fréquentèrent, pas tous pour les mêmes raisons, Tristan Tzara, Antonin Artaud ou le penseur du postcolonialisme Frantz Fanon, des pratiques inédites à l’époque en milieu hospitalier, comme le travail en collectif et l’activité artistique, contribuèrent à faire émerger ce qu’on a ensuite appelé l’art brut. Ce faisant, ils inventèrent aussi avant l’heure l’art-thérapie, qui a aujourd’hui la faveur de nombreux artistes et curateurs.
En s’inspirant de la psychothérapie institutionnelle, les lieux culturels entendent eux aussi révéler un certain nombre de déterminismes, idéologiques, historiques, autant que soigner les traumas. C’est dans cette perspective que l’artiste Carla Adra a installé pendant trois mois, au sein des bureaux du Palais de Tokyo, une sorte de confessionnal dans lequel elle recueille les témoignages de salariés qui revendiquent, dit-elle, une appartenance à «la grande famille du palais». Or, note l’artiste, «la famille est typiquement le lieu de la névrose, des affects mal réglés, des hiérarchies qui écrasent ou des assignations». Cette thérapie à l’échelle de l’institution, que dans le monde de l’entreprise on appellera moins poétiquement audit interne, donnera lieu à une performance du 13 au 16 décembre, durant laquelle trois actrices aux blouses usées répéteront en boucle, comme pour les exorciser, ces confidences systémiques.
De thérapie, il est aussi question à Bétonsalon, après la démission forcée de son ex-directrice accusée de management toxique. Emilie Renard, qui a repris les rênes de ce centre d’art et de recherche adossé à l’université Paris-VII, le considère comme un corps endolori dont il faut panser les plaies. Il faut, pense-t-elle, «prévenir l’institution de ses fixations», réfléchir aux «dysfonctionnements» pour s’émanciper de tout risque de «pétrification ou d’hégémonie». Et remettre à plat les modes opératoires au sein des équipes tout en faisant de la place à une programmation sensible.
A l’image du mini-opéra d’Anne Le Troter présenté au printemps dernier, qui faisait dialoguer artistes et militants du Paris artistique des années 30 (dont Louise Hervieu, peintre et inventrice du «carnet de santé») avec des «travailleurs de l’art» d’aujourd’hui, tous liés à la notion de soin. L’exposition prenait littéralement le pouls du lieu (avec des haut-parleurs fixés sur les fenêtres) et l’artiste avait réparé en y coulant de l’étain les fissures apparues au fil du temps sur le sol de ce centre d’art ouvert en 2003. Ce geste rappelait l’art japonais du kintsugi, qui consiste à mettre en valeur les fêlures et les cassures des céramiques avec de la laque ou de l’or. Une cicatrisation accélérée certes, mais surtout laissée visible – c’est toute la beauté du geste.
Or, pour les musées et centres d’art qui s’engagent sur la voie de la réparation, il n’est pas question non plus de masquer les fractures. Au Magasin de Grenoble par exemple, les artistes et designers qui ont accompagné la métamorphose à bas coûts du lieu ont eu à cœur de travailler à partir de matériaux et rebuts trouvés sur place, de faire réapparaître la structure initialement pensée par l’architecte Patrick Bouchain et de réhabiliter certains usages peu à peu effacés. On est loin de la tabula rasa.
«De la thérapie, de la sociologie critique, du chamanisme»
«Les fantômes, il s’agit de les convoquer plutôt que de les étouffer», confirme de son côté la commissaire d’expositions Adélaïde Blanc, en charge du premier chapitre d’un vaste programme qui ouvre le 9 décembre au Palais de Tokyo. Intitulé «le Grand Désenvoûtement», il propose d’utiliser «divers outils qui relèvent de la thérapie, de la sociologie critique, du chamanisme ou du médiumnique, pour interroger l’institution, en partager les déterminismes, en prendre soin». Concrètement, cela se traduit par une conférence à deux voix de Béatrice Joyeux-Prunel et Nicolas Heimendinger visant à émanciper l’endroit de ses malédictions, une radiographie de l’artiste Edith Dekyndt qui sonde les vibrations du lieu ou l’excavation de la caravane du Palais de Tokyo par l’artiste fictif Youri Johnson, objet hautement symbolique, tant il changea de fonctions au fil des ans. D’abord utilisé comme billetterie et installé dans le hall d’entrée, il fut transformé en poste de sécurité, puis en espace de médiation avant de devenir un lieu de stockage.
L’artiste Hito Steyerl, également de la partie, a choisi quant à elle l’arme de la fiction, et a élaboré douze scénarios de science-fiction avec un collectif travaillant sur les logiciels libres dans le champ de l’art et une intelligence artificielle. Manière de dire que l’archéologie d’un lieu n’est pas forcément poussiéreuse, mais peut aussi se placer en mode prospectif. Et c’est encore ce que propose le dessinateur Sammy Stein dans une petite publication qui sera distribuée à chaque visiteur : une randonnée au sein des entrailles réelles ou fictionnalisées du Palais.
Si l’on en croit le programme, avec, entre autres, une invitation à l’historien Pierre Singaravélou, l’histoire contrefactuelle – le fameux «et si» venu de la littérature ou des arts, mais qui de plus en plus s’invite dans le champ des sciences sociales – sera également au cœur du vaste chantier que vient d’ouvrir le centre Pompidou avec son «laboratoire d’histoire permanente». L’idée est d’Antoine de Baecque, historien de la culture et invité d’honneur pour les deux années à venir, jusqu’à la fermeture du centre en 2024. Avec une cinquantaine d’étudiants en histoire de l’art ou écoles d’art, il s’agit de plonger dans les archives colossales du musée.
Le groupe se retrouve chaque mercredi et vendredi matin dans la «salle triangle», de plain-pied sur la piazza, laquelle fut l’un des éléments déterminants du projet architectural qui a finalement remporté la mise en 1971 : celui de Piano et Rogers. Au sein des 3 kilomètres d’archives linéaires actuellement conservés sous la piazza (celles du musée mais aussi de l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique ou de la Bibliothèque publique d’information), on trouve des cartons entiers dédiés au concours architectural lancé au début des années 70, alors que germe dans les esprits l’idée d’un grand centre culturel. Elles montrent par exemple comment Jean Prouvé, le président du jury, a dû trancher entre les 680 candidats, et autant de projets dessinés, tous conservés. La bibliothèque Kandinsky et son extraordinaire fonds lié à l’histoire des expositions seront l’autre mine que les étudiants ne manqueront pas d’interroger. Avec un intérêt tout particulier pour «les Immatériaux», exposition culte du philosophe Jean-François Lyotard, qui en 1985 entérine une césure entre deux mondes et l’avènement du postmodernisme.
Polémique urbanistique
Mais ce qui intéresse au premier chef Antoine de Baeque, c’est d’ausculter les frottements qu’a pu susciter à l’époque la naissance de ce musée d’un genre inédit. Entre curiosité populaire (à en croire le dernier film de Rossellini, tourné lors de l’inauguration en 1977) et polémique monstre. Polémique urbanistique au premier chef, car avec le plateau Beaubourg, c’est un quartier entier qui se métamorphose. Idéologique ensuite, si l’on se souvient du petit livre de Jean Baudrillard l’Effet Beaubourg, qui s’interrogeait sur ce «supermarché de la culture». «L’autre polémique est venue des artistes eux-mêmes qui se sont d’abord méfiés de ce lieu voulu par un politique de droite. On a reproché au centre d’institutionnaliser les avant-gardes, de faire de l’art expérimental un art officiel», rappelle de Baecque.
En donnant la parole aux témoins, de Jean-Hubert Martin (commissaire de l’exposition pivot «les Magiciens de la terre» en 1989, qui pour la première fois désoccidentalise la carte de l’art), à Daniel Buren, abonné à la tuyauterie du centre Pompidou, ou Claude Mollard, marionnettiste des politiques culturelles, il s’agit d’assumer un héritage. Mais aussi, au-delà de l’enquête rigoureuse et scientifique, de remettre en circulation et en mouvement cette histoire à travers des reenactment et des restitutions performées.
Les 8 et 9 décembre, la spéculation sera aussi au cœur d’un séminaire organisé par le musée d’art contemporain CAPC de Bordeaux, en partenariat avec le Cnap. C’est la philosophe Isabelle Stengers qui donne le ton : «Dis-moi comment tu racontes, je te dirai à la construction de quoi tu participes.»
Réévaluer les collections publiques, mais aussi infléchir la ligne d’acquisition, comme on a pu le voir ces dernières années en faveur des artistes femmes par exemple, voilà un autre chantier à mener face au «séisme culturel sans précédent» qui fait tanguer le monde de l’art jusque dans ses temples les plus solides. «Dans la mesure où ils sont liés aux idéologies, croyances collectives venues après la religion, aussi longtemps que ces croyances ne seront pas remplacées par d’autres, différentes dans leur principe, que nous ne savons même pas imaginer, les musées garderont leur place centrale», analyse le philosophe et historien Krzysztof Pomian dans le magistral tome III de le Musée, une histoire mondiale paru cet automne. Il se pourrait qu’en revisitant de la sorte leur propre récit, les musées soient en train de prendre les devants.
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