Par Nathalie Brafman et Pascale Santi Publié le 12 décembre 2022
La kétamine ou la stimulation magnétique transcrânienne permettent de sortir certains malades de l’impasse thérapeutique. Une révolution qui reste encore réservée à quelques milliers de patients.
Pendant trois ans, Jeanne (qui a requis l’anonymat) a vécu dans une espèce de « trou noir ». « Début 2019, je suis tombée dans une dépression sévère à la suite de problèmes professionnels. J’ai enchaîné les antidépresseurs : soit ils ne marchaient pas, soit j’avais des effets secondaires tels qu’il fallait que je les arrête. J’avais des idées suicidaires, l’impression que je ne m’en sortirai jamais. »
En mai 2022, la psychiatre qu’elle voyait en libéral lui a conseillé d’aller consulter au Centre expert santé mentale et physique des Hôpitaux universitaires de Marseille (AP-HM). Au terme d’une consultation de deux heures et demie, le psychiatre a proposé à Jeanne un traitement à base de kétamine – un anesthésiant utilisé depuis des années en chirurgie vétérinaire, également analgésique. L’effet a été immédiat. Ses idées noires ont disparu. Jeanne a l’impression « de revivre ».
La dépression est la maladie mentale la plus fréquente et la première cause d’invalidité. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime à 300 millions le nombre de personnes touchées. En France, entre 5 % et 15 % de la population connaîtra un épisode dépressif au cours de son existence. Aucun milieu social, aucune tranche d’âge ne sont épargnés. Les femmes sont deux fois plus souvent concernées. Le risque de suicide est particulièrement élevé.
Et la crise sanitaire liée au Covid-19 a pesé sur la santé mentale des Français. Selon l’étude CoviPrev, de Santé publique France, publiée mi-septembre, 18 % des personnes interrogées présentaient des signes d’un état dépressif (8 points de plus qu’en 2017), et 12 % avaient eu des pensées suicidaires. Conséquence, l’usage des antidépresseurs ne cesse d’augmenter – comme celui des hypnotiques et anxiolytiques. En 2021, 41,4 millions d’ordonnances d’antidépresseurs ont été délivrées, soit une augmentation de 5,9 % par rapport à 2018-2019, avant la crise sanitaire, selon le GIS Epi-Phare (ANSM, Assurance-maladie). Au total, en 2021, six millions de Français ont eu au moins une délivrance d’antidépresseurs.
Une variété de symptômes
Les causes de la dépression sont multiples, elle survient en général après un traumatisme, un stress ou… sans aucun facteur déclenchant. Pour Jeanne, l’origine est professionnelle, mais la dépression peut également se manifester après un deuil, un accouchement, une rupture, etc. Il peut exister une prédisposition génétique. Concrètement, cette maladie est associée à un dérèglement de trois neurotransmetteurs – des molécules chimiques qui permettent aux neurones de communiquer entre eux –, la sérotonine, la dopamine et la noradrénaline, impliquées dans le comportement et les émotions. Ce déséquilibre provoque une variété de symptômes et peut se traduire par une profonde tristesse, une perte d’intérêt pour les activités quotidiennes, une vision pessimiste de soi-même mais aussi du monde, des troubles du sommeil, etc. Avec un retentissement majeur sur sa vie et celle de son entourage.
Rien à voir avec un épisode de déprime qui passe en quelques jours. « On parle beaucoup de la dépression, mais le terme est banalisé. On pense que si on dit à quelqu’un de déprimé : “Allez, secoue-toi un peu”, il va s’en sortir. Or, la personne déprimée ne peut plus travailler, prendre soin d’elle… Ses processus cognitifs lui livrent un monde environnant totalement biaisé. Son cerveau bugue », explique Chantal Henry, professeure des universités et psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne.
Comme Jeanne, environ un tiers des patients dépressifs sont résistants aux antidépresseurs, c’est-à-dire en échec d’au moins deux lignes de traitements médicamenteux pendant huit semaines. Pour ces patients, longtemps il n’y a pas eu d’autre choix que l’électroconvulsivothérapie (les électrochocs). Un traitement relativement efficace mais qui n’est pas disponible partout. Dans tous les cas, une psychothérapie fait partie intégrante du traitement.
Un engouement fort pour la kétamine
L’arrivée de la kétamine redonne de l’espoir et l’engouement qu’elle suscite ressemble fort à celui qu’a connu la psychiatrie à la fin des années 1980 avec la mise sur le marché du Prozac, chef de file des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS) qui agissent en augmentant le taux de cette hormone dans le cerveau.
Les effets antidépresseurs de la kétamine, en injections intraveineuses, ont été découverts à la fin des années 1990. L’équipe de Guillaume Fond, psychiatre et responsable des Centres experts schizophrénie et dépressions résistantes aux Hôpitaux universitaires de Marseille (AP-HM), a été la première à confirmer son efficacité dans une méta-analyse (étude qui agrège les résultats d’études antérieures) en 2014. Elle n’a toujours pas d’autorisation de mise sur le marché dans cette indication.
Le laboratoire Janssen, filiale de l’américain Johnson & Johnson, a proposé un dérivé de kétamine, l’eskétamine, administré par voie nasale sous le nom de Spravato. Celui-ci a obtenu une autorisation de mise sur le marché aux Etats-Unis et en Europe en 2019 pour les dépressions résistantes, et depuis fin 2020 pour les dépressions à haut risque suicidaire.
Une première dose est administrée à 28 mg (une pulvérisation de 14 mg dans chaque narine), mais le plus souvent il est nécessaire de recevoir deux doses, voire trois, deux fois par semaine, pendant quatre semaines. Puis le traitement est espacé dans le temps.
L’étude conduite par le laboratoire a mis en évidence une diminution des symptômes dépressifs chez 70 % des patients et une rémission pour la moitié après quatre semaines. En revanche, sur les idées suicidaires, « ce n’est pas statistiquement significatif à 24 heures car c’est une population difficile à étudier », indique Emeline Gaudré-Wattinne, directrice médicale psychiatrie chez Janssen France.
Effets indésirables temporaires
Quel que soit le mode d’administration, la kétamine ou l’eskétamine, toujours prescrite avec un antidépresseur et/ou une psychothérapie, est obligatoirement délivrée à l’hôpital. Le patient est surveillé en permanence pendant son administration, et au moins deux heures après, en raison de possibles effets indésirables (dissociation, modifications de la perception, élévation transitoire de la pression artérielle) qui semblent temporaires, assurent les psychiatres.
Certains patients que nous avons interrogés nous ont décrit une sensation de dissociation de l’esprit et du corps, parfois une impression que le corps s’allonge ou rétrécit, ce que les psychiatres appellent le syndrome d’Alice aux pays des merveilles. Jeanne raconte une impression « très particulière ». Mais aussi un état de « plénitude ».
Après avoir subi, fin 2020, des électrochocs qui l’ont épuisé, Benoît (qui a requis l’anonymat), soigné pour des troubles bipolaires depuis 2004, a été traité à l’eskétamine à l’hôpital Sainte-Anne de janvier 2021 à juin 2022. « Pendant une bonne demi-heure, je voyais des formes géométriques qui bougeaient comme si je volais au-dessus de New York et que les gratte-ciel se déplaçaient, c’était très agréable », raconte cet homme de 55 ans.
Tandis que les antidépresseurs classiques (de type ISRS) agissent pour la plupart sur la sérotonine, la kétamine favoriserait la production de glutamate, un neurotransmetteur essentiel, qui joue aussi un rôle dans la neurogenèse. Mais ce qui en fait un produit prometteur, c’est son effet quasi immédiat, qui culmine dans les 24 heures.
Une étude pilotée par Hugo Bottemanne, psychiatre à la Pitié-Salpêtrière (AP-HP) et chercheur à l’Institut du cerveau, publiée fin septembre dans la revue Jama Psychiatry, a mis en évidence que les patients atteints de dépression résistante présentaient « une diminution significative de leurs symptômes après une semaine de traitement. » « Seulement quatre heures après la première administration, la capacité des patients à mettre à jour leurs croyances face à des informations positives était accrue. Ils devenaient moins sensibles aux informations négatives », indiquent les chercheurs.
Dans l’unité kétamine du service de psychiatrie de la Pitié-Salpêtrière (AP-HP) qui a vu le jour il y a quatre ans, 300 à 400 patients par an sont traités en hôpital de jour. Ils reçoivent une dose de ce médicament en intraveineuse deux fois par semaine pendant trois ou quatre semaines en phase d’attaque, puis une phase de consolidation de dix à douze séances sur plusieurs mois. A ce jour, l’eskétamine, pour des raisons de coût, n’est pas administrée à l’AP-HP.
« Ma vie a changé, c’est une énorme réussite. Aucun traitement n’avait marché jusque-là, mais je reste prudent », explique Benoît, qui est toujours sous traitement médicamenteux, suit une psychothérapie, fait du sport et de la méditation. Jeanne ne dit pas autre chose. « Immédiatement, j’ai retrouvé l’élan vital que j’avais perdu depuis plus de trois ans. »
De quoi donner de l’espoir aux patients en échec thérapeutique. « La kétamine a drastiquement changé le traitement de la dépression en psychiatrie. Elle soulage immédiatement des patients qui devaient auparavant attendre plusieurs semaines avant d’aller mieux », reconnaît Lucie Berkovitch, psychiatre et chercheuse à l’université Yale (Etats-Unis). « Depuis qu’on utilise de la kétamine ou de l’eskétamine pour nos patients résistants, on a réduit les cures d’électroconvulsivothérapie qui, si elles sont efficaces, sont quand même bien plus lourdes, nécessitent une anesthésie, et peuvent avoir des effets indésirables sur la mémoire », affirme Chantal Henry, de l’hôpital Sainte-Anne.
« La kétamine soulage immédiatement des patients qui devaient auparavant attendre plusieurs semaines avant d’aller mieux » – Lucie Berkovitch, psychiatre et chercheuse
Cette molécule risque-t-elle d’entraîner une addiction chez les sujets ? « Aux doses où elle est prescrite, la kétamine n’est pas addictive », affirme Guillaume Fond.
Un bémol, le prix : un dispositif de 28 mg coûte 200 euros (contre quelques euros seulement le flacon de kétamine), soit environ 3 200 euros de traitement rien que pour le premier mois. Or, le Spravato, s’il est remboursé pour les dépressions résistantes, ne l’est pas dans ses autres indications, faute d’avis favorable de la HAS.
Pour l’heure, l’eskétamine est loin d’être prescrite en routine, avec une grande hétérogénéité selon les établissements. Aujourd’hui, en France, seuls quelques milliers de patients suivent une cure de Spravato, précise Janssen.
Particulièrement convaincu de l’efficacité du produit s’il est bien maîtrisé, Guillaume Fond estime « qu’il devrait être largement utilisé dans les services d’urgences psychiatriques, ce qui n’est pas le cas actuellement en raison de son prix prohibitif et du manque de personnel ». « Certes, c’est un nouveau traitement dans l’arsenal thérapeutique, très innovant,mais hélas il ne fonctionne pas chez tous les patients et il est réservé actuellement aux formes résistantes », insiste le professeur Pierre-Alexis Geoffroy, professeur de psychiatrie à l’hôpital Bichat (AP-HP).
Les psychédéliques à l’essai
D’autres produits sont en cours d’évaluation. Très à la mode dans les années 1960 aux Etats-Unis, puis interdits en 1970, mettant un coup d’arrêt à la recherche, les psychédéliques reviennent en force. Dans une revue de littérature, publiée en 2021, coordonnée par Lucie Berkovitch, qui a compilé les résultats de 25 études publiées entre 1990 et 2020, les chercheurs concluent que des psychédéliques « constituent des thérapeutiques prometteuses dans la dépression, d’efficacité rapide et durable, dont l’utilisation semble bien tolérée. Cependant, leurs effets doivent être confirmés par des études de plus grande ampleur ». En effet, ces travaux portaient sur un petit nombre de personnes.
Ainsi de la psilocybine, dérivée d’un champignon hallucinogène. Une étude réalisée dans plusieurs pays et publiée dans le New England Journal of Medicine en 2022, réalisée auprès de 233 sujets, a montré que la psilocybine à une dose unique de 25 mg s’est révélée bien plus efficace qu’à une dose de 1 mg, en réduisant les symptômes de la dépression résistante sur trois semaines. Revers de la médaille, 77 % des sujets ont eu des maux de tête, des nausées et des étourdissements. « Il y a de plus en plus d’arguments pour dire que la psilocybine fonctionne, mais il faut être vigilant sur la sécurité, la majoration d’idées suicidaires, d’anxiété, d’où la nécessité de poursuivre des études », résume Lucie Berkovitch. Cette étude va être étendue courant 2023 en France, à Sainte-Anne et à la Pitié-Salpêtrière avec le laboratoire Compass, toujours pour traiter les dépressions résistantes.
D’autres psychédéliques sont à l’étude, à des phases plus préliminaires, comme l’ayahuasca, un breuvage utilisé en Amazonie, et le LSD, mais les effectifs de patients sont faibles. « Il faut rester prudent, il ne s’agit pas de distribuer des psychédéliques à tout le monde, d’autres études doivent être conduites », prévient Lucie Berkovitch. Hugo Bottemanne alerte, lui, sur la vague psychédélique qui a déferlé aux Etats-Unis et la multiplication des cliniques de kétamine.
Aux côtés des traitements médicamenteux, la neuromodulation est en pleine expansion. Moins lourde que l’électroconvulsivothérapie, la rTMS (stimulation magnétique transcrânienne répétée), associée à un antidépresseur, semble avoir trouvé sa place pour les dépressions résistantes. Concrètement, cette technique consiste à moduler des zones du cerveau grâce à des impulsions magnétiques répétées délivrées par une bobine posée sur le crâne du patient. « Le protocole prévoit quinze séances de dix à trente minutes sur trois semaines et jusqu’à trente séances sur six semaines », indique Emmanuel Poulet, chef de service psychiatrie des urgences à l’hôpital Edouard-Herriot (Lyon), qui précise néanmoins que « la population cible n’est pas forcément les patients déprimés les plus sévères ». D’autres protocoles sont encore au stade de la recherche. Quand l’objectif est d’agir vite, il est possible de proposer quatre à cinq séances par jour pendant quatre jours.
Alors qu’elle est reconnue dans plusieurs pays – Etats-Unis, Angleterre, Belgique ou encore Allemagne – la HAS, dans un avis du 21 juillet, a estimé que la rTMS n’avait pas démontré d’efficacité dans l’état de santé des patients dépressifs et n’a pas autorisé son remboursement. « La rTMS ne constitue pas un traitement miracle de la dépression, mais une thérapeutique qui peut apporter des bénéfices certains aux patients, avec un minimum de risque », ont répondu, le 24 novembre, un collectif de psychiatres dans une tribune au Monde.
« Antidépresseurs, neuro-stimulation et psychothérapie font partie de l’arsenal thérapeutique pour soigner les personnes atteintes de dépression. L’un ne remplace pas l’autre mais ils sont complémentaires. Rien ne sert de les mettre en concurrence », soutient Emmanuel Poulet, signataire de la tribune.
Autre option : la luminothérapie, dont les effets sur l’humeur sont décrits depuis l’Antiquité, est aujourd’hui validée. « Plusieurs études et méta-analyses ont montré qu’elle peut être proposée comme un traitement de première ligne dans la dépression, saisonnière et non saisonnière, tant pour les troubles unipolaires que bipolaires », affirme Pierre-Alexis Geoffroy. Elle peut aussi être proposée en association aux antidépresseurs et aux régulateurs de l’humeur. Mais « elle est très largement sous-utilisée car non remboursée », regrette le spécialiste. Une innovation de plus non remboursée. Qui interroge sur la considération accordée aux patients atteints de maladie mentale.
En plus de ces nouvelles thérapeutiques, l’alimentation ne doit pas être négligée, comme l’activité physique qui, pour les patients atteints de dépression légère à modérée, est aussi efficace qu’un traitement médicamenteux ou une psychothérapie sur les symptômes dépressifs. L’Association mondiale de psychiatrie biologique (WFSBP) a publié, en mars, des recommandations indiquant que cinq compléments alimentaires, vitamine D, zinc, folates, probiotiques et oméga 3, ont prouvé une efficacité dans la dépression en adjonction d’antidépresseurs.
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