Publié le 10 décembre 2022
Dans « Ecran total », les journalistes du « Monde » décryptent ces images omniprésentes dans nos vies. Cette semaine, Nicolas Santolaria applaudit cette émission à part de France 2, où des personnes autistes renouvellent complètement l’exercice de l’interview.
On est rarement surpris en regardant la télé. Dans le poste, les journalistes parlent comme des enceintes connectées et les invités, tout aussi robotisés, leur répondent en débitant leur argumentaire sur l’air de l’authenticité. Alors, quand on tombe, en zappant, sur « Les Rencontres du Papotin » (France 2), on sent tout de suite qu’on est là face à quelque chose de profondément différent, un espace où la parole semble s’être libérée de ses chaînes, virevoltant entre poésie pure et sincérité désarmante.
Diffusé sur le service public depuis la rentrée et lancé par les cinéastes Eric Toledano et Olivier Nakache, ce magazine d’interviews reprend le principe du journal papier Le Papotin (parution aléatoire), dont la rédaction compte une cinquantaine de journalistes non professionnels atteints de troubles du spectre autistique (TSA). Cette fois devant les caméras, ces amateurs, en réalité bien plus perspicaces que les « pros », interviewent une personnalité, avec une seule règle de conduite : « On peut tout dire au “Papotin”, mais, surtout, tout peut arriver ! »
En regardant le numéro inaugural avec Gilles Lellouche, on comprend qu’on n’est pas là face à une promesse frelatée. Première question (en réalité, une affirmation) : « T’es vieux toi ! − Ben oui, j’suis vieux ! », répond l’acteur, surpris et amusé. « Pourquoi t’es vieux ? », enchaîne l’intervieweuse, coriace. « Ben, j’suis vieux, parce que je n’ai pas réussi à retenir le temps. » Lorsqu’on aborde le volet de la carrière, les interrogations sont tout aussi surprenantes : « Comment vous avez repris le rôle de Martin, dans Cars 2, quand le premier doubleur est mort ? » Effectivement, devenir la doublure d’un trépassé qui doublait une dépanneuse, ça ne peut pas s’envisager à la légère.
Questionnements inattendus et héréroclites
Parfois, les tournures de phrases sont inhabituelles, ressemblant à des haïkus. « Comment tu vas, Gilles, comme tu es en vie ? C’était dur après le tournage cabossé… », interroge Claire, laissant le comédien interloqué (lui parle-t-on encore de son rôle de dépanneuse ?). Cet ensemble de questionnements inattendus et hétéroclites ferait presque penser au test de Voight-Kampff qui, dans le film Blade Runner (1982), permet de déterminer si on a affaire à un humain ou à un robot réplicant. Alors qu’il s’est fait appeler « Gilbert Lellouche » et s’est entendu dire qu’on lui préférait « Jean Dujardin »sans broncher, le comédien a pu faire montre d’une touchante humanité, faisant savoir qu’il adorait le cassoulet, pensait tous les jours à son père disparu et s’ennuyait en compagnie des adultes trop sérieux.
Lorsque vous êtes un acteur ou un chanteur habitué à aimanter l’attention, le premier effet « Papotin » est une subtile et thérapeutique désacralisation. Engagés dans un véritable échange, les journalistes parlent d’eux autant qu’ils causent sans filtre à l’invité, évoquent leur « cousin Bruno de Caen », les regards normatifs qui les ont tenus à l’écart de la marche du monde ; ils rient, chantent, câlinent, bref, font tout ce que s’interdirait un « pro » qui se prendrait un peu trop pour un « pro ». « Vos questions sont précises et traversent comme des flèches », reconnaissait Julien Doré, récemment invité. Au début de l’émission, dont les débats sont subtilement modérés par le psychologue Julien Bancilhon, un intervieweur du « Papotin » avait demandé à l’interprète de Paris-Seychelles : « Julien, je peux t’appeler “Julien Doré”, comme y’a deux Julien, c’est pour pas confondre ? − M’appeler Julien Doré, ouais, bien sûr, c’est mon nom », répondit l’artiste, soudain redevenu un Julien parmi d’autres.
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