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lundi 12 décembre 2022

Hélène Devynck : «Comme si le féminisme devenait hors la loi à l’approche de Gérald Darmanin»

par Hélène Devynck, Journaliste, autrice de "Impunité" (Seuil, 2022)  publié le 10 décembre 2022

Vendredi, à Nice, les forces de l’ordre ont tendu une bâche noire sur la devanture d’une librairie pour cacher des collages féministes avant la visite de Gérald Darmanin dans la ville. Mais l’opération n’a fait que montrer ce qu’elle voulait cacher : l’impunité accordée aux puissants, explique la journaliste, qui accuse PPDA de l’avoir violée en 1993.

La librairie Les Parleuses de Nice était bondée quand j’y suis venue mardi dernier. On avait poussé les tables, on s’entassait debout après avoir sorti toutes les chaises et distribué les plaids contre le froid de ce début décembre. Anouk et Maud, les libraires ont le féminisme érudit, joyeux, généreux et contagieux. Il y a eu de la fierté, de la gaîté et des larmes aussi quand, comme ça arrive immanquablement depuis la sortie de ce livre, les «moi aussi» étranglés de douleur ont été chuchotés avant de fermer boutique.

Le ministre de l’Intérieur était annoncé dans le quartier ce vendredi. Les colleuses de la ville ont été invitées à décorer la devanture. Au-dessus de mon livre, elles ont peint son titre sur des feuilles A4 : «Impunité.» A côté, elles ont collé des slogans de manifestations : «Qui sème l’impunité récolte la colère» et aussi «Victimes, on vous croit. Violeur, on vous voit.» Elles ont ajouté «Sophie, on te croit».

Au petit matin, six hommes sombres et pas commodes sont arrivés pour arracher leurs mots. L’humeur s’est encore assombrie quand ils ont compris que les slogans étaient collés à l’extérieur mais aussi à l’intérieur de la vitrine. Qu’à cela ne tienne. Ils ont appelé des renforts et du matériel. Sur les images, on les voit lutter contre le vent et la pluie pour plaquer sur la boutique des panneaux bricolés sur place, recouverts de feutre noir, deux fois plus grands qu’eux. Je ne sais pas s’ils étaient des employés de la métropole ou des policiers ou un mélange des deux. Quand on leur a demandé ce qui les autorisait à censurer une librairie, ils ont dit qu’ils obéissaient aux ordres.

Comme si le féminisme devenait hors la loi à l’approche de Gérald Darmanin. Comme si un livre qui raconte la réalité des violences sexuelles pouvait être traité comme une obscénité qu’il faut dissimuler derrière un écran noir. Il a été possible d’empêcher une librairie d’ouvrir pour veiller à ce que, de la rue, le mot «impunité»reste invisible. Le ministre pouvait passer en voiture. Il ne fallait pas qu’il soit heurté par les slogans ou par mon livre, comme un enfant qu’on voudrait éloigner de la pornographie la plus dégradante.

L’opération visait à repeindre la réalité, à la suspendre provisoirement, pour que rien ne vienne contrarier le regard de Gérald Darmanin. Quelle que soit la grossièreté de l’artifice, il ne devait pas voir l’impunité, ni affronter son rôle dans la fabrication de l’illusion d’une France où les viols seraient punis, où les hommes qui les commettent auraient à répondre de leurs crimes, où les femmes vivraient sans craindre les agressions, les enquêtes bâclées et les classements sans suite. Tant pis si la ficelle est tellement grosse qu’elle ne berne plus grand monde.

Les moyens de l’Etat ont été détournés de leur mission pour nourrir une mascarade de façade. Des dizaines de policiers en uniforme et en civil ont été mobilisés alors que les hommes et les moyens manquent si cruellement pour protéger les victimes. Des méthodes de tyrans d’opérette qui seraient seulement ridicules si elles n’imposaient pas leurs ténèbres, ne choisissaient pas le camp des agresseurs et ne masquaient pas les douleurs réelles des vies abimées ou même, parfois, massacrées.

Le viol et le silence qui l’autorise, je l’ai vécu. Ça «donne le droit imprescriptible de l’écrire» comme l’a dit Annie Ernaux en recevant son prix Nobel. Quelle autorité, quel sombre rideau me l’interdirait, même le temps de la promenade d’un ministre ?

Vendredi, à Nice, l’opération des forces de l’ordre n’a fait que montrer ce qu’elle voulait cacher : l’impunité et le permis de violer que cet ordre accorde aux puissants. Elle a fait la démonstration d’un obscurantisme aussi aveugle et épais qu’une bâche noire tendue par la police devant la vitrine d’une librairie.


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