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dimanche 11 décembre 2022

Marie Cau, première maire transgenre : « Mon mensonge était une prison »

Par   Publié le 11 décembre 2022

ENTRETIEN « Je ne serais pas arrivée là si…  » Chaque semaine, « Le Monde » interroge une personnalité sur un moment décisif de son existence. Marie Cau, élue du Nord, revient sur sa jeunesse douloureuse et la prise de conscience de sa transidentité.

Marie Cau, à l’hôtel Vernet, à Paris, le 21 octobre 2022.

Elue maire de Tilloy-lez-Marchiennes dans le Nord en 2020, Marie Cau, 57 ans, est devenue la première femme transgenre à accéder à un tel mandat. Une double reconnaissance qu’elle savoure après un long combat pour s’assumer et s’aimer.

Je ne serais pas arrivée là si…

Si je n’avais brusquement compris, en lisant la phrase de saint Jean « la vérité t’affranchira », que je ne pouvais plus continuer à me mentir à moi-même et aux autres. Que mon mensonge était une prison, comme l’était ce corps d’homme dans lequel j’étais née alors que tout en moi était féminin. Il était urgent que je me libère en assumant enfin qui j’étais : une femme trans.

C’est-à-dire ?

Une femme assignée homme comme on assigne à résidence ; une femme qui, pour survivre, avait anesthésié ses pulsions, ses émotions, ses sentiments ; une femme qui s’était longtemps détestée et n’avait eu d’autre choix que de jouer le rôle qu’on attendait d’un garçon, puis d’un homme : travailleur, mari, père de famille. Une femme qui, pendant les quarante premières années de son existence, a vécu l’enfer de la dualité et d’une confusion mentale impossible à exprimer, faute de mots et de connaissances. Je n’étais pas vraiment en vie.

Comment s’est faite la renaissance ?

Ce fut un long, un très long processus, dans lequel l’arrivée d’Internet a joué un rôle majeur. Avant, il était impossible d’avoir accès à la moindre information sur les trans. Ni les bibliothèques ni les librairies locales ne disposaient d’ouvrages sur le sujet. Nous étions seuls, avec notre souffrance, nos questions sans réponses.

Et puis un jour, en furetant sur le Web, je suis tombée sur le témoignage d’une personne trans. Ce fut une déflagration. Elle racontait sa vie et je reconnaissais la mienne ! Tout y était : les troubles et la perplexité, la culpabilité et la honte, le désespoir, l’asphyxie. Je n’étais donc pas seule ! Et il y avait un mot pour qualifier ce que j’étais : transgenre. J’ai fait des recherches et commencé peu à peu à comprendre, à admettre, à me projeter. Jusqu’à ce jour de septembre 2005, un mois pile avant mes 40 ans, où, pour la première fois de ma vie, j’ai expérimenté la liberté.

Que s’est-il passé ce jour-là ?

C’était à Paris. C’est bien pratique, Paris. C’est vaste, cosmopolite, on peut se fondre dans le décor à la différence de mon petit village du Nord. Je marchais près de la tour Eiffel, vêtue d’un pantalon slim noir, d’un petit Perfecto et de boots à hauts talons. En femme. Il faisait beau, des familles pique-niquaient sur la pelouse du Champ-de-Mars, des gens élégants me croisaient sans me prêter la moindre attention ni me scruter comme un animal de foire. Et c’était merveilleux. J’avais appris depuis l’enfance à marcher « planquée », à fuir les regards, à évaluer les risques d’agression, à demeurer en tension permanente. Tous les trans savent ce dont je parle. Mais rien de tout cela ce jour-là. Juste du bonheur. Je n’étais plus masquée et je me sentais libre, sortie de prison ! Je repense à ce moment comme au premier jour du reste de ma vie de femme.

A quel âge avez-vous ressenti les premiers signes d’inadéquation ?

Dès la maternelle. L’un de mes premiers souvenirs remonte à madame Rose, une vieille dame à chignon qui amenait les enfants aux cabinets pour faire pipi. Je ne comprenais pas pourquoi elle ne me conduisait pas dans le coin des filles et pourquoi je devais pisser debout dans un urinoir. Je refusais avec énergie. Même chose à la maison, où il était hors de question que j’utilise le petit pot des garçons. J’escaladais la cuvette des grands, qui m’arrivait pourtant au torse, avec la terreur de tomber dans le trou. Je n’ai jamais uriné debout, sauf sous la contrainte.

Et puis il y a eu cette première fois – ma mère prétend que j’avais 2 ans – où je me suis habillée en femme. Disons que j’avais glissé mes petits pieds dans les escarpins de maman et piqué son rouge à lèvres pour me maquiller, ou plutôt me barbouiller, si j’en crois l’histoire mille fois racontée en famille. Ma mère a pris cela avec tendresse et enfoui ses mains dans mes boucles blondes. Pas mes grandes sœurs, qui se sont moquées de moi pendant des années, me faisant comprendre qu’il y avait une ligne à ne pas franchir. C’est impitoyable, les fratries !

Comment cela se passait à l’école ?

Mal. D’abord j’avais la silhouette d’une crevette, avec de grands yeux bleus et de longs cheveux bouclés, ce qui faisait que l’on s’adressait souvent à moi, dans la rue, en m’appelant « ma petite fille ». Cela me faisait à la fois plaisir – « Comment ils savent ? », me demandais-je – et peur. Je voyais bien que quelque chose n’allait pas. L’école fut une torture. J’étais hyperémotif [Marie Cau utilise le masculin quand elle évoque son enfance], je rougissais et je pleurais facilement, notamment en écoutant de la musique.

Je n’entendais rien aux jeux de garçons et me faisais tabasser sans qu’aucun enseignant intervienne : « Tu es un garçon, tu dois savoir te battre ! » Non, je ne savais pas, je ne voulais pas, je n’étais pas taillé pour ça. C’est incroyable, cette culture de violence et de domination que l’on inculque aux garçons dès leur plus jeune âge. Mais les filles aussi me rejetaient. J’étais isolé, détesté par les profs, qui percevaient ma différence, réfugié dans les livres, les aquariums, les expérimentations. J’avais une curiosité insatiable.

Et puis est arrivée la puberté…

Mon corps change, oui. Et c’est avec horreur que je constate son évolution. Comme si une maladie s’abattait sur moi. Des poils apparaissent sur mes joues, ma verge s’allonge et se dresse souvent, parfois même de façon inopinée. Elle vit toute seule et me dégoûte. Je n’en veux pas. Je ne comprends pas ce qu’elle fait là.

Je ne sais que faire de mes pulsions sexuelles et je refuse ce corps. Je ne l’aime pas. Je ne m’aime pas. Lorsque j’étais petit, maman m’avait prédit, en observant mes mains : « Tu seras fort comme tes oncles. » Mes oncles aux carrures de rugbymen et aux paluches de bûcherons ! La perspective m’épouvantait. Je rêvais d’être la fée Clochette et elle m’annonçait que je ressemblerais à Hulk !

Aviez-vous une attirance pour les filles ?

Bien sûr ! Je ne regarde que les filles, je les adore, je les envie, elles me fascinent. Je suis en quête d’un amour idéal, mais tout est si confus. Femme objet, femme sujet. Attraction et identification. Je ne me conduis pas comme un garçon et n’ai donc pas d’amoureuse. Je suis malheureux, empêtré dans mille contradictions. Heureusement qu’il y a le grenier.

Le grenier de la maison familiale à Roubaix ? Mais qu’y faites-vous ?

J’y monte après mes cours. Je fouille dans les cartons de vieux vêtements. J’enfile une robe de maman ou de mes sœurs aînées. Et je tourne, tourne, tourne sur moi-même, comme une princesse, comme toutes les petites filles du monde.

Toutes les petites filles n’adhèrent pas au cliché de la princesse !

Ah bon ? Eh bien moi, j’adhère alors au cliché le plus classique de la féminité. Je rêve de Sissi impératrice et de sa multitude de robes. Et j’éprouve, dans la solitude de mon grenier, une sensation de bonheur. Enfin je peux parler de moi au féminin. Je peux respirer. Je suis moi. Ce rendez-vous avec moi-même est tellement grisant qu’il devient une addiction. Les descentes sont terribles, car je culpabilise à mort. « Pourquoi je fais ça ? », « Qu’est-ce qui cloche ? », « Je ne suis pas normal ». J’ai honte, mais j’y retourne. Pendant des années le grenier sera mon refuge et ma soupape.

Et le malaise perdure…

Il m’épuise, je souffre sans savoir de quel mal je suis atteint, je suis perdu. J’enchaîne les diplômes, fais mon service militaire, et me voilà informaticien dans une grande enseigne de vente par correspondance. Je m’investis à fond dans mon travail, et lors d’une soirée de mariage, je me laisse draguer par une jeune femme pétillante. Je la rappelle, nous nous installons rapidement ensemble. J’ai 27 ans. Je refoule mes désirs, je décide d’être un homme, je veux y croire. En fait, je comprendrai bien plus tard que ce couple m’a permis de vivre ma féminité par procuration. Et d’accéder à la maternité. Je souhaitais tellement avoir des enfants. J’en voulais une ribambelle. C’était ma seule certitude.

Que se passe-t-il alors ?

Nous avons trois enfants, que j’ai voulus très rapprochés pour qu’ils forment un clan solidaire. J’ai acheté une maison sur laquelle je travaille le week-end, je suis des cours du soir pour devenir ingénieur, je m’occupe au maximum de mes enfants. Je déborde d’activités, peut-être pour m’éviter toute introspection. Je vis comme un robot.

Et puis mes interrogations intimes me rattrapent : sur Internet, j’apprends le mot transgenre. Un soir, j’avoue la vérité à ma femme. Elle est stupéfaite et semble ne pas y croire. Mais quelques jours plus tard, elle m’entraîne dans la salle de bains et entreprend de me maquiller avec soin.

On dirait une scène de film !

Oui. Elle étale le fond de teint, farde mes paupières, poudre mes lèvres. Et puis recule de quelques pas. « Wow ! dit-elle. Ça le fait. » Et là, je la vois s’effondrer. La brisure est irréversible. Le couple explose dans la seconde. Et je vais me prendre dans la figure sa vengeance de femme bafouée. Quinze ans de procédure de divorce pendant lesquels je vais tout subir. Je suis un homme, ce qui me pénalise, mais en plus un homme femme… C’est la double peine, même si je refuse d’entamer ma transition pour ne pas aggraver mon cas. Tout est fait pour me retirer mes enfants. L’impensable. Je vais me battre de toutes mes forces. Ils vont refuser de me renier et viendront tous les trois vivre avec moi.

Et doucement s’est amorcée la transition ?

Pendant longtemps, j’ai continué à m’habiller en homme, j’avais trop peur de perdre mon emploi. Mais j’ai commencé l’hormonothérapie, l’épilation laser, une féminisation du visage… Je suis devenu plus androgyne, donc exposé à l’homophobie. Dans notre société, il n’y a pas de place pour l’entre-deux. Il est donc important de réussir ce que les trans appellent le «  passing » : le « passer inaperçu ». Entendez : le « passer pour une femme ». Ce qui explique l’obsession de l’apparence. C’est un sujet vital, pas une question de narcissisme.

Ce sont les autres qui valident le genre social. Or la société met la barre très haut pour les trans. Nous devons être une sorte de perfection de la féminité, quitte à en épouser tous les stéréotypes. Nous n’avons pas le droit à l’échec. Sinon c’est la mort sociale, les agressions et les insultes. L’œil inquisiteur traque impitoyablement les preuves de non-féminité. Et donc, au fil des ans, j’ai tout fait pour mettre mon apparence physique en conformité avec mon genre.

Tout en restant attiré par les femmes ?

Oui ! Identité et orientation sont deux choses distinctes. Et l’orientation sexuelle ne change pas, avec ou sans pénis, j’aime les femmes. Alors je me suis inscrite, en « homme romantique », sur un site de rencontres. Et, chose étrange, c’est à partir du moment où j’ai cessé de me comporter en faux homme, où j’ai affiché une certaine féminité, que j’ai eu du succès avec les femmes. Car mon logiciel « femme » me faisait les comprendre, ressentir leurs désirs et émotions. Elles trouvaient en moi une connivence, une douceur, une simplicité de rapports dont elles n’avaient pas l’habitude. Au fond, me disaient-elles, l’homme parfait, c’est une femme trans non opérée ! Je souris bien sûr, mais cette entente n’était pas suffisante pour un engagement durable. Et puis, un jour, alors que je m’apprêtais à désactiver mon profil, l’algorithme m’a suggéré une ultime annonce, émanant d’un village voisin. Et ce fut Nathalie.

Elle voulait donc rencontrer un homme…

Et elle a d’emblée aimé l’être que j’étais, qui ne lui a rien caché de sa nature, de son histoire, de ses aspirations. C’est elle qui m’a poussée à être au clair avec ma transition. « Vas-y », m’a-t-elle dit avec confiance.

Vas-y jusqu’où ?

Jusqu’à être moi. Pleinement. Et dans ce moi, le vagin n’est pas nécessaire, pas plus que la sexualité n’est fondamentale. Mais voilà : tant que traîne entre les jambes ce petit bout de viande inutile, une trans ne se sent pas une femme légitime.

L’opération est donc une sorte de point d’orgue : le corps enfin en harmonie avec le cerveau. Cela terrifie, on recule, on diffère, peu de chirurgiens savent faire. Mais la plupart des trans s’y résignent.

Est-ce nécessaire pour changer d’identité administrative et de prénom ?

Non, la loi ne l’exige pas. Le 11 décembre 2021, j’ai enterré Nicolas. Je suis joyeusement devenue Marie Madeleine Jeanne Cau. Marie, mon troisième prénom de naissance, garde sa symbolique puissante. Madeleine, principale disciple du Christ, et aussi sa compagne. Jeanne, pour Jeanne d’Arc, première personne transgenre…

Pensez-vous que les jeunes trans d’aujourd’hui auront un parcours moins douloureux que le vôtre ?

La France est le premier pays à avoir retiré en 2010 la transidentité de la liste des affections psychiatriques. Mais combien de suicides encore ? Combien d’agressions, d’humiliations, d’exclusions ? L’enfer, c’est les autres.

Les questionnements de genre semblent beaucoup plus fréquents, notamment chez des adolescents.

Oui, l’approche non binaire s’impose chez les jeunes, mais il faut être prudent. Des garçons très féminins et des filles aux allures de petits mecs m’ont parfois confié s’être interrogés, ou avoir eu des fantasmes. Ils étaient gays, voilà tout. Et cela n’avait rien à voir avec la transidentité. Les personnes trans, elles, ont une conviction depuis leur plus jeune âge. Ce n’est pas un truc qui se réveille à l’adolescence. Et il n’y a aucune ambiguïté. Elles savent.

Votre élection comme maire de votre village marque-t-elle l’aboutissement d’une quête ?

Bien sûr ! Je suis devenue « Madame le maire » : élue de la République et reconnue femme. Cette double victoire me prouve que tout est possible. J’ai eu peur toute ma vie. C’est fini !

Madame le maire (Fayard, 216 pages)


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