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mercredi 7 septembre 2022

Réinsertion Enseignement en prison: «L’école, c’est le moyen d’évoluer et de m’évader»




par Estelle Aubin  publié le 6 septembre 2022

A la maison d’arrêt de Laval, la rentrée scolaire aura lieu jeudi. Alphabétisation, perfectionnement, préparation d’un diplôme… Les cours, assurés par un seul enseignant titulaire, permettent aux personnes incarcérées de conserver un horizon.

Passé une lourde porte en fer, un surveillant un peu raide, une autre porte, encore une autre, deux grilles cadenassées et un énième dédale de couloirs se tient la classe de la maison d’arrêt de Laval (Mayenne), à l’étage, coincée entre deux cellules fermées à double tour. Pour un peu, on l’aurait ratée si une inscription «école» ne barrait le haut de la porte d’entrée. Le portillon s’ouvre, délicatement. A l’intérieur, dans une ancienne cellule réhabilitée de 32 m², trois rangées de tables rectangulaires, semblables à celles que l’on trouve dans toute autre salle de classe, sont alignées devant un tableau blanc. Autour, des planisphères, six ordinateurs sans connexion internet, des leçons de grammaire par dizaines et des barreaux aux fenêtres.

Sébastien Lefeuvre, 45 ans, est assis à son bureau. Chemise à motifs sur de larges épaules, sneakers blanches et jambes dépliées : l’homme semble chez lui. Il sert spontanément deux cafés, «des petits jus». Voilà quatre ans qu’il est l’unique professeur titulaire, à temps plein, de l’école – aussi appelé «responsable local d’enseignement», selon le vocable de la justice, ou «le prof» par les élèves –, de ce petit établissement pénitentiaire de Laval. 88 hommes y sont actuellement incarcérés, pour 56 places, et 48 personnels les encadrent et surveillent.

«C’est le grand écart permanent»

Comme tous les autres enseignants, il a repris le chemin de sa salle de classe à la fin de l’été pour préparer la rentrée. Mais lui ne commencera les cours que le 8 septembre – soit une semaine après la rentrée officielle. Devant lui, entre les quatre murs de sa classe, pas d’enfants, ni de leçons d’histoire, sciences de la vie et de la Terre ou arts plastiques. Ici, ses élèves sont tous des détenus majeurs. Et volontaires. De tous âges, de nationalités différentes, certains ont déjà un diplôme, d’autres sont analphabètes. «Les maîtres mots pour un prof en prison, c’est l’adaptabilité et la polyvalence. Dans la semaine, je fais aussi bien cours à des personnes illettrées qu’à des élèves qui passent le CAP. C’est le grand écart permanent», résume-t-il, avouant avoir parfois «le tournis». «Pendant un cours, de quinze élèves maximum, les niveaux sont très disparates d’une personne à une autre.»

D’autant plus dans une maison d’arrêt où sont incarcérées les personnes en attente d’un jugement ou les condamnés qui n’ont pas encore été affectés à une prison. A Laval, le temps de détention moyen ne dépasse guère les trois mois. Le ballet des prisonniers est incessant. Et pourtant, Sébastien Lefeuvre peut se targuer d’avoir l’un des meilleurs taux de scolarisation en prison de la région. Il était de 85% pendant l’année scolaire passée. Sur les 212 détenus incarcérés à Laval dans le courant de l’année, 182 ont assisté à ses cours. Un chiffre bien supérieur au taux national. Selon le ministère de la Justice, contacté par Libération, pendant l’année scolaire de 2019-2020, 36 749 détenus étaient scolarisés, soit 29% de la population totale écrouée. Parmi eux, 1 948 ont obtenu un diplôme, mais les chiffres sont à relativiser au regard de la crise sanitaire et du faible nombre de détenus cette année-là. Ils étaient 74 874 prisonniers en 2020, contre 84 022 au 1er décembre 2021.

Parcours «sur mesure»

Pour Sébastien Lefeuvre, attablé devant des piles de dossiers et des feuilles d’exercices en tout genre, cette réussite tient surtout à la petite taille de la maison d’arrêt de Laval. «Plus une structure est à taille humaine, plus il est facile de mobiliser les surveillants pour amener les détenus en cours, un enjeu important de leur scolarisation. Et plus il est aisé de maintenir un rapport individualisé avec les détenus et de les motiver», explique-t-il. Lui a décidé de s’entretenir individuellement avec chaque nouveau détenu lors de son entrée. Pour faire le point sur ses compétences, sentir sa personnalité, son rapport («souvent compliqué») avec l’institution scolaire, et lui tailler un parcours «sur mesure».

Tout au long de la semaine, de 8h15 à 16h15, le prof donne des cours selon les niveaux et objectifs de chacun de ses élèves. Son planning est calé sur les horaires de l’établissement, et notamment celui de la gamelle, à 11h15 pétantes. Le lundi matin, c’est «alphabétisation» pour les prisonniers n’ayant jamais appris à lire ni à écrire dans leur langue. Ensuite, il enseigne le français aux personnes étrangères, et embraie avec un cours de «remise à niveau», avec des leçons de français, mathématiques, culture générale pour les plus instruits. «Il faut savoir qu’entre 70% et 80% de mes détenus n’ont aucun diplôme, pas même le brevet, parce qu’ils ont arrêté tôt l’école»,précise-t-il, sans fatalisme. A chaque fois, le cours dure une heure et demie, à raison de trois fois par semaine, et commence par une énigme du Père Fouras, le sage de Fort Boyard. «Une manière de leur apprendre la polysémie des mots et l’ironie», renchérit l’instituteur, qui se dit volontiers «attiré par les élèves en difficulté».

«La priorité, c’est qu’ils soient employables»

Pour chaque prisonnier, l’enjeu de la formation est toujours le même : «Favoriser la réinsertion après la détention», répondent Sébastien Lefeuvre et le ministère de la Justice, interrogé par Libération. Cela passe par l’obtention d’un diplôme. L’enseignant s’entête : il propose à tous les élèves qui le désirent plusieurs types de diplômes : le certificat de formation générale, équivalent à peu près à un niveau de sixième, pour la majorité d’entre eux – 106 élèves sur les 182 de l’année scolaire passée –, le diplôme d’études en langue étrangère pour les non-francophones, le diplôme d’accès aux études universitaires pour les plus avancés, ou le code de la route.

Et même, depuis l’année dernière, un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) d’équipier-polyvalent de commerce que quatre détenus ont «honorablement» obtenu en juin. L’un d’entre eux, sorti de prison depuis, a même retrouvé un job comme démarcheur en porte-à-porte pour Engie. Pour ces cours de CAP, Sébastien Lefeuvre est suppléé par quatre professeurs volontaires du secondaire. Au total, sur l’ensemble de ses élèves, 23 ont reçu un diplôme en juin. «Pour nous, la priorité, c’est qu’ils obtiennent un diplôme professionnalisant, qu’ils soient employables. Et notamment les plus jeunes, qui peuvent encore se réorienter, avoir une deuxième chance», assure-t-il en retroussant ses manches.

«De la débrouille»

Pour accomplir ses objectifs, le ministère de la Justice a alloué en 2021 1 173 680 euros au dispositif d’enseignement en milieu pénitentiaire. A Laval, Sébastien Lefeuvre a reçu une enveloppe de 4 412 euros pour l’année scolaire 2021-2022, de la part du département et du ministère de la Justice. Dans ce budget entrent notamment les frais matériels, l’achat de livres et dictionnaires, mais aussi les activités extrascolaires, à l’instar de l’animation théâtre, des conférences sur le patrimoine de Laval ou d’un travail au long cours sur des textes «pour lutter contre le complotisme, phénomène très répandu», souligne Sébastien. Lui est payé 2 300 euros net par mois par l’Education nationale, soit un peu moins que la moyenne d’un professeur dans une école lambda, chiffrée à 2 490 euros selon les dernières données disponibles.

Mais pour beaucoup d’acteurs concernés, les budgets ne sont pas suffisants. A commencer par Sébastien Lefeuvre, qui doit sans cesse «se dédoubler», «viser des publics prioritaires» – à savoir les plus jeunes et les plus en difficulté –, «faire des choix arbitraires car on ne peut pas réaliser tous les cours qu’on veut». Bref, ici, «on fait avec ce qu’on a et qui on a», dit-il. Par exemple, il n’a guère le temps ni la place pour donner des cours aux (rares) détenus qui veulent passer le baccalauréat. Le prof s’adapte donc. Il les inscrit aux cours en distanciel, les laisse apprendre leurs leçons, seuls dans leur cellule, et ne les suit que ponctuellement, dans son bureau exigu, pendant qu’à côté, dans la salle de classe, une de ses collègues fait la leçon aux élèves visant le CAP. «Je ne vais pas me plaindre, mais c’est souvent le système D ici, de la débrouille. Bien sûr, avoir une salle de classe supplémentaire serait bien mieux», lâche-t-il.

Un constat corroboré par Laure Anelli, rédactrice en cheffe de la revue Dedans dehors de l’Observatoire international des prisons. Elle déplore pêle-mêle les fréquents délais d’attente pour intégrer l’école «dans les maisons d’arrêt surpeuplées», la «sélection» des élèves, l’absence de connexion internet dans les établissements pénitentiaires, le manque de surveillants pour accompagner les détenus en classe et le rythme de la prison, souvent «incompatible»avec l’emploi du temps scolaire.

«Un moyen de me délocaliser mentalement»

Mais pour rien au monde Sébastien Lefeuvre ne quitterait sa salle de classe pour une école classique. «Il faut voir la revalorisation narcissique que l’école produit chez les détenus. Parfois, t’en as – des papas – qui nous disent que, grâce aux cours, ils peuvent aider leurs enfants à faire leurs devoirs», glisse-t-il. Puis, ajoute : «Le soir, en rentrant, on se dit que, peut-être, on sauve la génération suivante.»

Il est 16 heures, trois hommes, deux gaillards et un chétif, pénètrent dans la classe. «Salut mon grand», lâche le prof à l’un d’entre eux. Les quatre hommes se serrent la paluche. Chacun s’assoit à une table d’écolier. L’un ouvre un magazine Géo, un autre regarde d’un œil pensif par la fenêtre. Le troisième, Arol, 32 ans, incarcéré à Laval depuis avril et titulaire d’une licence en audit obtenue il y a une dizaine d’années, prend la parole, assis bien droit sur sa frêle chaise. Il parle du «plaisir d’apprendre» en prison. «L’école, c’est le moyen d’évoluer psychologiquement, de me remettre à niveau et de m’évader. De me délocaliser mentalement», explique-t-il.

«C’est jamais suffisant les cours quand on a envie d’apprendre», renchérit son camarade, Max, 31 ans, tee-shirt blanc sur un corps musculeux, derrière les barreaux depuis six mois. «Ça me permet de rattraper le temps perdu et d’occuper mon temps et ma tête. Parce qu’en prison, il faut absolument garder le rythme, sinon on déprime, explique-t-il. Moi, je participe à toutes les activités possibles de la prison.» ajoute-t-il en sortant rapidement de la classe. Avant de pousser l’épaisse porte d’en face, celle de la bibliothèque, elle aussi coincée entre deux cellules.

 

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