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mercredi 7 septembre 2022

Joëlle Zask : « Il nous faut redevenir les gardiens de notre planète »

Par   Publié le 6 septembre 2022

La philosophe Joëlle Zask exhorte l’humanité à changer son rapport au vivant, en puisant dans les traditions anciennes, issues de la culture des peuples autochtones, de la Bible ou de la philosophie occidentale.

Autrice prolifique, la philosophe Joëlle Zask, maîtresse de conférences à l’université Aix-Marseille, a fait de la participation le fil rouge de sa pensée. Elle s’interrogeait déjà, avant que ces sujets ne fassent l’actualité, sur le rôle de la démocratie participative, l’apparition des mégafeux ou encore la place de la vie sauvage en ville. Joëlle Zask a publié au début de l’année Ecologie et Démocratie (Premier Parallèle, 240 p.)

Les feux de forêt, qui se multiplient, sont les symptômes d’une planète malade, écriviez-vous en 2019. En quoi la nature même de ces feux doit-elle nous alerter ?

Depuis quelques années, les feux de forêt ont une ampleur, une intensité, un caractère destructeur et incontrôlable, différents des incendies que l’on connaissait jusqu’à présent. L’historien Stephen Pyne avait distingué trois régimes de feux : les feux naturels, provoqués notamment par les éclairs ; les feux « aborigènes », ou dirigés, qui sont pratiqués depuis des millénaires de manière très savante par de nombreuses populations ; les feux industriels, dus à la combustion d’énergies fossiles.

On peut penser que nous sommes aujourd’hui confrontés à un nouveau régime, celui du mégafeu, feu extrême, qui a la particularité d’être directement lié au dérèglement climatique, dont les activités humaines sont responsables. Alors que les feux faisaient partie de la vie normale des forêts, les mégafeux détruisent durablement tout équilibre par leur intensité, leur étendue, leurs effets psychologiques, politiques et économiques dévastateurs, comme on l’a vu en Australie, en Californie, au Brésil ou, cette année, en Europe.

Ces incendies peuvent-ils conduire à une accélération de la prise de conscience de l’urgence d’agir ?

L’opinion est sans doute en train d’évoluer. La sécheresse de cet été a fait s’accélérer la prise de conscience collective. Mais les réponses médiatiques et politiques en France restent, à mon avis, inadaptées. Par exemple, les médias les plus populaires n’établissent aucun lien entre les incendies et le dérèglement climatique. Ils préfèrent commenter l’action héroïque des « soldats du feu » ou étaler le spectacle des flammes. Cela ne dit rien du phénomène, ni de ses causes ni surtout de ce qu’on pourrait faire pour le prévenir.

Du côté politique, les décisions ne sont pas encore au rendez-vous. Alors même qu’il avait placé l’écologie au cœur de son programme, l’exécutif n’engage pas les débats que le mégafeu impose, notamment sur la gestion de la forêt : qu’est-ce qu’une forêt et comment la reconstruire ? Faut-il la laisser en libre évolution ou la cultiver ? Est-il souhaitable que l’Office national des forêts dépende encore du ministère de l’agriculture et de l’alimentation ? De la même façon, la sécheresse pourrait conduire à un grand débat public national. Alors même que nous sommes nombreux à avoir subi et accepté une restriction de l’usage de l’eau, faut-il pérenniser la culture du maïs, du tournesol et du soja, qui en consomment beaucoup ?

Nous sommes à la croisée des chemins. Etant donné l’imaginaire sinistre qu’ils suscitent, les mégafeux sont une occasion de conduire notre société à prendre ses responsabilités à l’égard de l’anthropocène. Il faut politiser la façon dont on en parle et agir radicalement sur les comportements qui sont à l’origine de ce dérèglement.

Comment nos démocraties peuvent-elles aborder ce tournant ?

Ce serait une erreur de tout attendre de décisions prises d’en haut par nos dirigeants. On peut, en revanche, tout attendre d’une opinion publique forte et démocratiquement organisée, qui seule peut pousser les gouvernements à agir. Le cas de l’Australie le prouve : face aux feux catastrophiques de 2019 et de 2020, et à l’inaction du gouvernement de Scott Morrison, l’opinion s’est modifiée et a porté aux affaires un gouvernement travailliste très engagé pour le climat.

Un gouvernement, quel qu’il soit, dépend de l’opinion. Qu’il s’en affranchisse revient à embrasser un despotisme, que ce soit au nom du prétendu sauvetage du pays plongé dans l’obscurantisme ou au nom d’un combat si urgent à mener que l’action immédiate devrait se substituer à toute forme de discussion publique.

Or, l’opinion publique ne se forme pas seulement par l’intermédiaire de l’étude ou de la lutte politique. Pour le meilleur et pour le pire, elle se construit aussi en fonction des expériences vécues. D’une certaine façon, les incendies, qui nous affectent profondément, peuvent servir de tremplin à la construction d’une opinion écologique efficiente, de même que les multiples initiatives menées au sein d’associations ou de collectifs en faveur du recyclage, de l’entretien et la protection des communs, ou de l’agroécologie. Certes, il faut des décisions politiques fortes, mais celles qui le sont véritablement adviennent à partir de l’expérience des citoyens et du poids qu’elles font peser sur leurs représentants.

D’un point de vue politique, chacun d’entre nous a une capacité d’« autogouvernement » : chacun peut prendre des initiatives, développer un projet, ajuster sa conduite en fonction des changements qu’il provoque dans son environnement, « se diriger sans maître », disait Jefferson. A mon avis, la démocratie consiste à fournir à chacun la possibilité de ce type d’expérience.

Or, comme l’apprennent les enfants bien guidés, l’expérience du monde (qui est la clé de l’individuation) connaît certaines limites. Si l’objet de l’expérience est détruit, si, par exemple, la graine mise en terre est, par impatience, déterrée, il n’y a plus d’expérience possible, plus de futur ni de continuité. Nous sommes aujourd’hui dans cette situation. La question est donc de savoir comment agir sur notre organisation sociale pour que nous parvenions à transformer notre environnement, y compris humain, sans le détruire. La plupart des espèces animales y parviennent fort bien, sans quoi elles disparaîtraient ; en vertu de diverses stratégies, elles modifient leur milieu tout en le préservant.

Quant aux humains, ils y sont parfaitement parvenus durant des millénaires, mais ont récemment perdu leurs compétences. Schématiquement, soit nous transformons le monde en le détruisant, soit nous militons en faveur de sa sanctuarisation, qui consiste à le soustraire à toute expérience humaine.

Quelles sont les transformations nécessaires pour retrouver les compétences que vous évoquez ?

Je crois qu’il ne suffira pas de changer d’habitudes ou de modes de vie, c’est toute une conception du monde qui est à revoir. Mais il ne s’agit pas non plus de tout réinventer. De nombreuses traditions et savoirs anciens, y compris sous nos latitudes, peuvent nous aider. Bien que beaucoup aient été détruits en même temps que leurs milieux, certains subsistent heureusement au sein des populations qui défendent leur territoire autant que leur culture.

Par exemple, en ce qui concerne la prévention des mégafeux, les responsables d’espaces naturels australiens se tournent vers les savoir-faire aborigènes, dont une part importante consiste en l’art des feux dirigés, qui avaient été interdits. Les forêts sont des écosystèmes habitués, pour l’immense majorité d’entre elles, à une présence humaine, à des soins adaptés depuis parfois des dizaines de milliers d’années. Les interdire conduit à mettre en péril certains écosystèmes.

Cette idée est-elle transposable en France ?

En France aussi, la modification des paysages, mis au service d’une agriculture intensive ou d’une urbanisation croissante, s’est doublée d’une destruction culturelle massive, notamment sur le pourtour méditerranéen ou dans les forêts landaises. Les communautés qui avaient développé pendant des dizaines de milliers d’années une connaissance de leur environnement ont été désintégrées.

Ainsi, au XIXe siècle, le discours de déconsidération qui s’est appliqué au paysage des Landes a aussi visé les gens, réputés improductifs, infects, laids, malsains, etc. Au terme d’un acte de colonisation, à la forêt et aux espaces naturels diversifiés, s’est donc substituée une plantation uniforme de pins ; de même, la langue française a supprimé les patois. Il est grand temps de faire le procès de ces pratiques d’uniformisation et d’imaginer une recombinaison entre la culture de soi, la culture commune et la culture de la terre.

Vous explorez la notion de « gardien », souvent associée à l’idée de donner des droits à la nature. Pourquoi cet intérêt ?

De nombreuses traditions autochtones accordent des droits à la nature, mais il n’est pas forcément nécessaire de se tourner vers des cultures lointaines pour redécouvrir des idées qui peuvent nous aider à penser notre avenir. Je suis en faveur d’une pluralité de méthode et de concepts entre lesquels il n’y a pas à choisir. Mais je suis très attachée à la notion de « gardien », qui est présente depuis des siècles dans notre philosophie occidentale.

Par exemple, dans le livre de la Genèse, Dieu met Adam dans le jardin d’Eden afin qu’il le « cultive » et, en même temps, qu’il le « garde ». Le couplage des deux termes est intéressant. Adam n’est pas oisif. Contrairement à une iconographie bien connue, il n’est pas là à se prélasser tout en dégustant des fruits qui lui tombent dans la bouche. C’est à la fois en cultivant ce jardin – donc en le transformant pour en tirer sa subsistance – et en le gardant – c’est-à-dire en le préservant – qu’il développe son identité humaine. Cet Adam cultivateur et gardien représente en quelque sorte le prototype de notre humanité.

On retrouve cette idée dans le Candide de Voltaire et son fameux : « Il faut cultiver notre jardin », qui conclut le texte. Cette phrase a souvent été comprise comme une incitation à s’occuper de ses affaires, ou à cultiver son jardin intérieur, individuellement. Or, le « nous » est ici capital. Au terme de longues aventures, une communauté, comprenant, entre autres, Pangloss, Candide et Paquette, se constitue. Chacun s’adonne à un ouvrage conformément à ce qu’il a en propre. Le travail qui consiste à cultiver le monde et l’organisation démocratique de la société vont de pair. Il est d’ailleurs troublant de constater le décalage entre le texte de Voltaire et la façon dont il a pu être enseigné, comme s’il y avait quelque chose de détraqué dans la transmission de notre propre culture.

« La fin de l’abondance » doit-elle nous conduire à prendre soin de notre jardin ?

On peut en tout cas établir un lien entre notre situation et celle d’un Adam chassé du jardin parce qu’il s’est emparé d’un fruit qu’il n’avait pas cultivé. En pillant et en dilapidant les ressources de notre planète, nous nous sommes approprié des fruits que nous n’avons pas cultivés. C’en est donc fini de l’abondance. Il nous faut passer à autre chose et changer notre rapport au monde pour redevenir, en quelque sorte, les gardiens de notre planète. Comme pour Adam que Dieu chasse du jardin, alors qu’il en devient le prédateur, et le destine à réinventer une relation avec le monde qu’il habite, il y va désormais, sans doute, de la refondation de notre humanité.


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