par Simon Blin publié le 5 septembre 2022
D’ordinaire optimiste, le directeur du département d’économie de l’Ecole normale supérieure et membre fondateur de l’Ecole d’économie de Paris se montre très inquiet sur les promesses du numérique dans Homo numericus. La «civilisation» qui vient (Albin Michel, août 2022). «Libéral» et «antisystème», l’homo economicus participe, selon l’économiste, à la désinstitutionnalisation du monde engagée par le choc néolibéral dès les années 80.
Vous parlez de «croissance appauvrissante» à propos de la révolution numérique. Pourquoi cet oxymore ?
Le monde numérique se présente comme une société d’abondance : on peut entendre autant de chansons que l’on veut sur Spotify ou engager toutes les rencontres possibles sur Tinder… La réalité du monde qu’elle installe est bien différente. Le cœur de l’ambition numérique est de réduire au strict minimum l’interaction des humains entre eux. On l’a vu avec le Covid : son but est de permettre de ne plus se rencontrer autrement qu’en ligne. Le numérique réduit les relations interpersonnelles au strict nécessaire, y compris quand il s’agit de se faire la cour. L’abondance promise crée en réalité un appauvrissement relationnel. C’est en ce sens une révolution d’ordre anthropologique.
Et d’un point de vue économique ?
La révolution numérique a été l’instrument par lequel la révolution financière des années 80 est parvenue à démanteler les grands ensembles industriels du passé. Le fax puis Internet ont rendu possible la généralisation de la sous-traitance et la délocalisation. Internet a permis d’installer une compétition générale des différents groupes sociaux, en lieu et place des relations conflictuelles mais intégratrices qui pouvaient exister dans la société industrielle d’hier. C’est par ce biais que la révolution numérique a contribué à faire exploser les inégalités sociales, appauvrissant les segments les plus vulnérables de la population.
Vous dites que l’homo numericus est à la fois «libéral» et «antisystème». C’est-à-dire ?
L’homo numericus est l’héritier de deux révolutions profondément contradictoires : celle des années 60 et celle des années 80. La contre-culture des sixties, habitée par le refus de la verticalité du monde ancien, a directement nourri l’imaginaire des pionniers de la révolution numérique dans les années 70. Ils ont voulu créer un monde sans hiérarchies, horizontal. Mais la révolution culturelle a été terrassée par la révolution conservatrice des années 80. Celle-ci a installé un régime de compétition générale, réduisant la société à un agrégat d’individus isolés. L’homo numericus est le bâtard de ces deux filiations. Il est antisystème et libéral. Il proteste contre les injustices mais en même temps il participe à la désinstitutionnalisation du monde engagé par la révolution libérale, laquelle visait explicitement à affaiblir les syndicats et autres corps intermédiaires qui faisaient obstacle au libre jeu du marché.
Le numérique n’a-t-il pas plutôt permis d’horizontaliser le débat public ?
En partie, bien sûr. Il a permis à des mouvements révolutionnaires d’exister, des Printemps arabes à #MeToo. C’est l’héritage de Mai 68. Mais la protestation numérique bute sur le fait qu’elle ne croit pas aux institutions. Elle nourrit, à sa manière, les populismes, non seulement en participant à l’augmentation des inégalités mais aussi à la polarisation idéologique. C’est l’un des éléments les plus imprévisibles de la révolution numérique. On pensait qu’elle allait faire advenir une nouvelle intelligence collective. Elle a accouché de son contraire : un monde de fake news, de complotisme et de post-vérité. Les réseaux sociaux alimentent ce que les psychologues et les économistes appellent le biais de confirmation : ce qu’on cherche sur les réseaux sociaux, ce ne sont pas des informations ni des contradicteurs mais des moyens de confirmer ses a priori, ses préjugés. Les réseaux sociaux transforment nos croyances en biens de consommation. On choisit en ligne celles auxquelles on veut adhérer.
Vous dites qu’Internet coïncide avec le «triomphe de l’endogamie».
La promesse d’horizontalité a été accomplie mais de manière très étroite. L’horizontalité qu’on cherchait dans les années 60 est advenue mais dans le règne de l’entre-soi. Chacun vit socialement avec des groupes qui lui ressemblent et retrouve en ligne des gens qui pensent la même chose. La vie politique qui vise à forger des alliances, aussi bien à droite qu’à gauche, entre des groupes hétérogènes, a volé en éclat pour cette raison. La dernière élection présidentielle française a mis en tête quatre candidats soutenus par des partis qu’ils avaient créés eux-mêmes, sauf Marine Le Pen qui en a hérité de son père. Comme le dit le politologue Michel Offerlé : aujourd’hui la vie politique, c’est «un chef et Internet». Le grand défi est de retrouver des partis qui agrègent de la diversité sociale et politique.
Les réseaux sociaux ne sont-ils pas cruciaux pour alerter contre le réchauffement climatique par exemple ?
Les réseaux sociaux sont très puissants pour dénoncer l’inaction des gouvernements. C’est évidemment indispensable. Mais on ne pourra pas inventer de nouvelles manières de vivre et produire sur une boucle WhatsApp. Il faut que les différents corps sociaux inventent d’autres manières d’exercer leurs métiers. L’écologie n’est pas une nouvelle divinité qui produirait seule sa propre vérité. Internet permet la mise en alerte des problèmes. Mais le catastrophisme qui y domine ne mène pas à l’action. Dire qu’on va devoir renoncer à l’abondance, comme l’a fait Emmanuel Macron, n’est pas la bonne méthode. Il faut désirer un nouveau monde pour se décider à agir. Il faut pouvoir dessiner l’horizon d’une autre prospérité.
Comment situez-vous l’essor de l’intelligence artificielle ?
Elle est la force révolutionnaire qui s’annonce, donnant les moyens de surveiller un par un les 8 milliards d’humains qui peuplent la planète. Le pire des scénarios serait celui où l’IA prendrait en charge la gestion générale d’un système dans lequel les individus seraient totalement crétinisés au sens de Michel Desmurget dans la Fabrique du crétin digital. Le grand psychologue Daniel Kahneman expliquait que les humains fonctionnent à deux niveaux. Le premier système est impulsif, approximatif, simplificateur : il permet d’aller vite. C’est exactement celui où nous enferment les réseaux sociaux. Le second système est celui de la réflexion, celui qu’on sollicite quand on prend un crayon et qu’on fait des additions. C’est celui que l’IA va prendre en charge. Cette schizophrénie évoque celle que le sociologue Daniel Bell avait désignée comme la contradiction culturelle du capitalisme industriel : d’un côté il installe une discipline de fer dans l’ordre de la production, de l’autre il incite à la débauche dans l’ordre de la consommation. C’est cette logique poussée à l’extrême qui se dessine dans le capitalisme numérique : celle d’un crétin géré algorithmiquement. Il faut la casser. Il faut que les corps sociaux, les médecins, les enseignants, les syndicats, les collectivités locales, les communautés de savants reprennent la main sur leurs destins.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire