par Camille Nevers publié le 7 septembre 2022
Eddy Mitchell ne fait probablement pas l’objet d’un culte au Japon, contrairement à Chieko Baisho, la comédienne principale de Plan 75, 81 ans, femme illustre d’avoir joué la sœur de M. Tigre (Tora-san), héros simple d’une des séries de films les plus longues et prolifiques au monde : C’est dur d’être un homme (pas moins de 50 films tournés entre 1969 et 2019, centrés sur le personnage populaire du camelot amoureux turbulent, son chapeau marron et sa valise en cuir). Remédions à l’injustice avec la belle chanson du plus cinéphile des crooners français, aux paroles en rapport avec le film critiqué ici : «J’prendrai pas trop d’place, promis, craché, juré, quand j’serai vieux j’te f’rai le plan, d’chercher le cimetière des éléphants.»
«Faire le plan», c’est toute la question de Plan 75. Quant au cimetière des éléphants, au Japon il a sa légende, l’ubasute, rituel d’abandon dans la montagne des personnes âgées, des disgraciés. La Ballade de Narayama d’Imamura en fut l’illustration : palme d’or à Cannes en 1983, pour une nation dont tout le cinéma pose la question centrale du choc poli des générations, d’Ozu à Kawase, de Naruse ou Shindo à Kore-eda. Faire le plan, donc, c’est opérer un distinguo, qu’ait lieu un froissement dialectique entre la direction mortifère du film (auréolé, lui, d’une mention spéciale à la caméra d’or lors du dernier Cannes), son gros sujet (l’euthanasie, la fin de vie planifiée) casse-gueule au possible, et la capacité de sa mise en scène à en contrer l’inclination sinistre, c’est-à-dire à insuffler de la vie en dépit du macabre qui, comme le diable, en détourne ; à opposer au morbide qui plane et qui plombe une désobéissance catégorique, une joie. Plan de vivacité de mise en scène contre plan dramatique du scénario, en somme.
Croque-morts nouveau genre
Il y a donc deux plans. Le plan du film autour de trois personnages (Michi, une vieille femme seule, Maria, une aide-soignante philippine et Hiromu, un jeune employé affecté au programme-titre d’euthanasie d’Etat) qui vivent en parallèle dans cette société japonaise du futur ayant décidé de hâter la mort des fragiles, des vieux, dont, comme en temps de Covid, certains veulent, au nom d’un égoïsme qu’ils baptisent «liberté», se convaincre de la nécessité. Et il y a le «Plan 75» lui-même, planification de mise à mort de masse, qui s’affiche dans sa bureaucratie souriante et moquettée à la façon d’une pub vantant les avantages pécuniaires et la prise en charge tout confort, jusqu’au dernier soupir, de qui souscrit un contrat d’assurance-mort. Les deux plans, au lieu de se contrarier et de se court-circuiter, se recoupent, se confondent, la morbidité est filmée avec morbidesse. Plan 75 ne s’émancipe jamais d’une léthargie stylisée mais sans style, hors une ouverture belle, intrigante, plans myopes ébranlés par la violence de détonations hors-cadre. Sinon le mortifère mollasson chemine, à l’image de sa comédienne principale qui traverse le film avec une même expression accablée, chagrine. Certes, la vieillesse n’est pas gaie. Le bonheur non plus, comme le rappelèrent Maupassant et Ophüls dans le Plaisir – sur le sentiment d’accablement, autant revoir Place aux jeunes de Leo McCarey.
L’excès de délicatesse de la mise en scène de Hayakawa est excès illustratif, pertinence assidue du «film à sujet» qui ne sait se montrer également impertinent, casser le rythme, l’esprit longanime, le sérieux. Plan 75 se contente de laisser le sujet faire le boulot, le propos file droit, le récit ne doute jamais d’aller où il sait qu’il est «bien» d’aller. Malgré tout, il y a les ponctuations. Tous les plans des travaux et des jours qui émaillent sont, eux, provisoirement inspirés : les vieilles femmes de ménage fourbues dans les chambres d’hôtel, les aides-mourants (plutôt qu’aides-soignants, croque-morts nouveau genre qui assistent les candidats au «plan» et finissent par leur faire les poches, dépouilleurs de dépouilles, voleurs de cadavres) dans l’inventaire des objets, précieux ou anodins, avant crémation commune, les quelques entretiens de politesse confite pour vendre à des clients le dépliant touristique de leur mort assistée comme on vend une croisière, une thalasso, et la belle séquence enfin «désorientée» de Michi en uniforme plus lourd qu’elle, remisée à un job de signalisation routière, cernée de nuit et des lumignons rouges clignotants. Le film vaut pour ces quelques gestes échappés, arrachés au reste, et exprimant la routine de l’absurde, le «trop d’place» de la rengaine mitchellienne – afin de retourner à l’injonction de crever adressée aux inutiles son dernier mot : «Sayonara.»
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