Par Soren Seelow Publié le 4 septembre 2022
Mohamed Lahouaiej Bouhlel, qui a tué 86 personnes sur la promenade des Anglais avant d’être abattu, ne sera pas jugé au procès qui s’ouvre lundi. Mais la personnalité de cet homme très perturbé psychologiquement hantera les débats.
Le 5 septembre 2011, une patrouille de police appelée pour régler un « violent différend familial » s’arrête devant une barre d’immeubles du quartier du Ray, à Nice. Une mère de famille franco-tunisienne de 26 ans, Hajer K., vient de téléphoner en pleurs depuis la chambre de sa fille dans laquelle elle s’est enfermée pour échapper à la furie de son mari. Mohamed Lahouaiej Bouhlel, qui est aussi son cousin germain, lui a donné des coups de poing et l’a traînée au sol par les cheveux parce qu’elle n’avait pas fait le ménage.
Après cinq ans de maltraitance, la jeune femme s’est résolue à porter plainte contre son époux qui la « frappe tous les jours » depuis leur mariage, dit-elle. Une médiation pénale est organisée devant le procureur de la République de Nice : le mari violent repart avec un simple rappel à la loi. Il s’engage à « stopper les insultes et les coups », Hajer K. promettant en retour de « faire des efforts à la maison pour qu’il retrouve la femme qu’il aimait avant ».
Au domicile conjugal, le calvaire d’Hajer K. continue pourtant. Trois ans plus tard, en 2014, elle dépose une seconde plainte pour « des menaces et des violences quasi quotidiennes », y compris durant ses grossesses. Cette fois, son mari lui a uriné dessus et a déféqué dans leur chambre. Il l’a aussi menacée de mort et a poignardé « en plein cœur » la peluche de leur fille en criant : « Tu crois que je vais m’arrêter là ? » « Il me fait très peur, confie-t-elle aux policiers. Mes enfants et moi ne sommes pas en sécurité auprès de lui. » Convoqué à plusieurs reprises au commissariat, le mari dangereux ne donne plus signe de vie.
Rivière de sang
Ce n’est que deux ans plus tard, le 20 juin 2016, que Mohamed Lahouaiej Bouhlel est entendu pour la première fois dans le cadre de cette seconde plainte de son épouse, qui a entre-temps demandé le divorce et vit seule avec leurs trois enfants. Il nie les faits. La procédure n’aura pas le temps d’aller à son terme. Dans les semaines qui suivent, le chauffeur-livreur tunisien de 31 ans se met à consulter sur Internet des contenus relatifs à l’islam, au terrorisme djihadiste, à la location de poids lourds et aux accidents de la route. Dans son ordinateur, les enquêteurs exhumeront cette recherche : « horrible accident mortel ».
Trois semaines après son audition, le 14 juillet 2016, Mohamed Lahouaiej Bouhlel fonce à bord d’un poids lourd de location sur la promenade des Anglais, déchiquetant sous ses roues les familles rassemblées pour le feu d’artifice, et percute délibérément un groupe d’enfants s’égayant devant un étal de bonbons. La promenade des Anglais est une rivière de sang. Le bilan humain de l’attentat est terrifiant : 86 morts, dont 15 mineurs, et plus de 300 blessés. Après avoir semé la mort pendant quatre minutes et dix-sept secondes, le mari violent devenu terroriste est abattu au volant de son 19 tonnes par des policiers. Deux jours plus tard, l’organisation Etat islamique (EI) revendique l’attaque de celui qu’elle qualifie de « soldat du Califat ».
Mohamed Lahouaiej Bouhlel ne sera pas jugé pour ses crimes au procès de l’attentat du 14-Juillet, où sont renvoyées, à partir du lundi 5 septembre, huit personnes devant la cour d’assises spéciale de Paris. Jamais, sans doute, ses victimes ne comprendront les ressorts profonds de son passage à l’acte. Il faudra, pour s’approcher de l’innommable, s’en remettre aux témoignages de ses proches qui viendront déposer à la barre. Dès les premiers jours de l’enquête, ces derniers avaient dressé un portrait déroutant : celui d’un homme très instable psychologiquement, à la sexualité tourmentée, mais guère intéressé par la religion.
« Même le diable s’est inspiré de lui »
Après l’attentat, Hajer K., l’épouse battue, a de nouveau été entendue par les enquêteurs. Comme tous les proches du tueur, elle a décrit un homme « dérangé », obsédé par le sexe, fasciné par la violence et son apparence, à mille lieues des standards de l’Etat islamique : « Il n’est pas croyant, il ne pratique pas du tout, il mange du porc, boit de l’alcool. (…) Moi, je fais le ramadan. Une fois, il a vu que je priais parce que ma fille était tombée malade, il a sorti son sexe et a uriné dans la chambre pendant que je priais. Lui ne priait jamais. »
Le récit de Hajer K. sur ses années de calvaire, les viols, les insultes et les coups offre un tableau terrifiant du paysage mental du tueur : « Il aimait le mal, il me frappait à coups de pied sur la tête, car il voulait voir le sang couler. C’était un monstre, même le diable s’est inspiré de lui. (…) La police n’a jamais voulu m’entendre, alors que cela faisait des années que j’étais maltraitée. (…) Quand j’étais enceinte de ma seconde fille, il a pris un bâton, l’a cassé en deux, et est entré en moi. Il aurait pu tuer ma fille. Il y avait beaucoup de sang. Mon bébé ne bougeait plus. Mohamed a rigolé et il est parti… Il rigolait quand je souffrais, il était fier de lui. »
Instable et pervers, Mohamed Lahouaiej Bouhlel tyrannisait son épouse pour la contraindre à divorcer afin de profiter de ses nombreuses maîtresses, mais menaçait de la tuer quand elle voulait le quitter : « Quand je lui disais que j’allais partir, il me répondait qu’il me jetterait avec ma fille du 12e étage et qu’il se jetterait avec, car il n’avait pas peur de mourir. Il n’était jamais satisfait. Il disait qu’avant sa vie était du “caca” et maintenant c’était du “pipi”, se souvient-elle, avant d’émettre une hypothèse sur la raison profonde de son passage à l’acte. Peut-être a-t-il voulu tuer tout le monde pour ne pas mourir seul… »
Un attentat sans idéologie ?
Le massacre de Nice était-il un attentat ou l’acte d’un déséquilibré ? Sur le plan juridique, les magistrats qui ont instruit ce dossier considèrent qu’il s’agit d’un « acte terroriste », dans la mesure où il a « troublé gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur », comme le prévoit l’article 421-1 du code pénal. Dans leur ordonnance de mise en accusation, ils écrivent que « les interrogations sur la santé mentale » du tueur « ne sauraient remettre en cause l’appréciation de la qualification terroriste de son acte ».
Mais si le code pénal retient les effets (« troubler l’ordre public ») et les moyens (« l’intimidation et la terreur »), il ne mentionne pas la dimension idéologique du terrorisme. Or, quel était le mobile de l’attentat de Nice ? Malgré son mode opératoire – qui correspond aux préconisations de l’EI appelant à écraser les incroyants « avec une voiture » – et la revendication diffusée par les organes de propagande du groupe, le profil et le comportement du tueur ne correspondent en rien à ceux d’un djihadiste. Outre son absence de religiosité, il n’a laissé aucun testament, aucune allégeance ni la moindre revendication et les magistrats eux-mêmes qualifient celle publiée par l’EI d’opportuniste.
Une attaque sans motivation idéologique, politique ou religieuse assumée par son auteur peut-elle encore être qualifiée de terroriste ? L’itinéraire de Mohamed Lahouaiej Bouhlel, tel qu’il a été relaté par ses proches, permet sans doute de mieux cerner les ressorts de son passage à l’acte et la façon dont les appels au meurtre incessants de l’EI durant cette période ont pu déteindre sur son âme perturbée et désinhiber des pulsions de mort anciennes.
Tentatives de suicide
Mohamed Lahouaiej Bouhlel, qui a grandi en Tunisie dans une famille peu aimante où la violence était quotidienne, a confié à Hajer K. avoir subi de graves maltraitances de la part de son père et avoir fait deux tentatives de suicide à l’adolescence. « A la seconde tentative, il a essayé de se couper le sexe avec une lame de rasoir », a-t-elle dit aux enquêteurs. La personnalité taciturne et agressive de l’adolescent avait même fini par inquiéter ses parents, qui l’ont emmené voir un psychiatre à l’âge de 16 ans. Devenu père, il disait souvent à ses enfants « qu’il était Jésus, qu’il n’avait ni père ni mère », se souvient son ex-épouse.
Une amie de Hajer K. a un avis très tranché sur la santé mentale et les motivations du tueur : « Il était complètement taré. (…) Il se moquait pas mal de la religion. Comme Hajer était croyante, il insultait Dieu devant elle pour la provoquer, dit-elle, avant d’évoquer un souvenir prémonitoire : Il était capable de faire mine de rouler sur les personnes en voiture en rigolant… Pour moi, c’est un sadique, et il l’a fait [l’attentat] par sadisme. »
Si le tueur avait une relation pour le moins distante avec la religion, quelques proches ont cependant remarqué qu’il avait commencé à s’intéresser à l’islam dans les semaines qui ont précédé l’attentat. Selon un de ses amis, Mohamed Lahouaiej Bouhlel s’était mis à écouter des récitations du Coran depuis fin juin 2016 et l’avait même accompagné, pour la première fois de sa vie, à la prière marquant la fin du ramadan une semaine avant l’attentat. A en croire cet ami, cette expérience à la mosquée n’a pas entraîné de sursaut mystique chez le tueur : « A la fin, il m’a juste dit qu’il s’était ennuyé. »
Levée d’un tabou
Selon un autre ami, Mohamed Ghraieb, un des huit accusés qui seront jugés au procès, le tueur aurait en revanche commencé à tenir des discours favorables à l’EI une dizaine de jours avant l’attentat. Dans son ordinateur, les enquêteurs ont découvert une collection d’images ultraviolentes, où se côtoient cadavres, exactions de l’EI, accidents de la route, scènes de torture et photos zoophiles. Un inquiétant mélange des genres, où la fascination pour la violence semble l’emporter sur toute forme d’idéologie.
Pour les juges d’instruction, c’est précisément cet « attrait ancien pour la violence, couplé à une personnalité instable et violente » qui,loin de contredire la thèse d’une radicalisation éclair, « ont favorisé son attirance pour l’idéologie radicale djihadiste ». Ils émettent dès lors l’hypothèse que « ce fonctionnement psychopathique préexistant a trouvé dans l’idéologie islamiste radicale le terreau nécessaire pour favoriser le passage à l’acte meurtrier ».
Aux yeux des magistrats, l’attaque de la promenade des Anglais a été rendue possible par le contexte de l’époque, qui confère à ce crime de masse sa coloration djihadiste : les attentats et la propagande de l’EI auraient contribué à lever un tabou dans l’esprit tourmenté du tueur, débridant une pulsion de meurtre qui mûrissait de longue date. C’est encore un des amis de Mohamed Lahouaiej Bouhlel qui résume sans doute le mieux l’ambivalence de son passage à l’acte : « Je pense qu’il a pris les terroristes en exemple, même s’il ne l’a pas fait en djihadiste. »
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