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mardi 6 septembre 2022

Interview Validisme: «Les difficultés des personnes handicapées sont dues en grande partie à l’inadaptation de la société»

par Elsa Maudet   publié le 5 septembre 2022

Dans son essai témoignage «De chair et de fer», la militante et docteure en philosophie Charlotte Puiseux entend rendre la lutte pour les droits des personnes handicapées accessible au grand public, qui ignore encore souvent l’étendue des discriminations à leur égard.

Dans les milieux militants, le terme «validisme» s’est imposé ces dernières années, mettant en lumière les oppressions et discriminations systémiques que subissent les personnes handicapées. Grâce à d’infatigables activistes, très présents sur les réseaux sociaux, il s’est fait une place dans les luttes intersectionnelles, parmi les combats féministes et antiracistes notamment. Un renouveau de la lutte des personnes handicapées, qui restait très peu audible en France depuis les années 70.

Reste qu’aux yeux du grand public, le validisme est méconnu. Charlotte Puiseux, psychologue, docteure en philosophie et militante antivalidisme, elle-même handicapée, vient de publier De chair et de fer : vivre et lutter dans une société validiste (éditions La Découverte), habile mélange de témoignage personnel et d’essai politique, qui explique avec pédagogie en quoi la société maintient les personnes handicapées à sa marge, y compris lorsqu’elle s’émerveille de les voir accomplir des exploits. Un plaidoyer anticapitaliste visant à cesser de penser la société uniquement à travers les yeux des valides.

Quel lien y a-t-il entre le validisme et le capitalisme ?

Le capitalisme est basé sur l’exploitation de la force de travail, l’endurance, la flexibilité, il survalorise la productivité, la vitesse, le rendement… Donc, par définition, il exclut les personnes handicapées. Ceux dont les corps ne peuvent pas se plier à ce rythme sont considérés comme inaptes, donc exclus du monde du travail. Ils entrent dans la case des allocataires et sont perçus comme un fardeau pour la société puisqu’ils ne produisent pas de capital. Sans compter que ce régime politique est l’une des principales causes de handicap : l’industrialisation a entraîné énormément d’accidents du travail. Tout le monde, handicapé ou non, devrait pouvoir adapter son rythme de travail à ce qui lui convient. Ça permettrait aux personnes handi de retrouver un vrai statut dans la société.

Vous avez vous-même été confrontée au validisme lorsque vous étiez militante au Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), à la fin des années 2000.

Le plus gros problème pour moi, étant en fauteuil, était que ces personnes ne prenaient pas en compte les critères d’accessibilité pour les salles, que ce soit pour faire des réunions publiques, des réunions de comité, un tas d’événements politiques. Je me souviens aussi avoir demandé à rejoindre le service d’ordre du parti. Ça n’a pas été très bien accepté, certaines personnes au NPA disaient que c’était trop dangereux pour moi. Ça avait même révélé la question de la manifestation en tant que telle : qui peut être en manif ? C’est problématique de dire qu’il y a des personnes qui ne peuvent pas manifester parce que c’est trop dangereux pour elles… Mais mon entrée au NPA date déjà d’il y a quinze ans : le validisme, même dans les milieux militants, on ne connaissait pas. Même moi, je ne théorisais pas le validisme en tant que système de domination. Je sentais juste que quelque chose n’allait pas, que la société était excluante vis-à-vis des personnes handicapées et qu’elle avait pour habitude de rejeter la faute sur nous.

Le terme de «handicap» a-t-il un sens, tant il recouvre des réalités différentes ?

Oui, ça a un sens : ça sert à avoir des droits. C’est un enjeu primordial. Mais ce n’est pas un sens figé, il dépend d’un contexte sociohistorique, politique, et change en fonction des institutions et des luttes militantes. La loi de 2005 [«pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées», ndlr] en donne une définition juridique, qui régit la politique du handicap en France. Mais elle est loin d’être parfaite. Elle ne tient par exemple pas compte des handicaps invisibles comme l’endométriose ou la fibromyalgie [maladie chronique provoquant des douleurs continues].

Aujourd’hui, le médical compte beaucoup dans la définition du handicap. Un corps valide, un corps sain, doit pouvoir marcher, respirer tout seul, voir et entendre sans appareil. Ça permet de dédouaner la société de ses responsabilités, alors que les difficultés des personnes handi sont dues en grande partie à l’inadaptation de la société. Ça ne veut pas dire que le handicap est uniquement social : il y a une dimension corporelle et il faut permettre aux personnes handicapées d’accéder à des soins adaptés à leurs besoins, de façon bienveillante. Comme pour tout le monde. Mais il faut sortir de la grille de lecture purement médicale, ne pas survaloriser la parole des médecins et écouter les premiers concernés. Ce sont les meilleurs connaisseurs de leur corps, et pourtant on les infantilise, on ne prend pas en compte leur expertise.

Les personnes handicapées forment-elles une classe, un groupe social réuni par l’oppression qu’il subit ?

J’aurais tendance à dire que oui. Mais si on exclut les milieux militants, la plupart des personnes handi n’ont pas cette vision-là : l’idée que c’est à elles d’essayer de correspondre à la société, d’apparaître les plus valides possibles, est encore très forte. Elles n’ont pas cette envie de créer une classe, un groupe autour d’une identité handicapée définie comme telle. Le validisme n’existe pas que chez les personnes valides, il est intégré aussi par les personnes handicapées : quand elles essayent de paraître valides, c’est parce qu’elles ont assimilé que la validité était la chose à avoir pour être heureuses.

Vous trouviez d’ailleurs le Téléthon super quand vous étiez enfant, alors que vous le pourfendez pour son côté charitable et paternaliste aujourd’hui.

Oui parce que j’avais envie d’exister aux yeux des autres. Quand la société vous déprécie au quotidien et que des personnes viennent vous voir en disant : «Raconte-moi ta vie, ça a l’air super», c’est cool, surtout quand on a 6-7 ans. Mais en réalité, je leur servais à mettre en valeur leur vision validiste de la société. Ils utilisent les personnes handicapées comme sources d’inspiration, ils nous prêtent des qualités extraordinaires qui seraient banalisées chez les personnes valides, ce qui contribue à nous déshumaniser, à nous différencier du commun des mortels.

Qu’est-ce que le mouvement «crip», dont vous êtes spécialiste ?

C’est un croisement des mouvements anti-validistes et queer, qui remet en cause les normes de genre, les normes sexuelles, telles que la société hétérosexiste nous les impose. En utilisant les apports du mouvement queer, qui à la base n’est pas du tout pensé pour les personnes handicapées, on arrive à une autre compréhension de ce que sont le handicap et le validisme. Par exemple, le retournement du stigmate : «queer» est à la base une insulte, donc un mot stigmatisant, qui a été renversé par les personnes concernées pour en faire une revendication identitaire de fierté. Dans le crip [le terme peut se traduire par «éclopé», «estropié»], c’est la même chose, l’idée de renverser ces injonctions négatives, ces critiques, pour en faire quelque chose dont on est fier, qu’on revendique. C’est important de s’aimer, d’autant plus quand, toute notre vie, on nous dit qu’on n’est pas belle, pas désirable, aussi bien dans la relation charnelle que dans le monde du travail ou à l’école. C’est un acte de survie psychologique.


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