par Cassandre Leray et photos Marie Rouge publié le 23 mars 2021
par Cassandre Leray et photos Marie Rouge
Sans hésitation, Sophie (1) est venue soutenir ses anciens collègues. Masque sur le nez, paillettes sur les paupières, elle le dit sans détour : «Intimidations, violences verbales voire harcèlement… A la Sauvegarde, la souffrance au travail fait partie du quotidien.» A tel point que la jeune femme a fini par démissionner il y a quelques mois, dégoûtée. Elle l’affirme, elle n’est «pas la seule» à avoir quitté la Sauvegarde, une des principales associations de protection de l’enfance, de l’adolescence et de l’adulte de Seine-Saint-Denis : «Je ne pourrais même pas compter le nombre de personnes que j’ai vu passer quand je bossais ici et qui sont parties, parfois au bout de quelques semaines seulement…» Aux côtés de Sophie, une de ses amies toujours en poste fulmine : «Le management au sein de l’asso a réussi à faire fuir des personnes vraiment investies.»
Ce matin, environ 70 salariés actuels et anciens de la Sauvegarde étaient réunis devant le siège, à Bobigny. Au quotidien, plus de 400 professionnels accompagnent 5 600 enfants et adolescents, d’après les chiffres publiés par la Sauvegarde. Mais les travailleuses et travailleurs sociaux de l’association le scandent en chœur ce mardi : ils sont «dans la tourmente». Ensemble, ils dénoncent le management et les conditions de travail alarmantes auxquels ils estiment être confrontés chaque jour.
Un management «autoritaire»
Adossée à une voiture, Esmeralda (1) fume une cigarette. Cette travailleuse sociale d’une trentaine d’années est au bout du rouleau. «On n’en peut plus de cette direction qui emploie un management autoritaire», tente-t-elle de résumer à toute vitesse. Pour elle, ce qui se passe à la Sauvegarde, c’est «n’importe quoi» : «Ces situations sont dénoncées depuis 2015, de nombreux salariés sont partis mais rien n’a été fait !»
Surtout, Esmeralda s’alarme de l’impact de ces conditions de travail sur les jeunes que l’asso accompagne : «Les décisions sont prises de manière unilatérale par la direction, sans que les travailleurs sociaux puissent contester celles qui ne sont pas bonnes pour les enfants !» Résultat, «il y a des familles d’accueil auxquelles on confie cinq enfants alors qu’elles ne peuvent en recevoir que trois, d’autres où on laisse ensemble des enfants victimes et auteurs de violences sexuelles sous le même toit…»
Une direction qui «fait l’autruche»
Il est presque midi quand Sofian sort du siège de la Sauvegarde. Porte-parole du collectif des salariés, il a été reçu par le directeur général et la présidente de l’association, accompagné du délégué syndical de Force ouvrière et du secrétaire du comité social et économique. Mais «ça n’a rien donné», lâche-t-il d’emblée : «On est face à une direction qui fait l’autruche et ne veut pas voir que le fonctionnement de l’asso met à mal tous ses services.» Pourtant, plusieurs manifestants, comme Sabrina (1), affirment que «de nombreuses alertes ont déjà été faites ces dernières années».
Soudain, un visage familier vient jeter un œil aux salariés mobilisés. Planté sur les marches du siège de la Sauvegarde, le directeur général de l’association, Stéphane Eudier est là. Alors qu’il commence à rentrer dans les locaux, les militants l’interpellent au micro. Demi-tour. On le retrouve, lunettes sur le nez et en veste de costume, nez à nez avec les travailleuses et travailleurs sociaux mobilisés. «Il est évident que les mômes pris en charge à la Sauvegarde doivent l’être le mieux possible. Au niveau des conditions de travail, on essaie d’avancer. J’entends bien qu’il y a des problèmes de management», admet-il, mais «on ne va pas régler les choses à l’instant T devant cette porte». Micro à la main, un élu rétorque sans attendre : «Comment bien accompagner ces enfants, les protéger, avec des salariés en souffrance ?» Quelques minutes plus tard, Stéphane Eudier s’éclipse. «Il botte en touche», rigole une salariée.
«On ne peut pas être 1,2 million et rester silencieux»
«La direction ne fait rien !» lâche Sofian. Les demandes des salariés sont pourtant limpides : «que notre mal-être soit pris en compte et que des solutions nous soient proposées. On attend toujours», insiste le porte-parole du collectif. Contacté par Libération, le vice-président du conseil départemental de Seine-Saint-Denis, Frédéric Molossi, a quant à lui indiqué qu’une mission d’inspection allait être menée «afin de déterminer s’il y a des dysfonctionnements et s’ils impactent le bien-être des jeunes qui sont confiés à la Sauvegarde», précisant toutefois que «le département n’étant pas l’employeur, il n’est pas possible de s’immiscer dans un conflit social».
Dans la foule, Lyes Louffok, membre du Conseil national de la protection de l’enfance, est consterné. Mais pas surpris. Il est venu soutenir la mobilisation des travailleurs sociaux de la Sauvegarde, soulagé de voir «qu’une mobilisation se met en place. Ce qui se passe ici est ce qui se passe partout ailleurs en France», déballe-t-il. Avant d’ajouter : «On voit beaucoup de directions d’assos qui sont dans la toute-puissance et se permettent de maltraiter les professionnels.»
Lui-même éducateur spécialisé, il appelle à une «libération de la parole» : «On ne peut pas être 1,2 million en France et rester silencieux. J’appelle les travailleurs sociaux à la désobéissance et à dénoncer ces situations. On a ce devoir vis-à-vis des personnes qu’on accompagne.»
(1) Ces prénoms ont été modifiés, à la demande des personnes.
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