Publiée 20 mars 2021
Maïa Mazaurette
L’érosion progressive de la libido conjugale n’a rien d’exceptionnel et, pourtant, on n’en parle pas. Un silence aux causes multiples, explique la chroniqueuse de « La Matinale » Maïa Mazaurette.
Une personne sur trois ou quatre n’a pas beaucoup – ou pas assez – de rapports sexuels, selon une enquête IFOP-Gleeden de décembre 2020 : 25 % des couples français font l’amour moins d’une fois par semaine, 32 % ressentent une baisse de libido depuis le deuxième confinement et 35 % disent même manquer de sexe ! Ça fait du monde, non ?
Et, pourtant, on n’en parle pas. La norme des deux rapports hebdomadaires continue de s’imposer à nos imaginaires et à nous assommer de culpabilité… Quand bien même ces fameux « deux rapports par semaine » ne concernent qu’un quart des couples.
Cette décorrélation entre la théorie et la pratique est d’autant plus embêtante que notre fréquence sexuelle est probablement surestimée. En 2017, l’analyste en données Seth Stephens-Davidowitz déclarait à la revue The Atlantic que, d’après ses recherches (lesquelles consistent à décortiquer le monde secret de nos requêtes Google), nous mentons comme des arracheurs de dents au sujet du nombre de nos rapports. La diminution du désir, traditionnellement attribuée aux seules femmes, semble également plus partagée qu’on l’imagine : « Dans les représentations de la culture populaire, les hommes sont censés avoir constamment envie de sexe. Mais mes données montrent que les hommes adoptant une stratégie d’évitement des rapports sont probablement bien plus nombreux qu’on l’imagine. »
Laissons de côté le cas spécifique de l’asexualité (abordée avec beaucoup de justesse dans Nous qui n’existons pas, de Mélanie Fazi, Dystopia, 2018) : elle concerne les personnes ne ressentant jamais, ou presque jamais, de désir – et non les personnes dont le désir s’effrite avec le temps. Epargnons-nous également les complications de la jurisprudence en matière de devoir conjugal (si ce débat vous intéresse, vous pouvez relire ma chronique de juin 2020). Pourquoi parle-t-on si peu du moment où on relègue les slips cloutés et les culottes en dentelle au fond du tiroir ?
La libération de cette parole-là, de cette banalité, on l’attend encore. L’essai le plus réussi sur cette question date de 2010 : No Sex. Avoir envie de ne pas faire l’amour, de Peggy Sastre (La Musardine). Plus récemment, le sociologue Jean-Claude Kaufmann a publié Pas envie ce soir (Les Liens qui libèrent, 2020) – mais son analyse concerne uniquement le différentiel de désir entre hommes et femmes.
Une verbalisation performative
Pourquoi si peu de textes ? Si peu de témoignages ? Nous voici face au plus paradoxal des tabous : il ne concerne pas ce qu’on pratique ou ce qu’on désire, mais ce qu’on ne pratique pas, ce qu’on ne désire pas.
L’écroulement progressif de la libido conjugale relève pourtant du secret de Polichinelle. Nous savons toutes et tous que l’usure sexuelle existe. Nous l’admettons à demi-mot, au moment d’officialiser notre entrée dans la monogamie : « J’aurais bien profité »… Sous-entendu : après, on profitera nettement moins (ce qui nous amène à un autre paradoxe : le couple, en tout cas dans sa version monogame, garantit-il comme promis, ou interdit-il plutôt, un accès régulier à la sexualité ? Vous avez quatre heures).
Ce silence s’invite partout. D’abord, dans les discours publics : à part les humoristes (comme Blanche Gardin), rares sont les personnalités qui admettent avoir arrêté de faire l’amour. Même pudeur dans les représentations : non, tous les couples de quinquagénaires ne se promènent pas chez eux en peignoir de soie, prêts à se jeter l’un sur l’autre dès l’endormissement du petit dernier (de leurs quatorze enfants).
Les médias s’emparent plus régulièrement du problème, mais avec un objectif bien précis : nous aider à « rallumer la flamme ». Un discours qui peut être perçu comme un facteur de pression (je plaide coupable : amenez les fagots).
Entre amis, silence radio. Même chose au sein du couple lui-même. Parce que l’abandon sexuel (temporaire ou définitif) s’opère par glissements, il n’y a jamais de bon moment pour entamer la conversation. Et puis, pour dire quoi ? Eviter la sexualité, c’est également éviter la conversation sur la sexualité, surtout quand le dialogue promet d’être déprimant ou désagréable. Le silence au moins nous épargne des reproches – mais pas le ressentiment. Par ailleurs, converser nous fait prendre le risque d’un conflit (aller au front) au moment même où nous espérons faire un pas en arrière (sonner la retraite).
Enfin, si nous préférons faire comme si de rien n’était, c’est aussi parce que la verbalisation est performative. Elle acte une coupure dans la relation charnelle… et dans la relation tout court. Nous abordons alors une autre raison à nos blocages, plus culturelle. La sexualité est censée être le lieu d’expression de l’amour : dire qu’on ne couche plus, c’est sous-entendre qu’on ne s’aime plus… et fendiller tout l’édifice conjugal.
« Captivité » domestique
D’où une tendance à euphémiser. Au moment de confesser qu’on n’a « plus envie de faire l’amour » ou que notre libido « s’est endormie », on esquive souvent une autre réalité, beaucoup moins avouable : « Je n’ai plus envie de faire l’amour avec toi », « ma libido se porte très bien ailleurs, quand elle se pose sur les fesses du technicien informatique ». Pour épargner les sentiments de nos conjoints, nous généralisons notre absence de désir – mais ça ne signifie pas que, consciemment ou non, nous disions la vérité.
La réprobation sociale concernant les rapports extraconjugaux aggrave encore cette loi du silence : il est plus acceptable de se ranger du côté des abstinents que d’admettre (et de mettre en action) le déplacement de notre appétit sexuel sur d’autres partenaires. On s’invente alors un « problème de désir » qui n’existe pas. Ou, du moins, qui masque un autre problème : celui de la domesticité.
La sexothérapeute Esther Perel en a fait le titre de son premier essai, du moins en version originale : « Peut-on se reproduire en captivité » ? (Pour les anglophones, le livre s’appelle Mating in Captivity, traduit en français sous le titre L’Intelligence érotique, Robert Laffont, 2007.) Elle y rappelle que nos couples contemporains sont encombrés : ils partagent tout, ils partagent trop, ils exigent une possession sexuelle absolue… et ne se laissent donc aucun espace pour le désir. Et encore, ce constat a été fait avant l’avènement du télétravail !
Pour autant, cette « captivité » domestique n’explique pas tout. Notre silence repose aussi sur de fausses assomptions. D’abord, l’idée que notre sexualité est stable – qu’elle se solidifie à l’âge adulte puis se maintient à l’identique. Cette pulsion sexuelle là, bien rangée, bien canalisée, devrait trouver à s’exprimer régulièrement… mettons, deux fois par semaine ? (Une remarque au passage : nous demandons à notre libido une stabilité que nous ne demandons pas à nos autres besoins, comme le sommeil, la faim ou la tendresse.)
Nous dénions aussi l’influence de facteurs extérieurs sur notre désir. Tout se passe comme si la chambre à coucher était imperméable aux aléas de la vie, aux maladies, aux amourettes de boulot, au stress… ou au vieillissement.Considérer que la sexualité ne fluctue jamais, c’est lui prêter une puissance dont elle ne dispose pas. Et tant mieux. Parce que, dans le cas contraire, il ne nous resterait plus de temps pour nos autres activités.
Mentionnons enfin le poids des normes, écrasant. Quand la sexualité devient obligatoire, il n’est pas déraisonnable d’avoir envie de freiner des quatre fers. Lutter contre l’usure du couple demande un investissement émotionnel dont tout le monde ne dispose pas. Surtout en ce moment. Quand le quotidien nous envahit, quand la pression est trop lourde, la fuite cesse d’être une forme de lâcheté. Elle peut même nous rendre libres.
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