NEW YORK MAGAZINE (NEW YORK)
Le retour de bâton contre les femmes a été particulièrement sévère avec la pandémie de Covid-19. En l’espace d’une année, trente ans de progrès ont été effacés, et les Américaines sont retournées s’occuper de leur foyer.
En 2012, je faisais paraître un livre intitulé The End of Men [“La Fin des hommes”, traduit en français, aux éditions Autrement, sous le titre Voici venu le temps des femmes], et la jaquette donnait à lire ce texte enjoué : “Aujourd’hui, fait inédit dans l’histoire, les femmes ne se contentent plus de rattraper les hommes, elles leur passent devant.”
Tragique candeur
Quel optimisme ! Quelle suffisance ! Quelle tragique candeur ! Je crois qu’à l’époque déjà je savais, au fond de moi, la fragilité de tout cela. Si les Américaines étaient parvenues à représenter la moitié de la population active, cela s’était fait sans presque aucun soutien institutionnel et avec zéro évolution des mentalités. Autant dire que cela tenait du miracle, et d’un miracle comme il est difficile d’en installer durablement. Nous n’y sommes pas parvenus.
Avec la pandémie, la part des femmes dans la population active est retombée à son plus bas niveau depuis 1988. L’année du film Working Girl (vous vous rappelez ?), où dans la scène finale l’héroïne se pâme devant son lugubre nouveau bureau comme si c’était le Taj Mahal. L’année aussi de cette bonne vieille blague entre collègues : “Les toilettes pour dames, s’il vous plaît ? Haha, il n’y en a pas !” 2020-1988 : la chute est rude.
Retour au bercail
Aussi douloureux cela soit-il, force est de le reconnaître : l’arrivée en masse des femmes sur le marché du travail était biaisée dès le départ. Aux États-Unis, la culture du travail a toujours œuvré à l’exclusion des femmes cadres et à l’asservissement des ouvrières.
Ajoutez à cela, en cette ère de capitalisme tardif, des salaires qui stagnent et ne permettent pas de faire vivre une famille avec un seul revenu. En la matière comme en bien d’autres, la pandémie n’a été que le révélateur d’un phénomène qui aurait dû sauter aux yeux.
La dernière grande vague de destruction d’emplois date de septembre 2020 : 865 000 femmes sont alors sorties de l’emploi, contre seulement 216 000 hommes.
Quels facteurs démographiques ont convergé à ce moment précis ? C’était la rentrée scolaire. Les parents d’enfants en bas âge avaient expérimenté, durant l’année scolaire précédente, la difficulté d’effectuer leur propre travail tout en s’improvisant enseignant, et en avaient conclu que ce n’était pas vivable. À l’approche de la rentrée, ils ont fait le choix le plus sage : ne se consacrer qu’à une seule de ces deux tâches.
Quand je dis “ils”, je veux dire “elles”. Misty Heggeness, chercheuse en économie pour le Bureau du recensement des États-Unis, suit semaine par semaine, État par État, la trajectoire de familles avec jeunes enfants. “Les conséquences sur l’implication professionnelle et la productivité semblent s’être intégralement reportées sur les mères d’enfants d’âge scolaire”, constate-t-elle.
La légendaire patience des mères
Derrière ce constat se cachent des raisonnements complexes. Un couple hétérosexuel où les deux parents travaillent décide de se serrer la ceinture pour l’année à venir pour éviter à leurs enfants un décrochage scolaire.
La mère se dit qu’elle a peut-être plus de “patience”, le père reconnaît, un peu honteux, que même avec ses propres enfants il a le sentiment de “faire du baby-sitting”. Aucun des deux n’a envie de lâcher son travail, mais entre eux, implicitement, il va de soi qu’elle le vivra mieux. Quand elle ne s’estime pas heureuse, en tant que femme, d’avoir un plan B : elle a le droit de quitter son boulot pour s’occuper des enfants, elle, personne ne la jugera.
Aussi tragique cela soit-il, peut-être commencez-vous à voir une logique dans ces choix individuels sur qui reste à la maison. Arrêtez tout de suite. Ils n’ont aucune logique.
Je mets au défi n’importe quel pasteur, rabbin, imam – ou généticien – de me démontrer par A plus B qu’une femme est plus apte à retrouver le bon lien Zoom d’un cours en ligne et à résoudre des opérations mathématiques de base. Ou de m’expliquer en quoi un homme devrait passer moins de temps avec ses enfants.
Soyons clairs : je ne tiquerais pas, je n’aurais aucun jugement à porter même sur le cas isolé d’une femme qui choisirait de rester à la maison. Mais quand elles sont 865 000 à avoir pris la même décision le même mois, je deviens méfiante.
Reculs en cascade
Dans un moment d’espoir, je me suis dit qu’il ne s’agissait peut-être que d’un raté passager. Puisque nous avions reculé de trente-deux ans en huit mois, peut-être pourrions-nous réavancer de trente-deux ans quand tout cela serait terminé.
[La sociologue du travail américaine] Sarah Jane Glynn, qui a coécrit la meilleure étude que j’ai lue sur le sujet, m’a ramenée à la réalité. Les emplois qui avaient permis aux femmes de devenir majoritaires au sein de la population active sont dans les secteurs qui devraient mettre le plus de temps à se remettre de la crise, pour l’essentiel le commerce de détail et les services.
Et les femmes qui assurent les gardes d’enfants ne retravailleront qu’une fois que les professions libérales auront pleinement repris, ce qui risque de prendre du temps.
Il faut donc plus vraisemblablement se préparer à des reculs en cascade. Pour une femme avocate qui s’absente un an, c’est autant de temps perdu dans son ascension pour devenir associée au sein d’un cabinet.
Une femme qui travaillait en crèche ne trouve plus que quelques gardes ponctuelles à faire, puisqu’elle doit être chez elle avec ses propres enfants : elle ne gagne presque rien cette année, décroche, et à la retraite elle tirera le diable par la queue.
Multipliez ces exemples par 865 000 : cela fait beaucoup de femmes PDG et beaucoup de paisibles retraitées qui manqueront à l’appel. “Et ce sont aussi plusieurs décennies d’avancées durement conquises en matière d’égalité salariale qui risquent d’être perdues”, soulignent Sarah Jane Glynn et ses coauteurs.
Le sable mouvant des inégalités
Et en matière d’inégalités salariales, le plus grave, le plus moche, ce n’est pas qu’une femme gagne 70 cents quand un homme empoche 1 dollar (et pourtant !) mais ce qu’impliquent les interruptions de carrière.
Selon une étude, les femmes ayant pris une année sabbatique, et une seule, gagnent 39 % de moins que celles qui ne l’ont pas fait. Les femmes noires, si elles affichent un plus fort taux d’activité que les femmes blanches, vivent aussi en moyenne un plus grand nombre d’interruptions de carrière. C’est comme des sables mouvants : vous pouvez vous démener, vous n’arriverez jamais à avancer.
En période de crise, les êtres humains ont un étrange réflexe. Quand le monde est ébranlé sur un front, nous cherchons des certitudes ailleurs, auxquelles nous agripper.
Si nous voulons faire preuve d’indulgence envers nous-mêmes, disons que c’est ce qui s’est produit en septembre dernier : effrayés, nous nous sommes repliés sur de vieilles idées des années 1980 en matière de répartition des rôles femmes-hommes.
Au début de la pandémie, je me souviens avoir lu un article [du New York Times, le 16 mai 2020] qui avait beaucoup tourné, sur un couple de Japonais. Le père disait faire sa part du travail domestique, alors la mère a fait la liste de leurs tâches quotidiennes respectives : 210 pour elle, 21 pour lui.
Il faut voir le bon côté des choses, nous disions-nous. Les hommes se retrouvaient à travailler à la maison, ils allaient être contraints d’intégrer le fait d’avoir en permanence les deux choses en tête, travail et maison. Et quand tout cela serait fini, tout aurait changé. Que ces premiers temps me manquent aujourd’hui ! À l’époque au moins, nous n’avions pas reculé de trente ans.
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