Par Eléa Pommiers Publié le 23 mars 2021
FACTUEL Depuis un an, les services sociaux sont confrontés quotidiennement aux conséquences économiques et sociales de la crise du Covid-19 sur les plus fragiles. Reportage à Saint-Etienne.
A la question de savoir comment elle se porte, Madame A. répond d’abord que « ça va ». « Ça va », même si son dernier contrat de travail s’est arrêté le 2 mars, et si elle ne comprend pas pourquoi son aide au logement (APL) n’est plus versée. Elle aborde aussi le problème de voisinage qui lui empoisonne le quotidien, et les retards de loyers qui, en plus de peser sur son budget, l’empêchent de changer de logement social. Le « ça va » se dilue finalement dans quelques larmes lorsqu’elle explique qu’elle ressent « beaucoup de stress », ne « dort plus », et que son médecin lui a « prescrit des médicaments ».
Assise face à elle, Blandine Itsouhou, son assistante sociale, épluche les documents administratifs. Elle écoute, explique les démarches, évoque une aide psychologique, et rassure patiemment son interlocutrice. Elle contactera la caisse d’allocations familiales (CAF) pour l’APL, et elles pourront faire une demande de mutation pour le logement quand la dette sera résorbée. « Elle est déjà moins élevée qu’il y a quelques mois », encourage-t-elle. Blandine Itsouhou connaît bien la situation de Madame A., qu’elle suit depuis plusieurs années. « Elle a toujours travaillé, mais depuis un an elle a perdu plusieurs contrats et elle s’est retrouvée en difficulté financière pour la première fois », explique-t-elle.
« Madame A. a toujours travaillé, mais depuis un an elle a perdu plusieurs contrats », explique Blandine Itsouhou
Au sein de l’espace d’action sociale et de santé (Espass) de Saint-Etienne (Loire), où elle travaille avec une quinzaine de travailleurs sociaux, elle fait partie des témoins quotidiens des conséquences économiques et sociales du Covid-19. Parmi les personnes qui arrivent dans leurs bureaux, certaines n’avaient jamais poussé la porte du service avant l’année dernière. D’autres étaient déjà suivies par ce service départemental qui couvre le secteur sud de Saint-Etienne, et la crise les a fragilisées un peu plus.
Lors du premier confinement, « les angoisses ont été décuplées, on a reçu la détresse des gens de plein fouet, ça a été très dur », se souvient Edith Molinatti, assistante sociale de 59 ans. Depuis, « la précarité financière et psychologique est en hausse, comme l’isolement des personnes âgées ou des étudiants, et cela se répercute sur les services sociaux »,souligne Josette Sagnard, directrice générale adjointe du département vie sociale du conseil départemental.
« La charge de travail explose »
Entre 2019 et 2020, le nombre de sollicitations enregistrées sur les deux points d’accueil de l’Espass a augmenté d’un tiers. Il est difficile de savoir si cela s’explique par un plus grand nombre d’usagers ou par une détérioration de la situation, déjà complexe, des plus précaires. En tout cas, chez les travailleurs sociaux rencontrés, le sentiment est partagé : « La charge de travail explose. »
La détresse sociale se lit plutôt dans les 1 600 dossiers qui remplissent les étagères des couloirs
Dans les locaux du point d’accueil situé rue de la Convention, pourtant, pas de files d’attente ou de salles bondées pour voir un travailleur social. Covid-19 oblige, une partie des agents est en télétravail, certaines pièces, dépourvues de fenêtre, ne sont plus utilisées pour rencontrer les usagers, et la salle d’attente n’accueille pas plus de deux personnes à la fois. La détresse sociale se lit plutôt dans les 1 600 dossiers qui remplissent les étagères des couloirs. Elle s’entend aussi à la sonnerie du téléphone qui, ce jeudi-là, résonne presque en continu. Depuis le premier confinement, les habitants se déplacent moins et « le nombre d’appels a considérablement augmenté, à tel point que nos lignes sont souvent saturées », explique Mariette Faurie, l’une des quatre secrétaires médico-sociales.
A l’autre bout du fil, il y a une famille sans ressources qui a besoin d’un hébergement d’urgence. Un étranger dont le versement des allocations a été stoppé parce qu’il n’a pas réussi à prendre rendez-vous à la préfecture pour obtenir son nouveau titre de séjour à temps. Ou une personne âgée isolée dans l’incapacité de faire les démarches en ligne pour bénéficier des aides dont elle a besoin, faute de maîtriser l’outil numérique.
Plus de précarité et de violences
Sophie Thévenet est plongée dans un dossier. Dans quelques minutes, cette assistante sociale de 48 ans partira au domicile d’une famille dans le cadre de sa mission de protection de l’enfance. Elle doit « évaluer la situation » de trois fillettes qui ont fait l’objet d’une « information préoccupante ». C’est le cas, dit la loi, lorsque la situation d’un mineur peut « laisser craindre que sa santé, sa sécurité ou sa moralité sont en danger ou en risque de l’être » ou lorsque « les conditions de son éducation ou de son développement (…) sont gravement compromises ou en risque de l’être ».
Mme Thévenet a 12 cas similaires sur son bureau. « On nous remonte de plus en plus de situations de violences intrafamiliales, exacerbées ou révélées par les confinements »,constate-t-elle. Dans la Loire, on dénombrait 110 informations préoccupantes par mois en mars, avril et mai 2020 ; 220 depuis. Le nombre d’enfants concernés a, lui aussi, doublé pour s’établir à 300 par mois en moyenne depuis juin 2020.
La crise économique a fait augmenter le nombre d’allocataires du RSA : plus 8 % dans la Loire entre mars et décembre 2020
La hausse de la précarité économique se répercute aussi sur les services sociaux. A Saint-Etienne, le taux de pauvreté s’élevait à 26 % en 2018 (15 % dans le département, 14,8 % au niveau national). Comme partout en France, la crise économique a fait augmenter le nombre d’allocataires du RSA : plus 8 % dans la Loire entre mars et décembre 2020. Elle a également rendu plus complexe la tâche de ceux qui les accompagnent. « De nombreux projets de formation ou d’embauche n’ont pas pu aboutir. Il y a du découragement chez les bénéficiaires, alors nous travaillons à les remobiliser, on fait du soutien psychologique », explique Lucie Odouard, référente de parcours à la direction de l’emploi et de l’insertion de Saint-Etienne.
« On sent plus d’inquiétude et une perte de confiance en l’avenir, dit Blandine Itsouhou. Pour ceux qui ont perdu leur emploi, par exemple, c’est tout un quotidien qu’il faut reconstruire. » Des situations qui peuvent parfois peser lourd. « On est confronté à une hausse des pathologies psychologiques », assure Sophie Thévenet. Le nombre d’adultes signalés aux services sociaux de la Loire comme « vulnérables sur le plan psychologique ou physique » est 2,5 fois plus élevé sur les mois de janvier et février 2021 que les années précédentes.
« Nous faisons un métier de contact »
« Les travailleurs sociaux ont été en première ligne, insiste Fabienne Carrot, responsable de service social. Nous n’avons jamais arrêté d’accompagner ceux qui avaient besoin de nous, même quand tout était fermé et qu’on ne pouvait les avoir qu’au téléphone. »
A demi-mot, certains travailleurs sociaux admettent de la fatigue et s’inquiètent d’une surcharge qui pèserait sur leur capacité à accompagner au mieux ceux qui en ont besoin. « Il y a des invisibles, des gens que les services sociaux ne repèrent pas, nous le savons, concède par exemple une assistante sociale chevronnée. Notre objectif est qu’ils soient le moins nombreux possible. Mais comment pouvons-nous aller les chercher si nous sommes déjà débordés ? »
Les Post-it où est inscrit « en visio » ont fleuri sur les portes des bureaux
A cela s’ajoutent les contraintes sanitaires avec lesquelles il faut composer. Pour limiter la circulation du Covid-19, les travailleurs sociaux stéphanois sont toujours encouragés à réaliser le suivi des usagers par téléphone, lorsque cela est possible. C’est même devenu incontournable pour les personnes qui ne peuvent ou ne veulent plus se déplacer. Les Post-it où est inscrit « en visio » ont fleuri sur les portes des bureaux, mais le distanciel a parfois donné le sentiment aux assistantes sociales de « ne pas pouvoir faire correctement leur travail » auprès des personnes qu’elles accompagnent. « Nous faisons un métier de contact, recevoir les gens est primordial »,insiste Salomé Mousset, assistante sociale de 25 ans, qui rappelle que « des personnes très isolées ne parlent qu’à nous, ou ne voient que nous ».
A Saint-Etienne comme ailleurs, on espère que la crise sanitaire trouvera bientôt une issue. Mais les travailleurs sociaux redoutent aussi le moment où les aides du gouvernement s’arrêteront, et s’inquiètent des répercussions de la période sur le long terme. Ces « soignants du social » se préparent à ce que la crise soit encore longue.
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