La voix s’avère souvent un enjeu pour celles qui exercent des responsabilités, notamment pour obtenir l’attention d’un auditoire masculin et asseoir leur crédibilité.
On peut changer sa couleur de cheveux, sa silhouette ou mettre des talons hauts. On peut «endosser le costume», comme dit l’expression, ou le couper à sa taille. Et on le fait d’autant plus facilement que ces transformations sont réversibles. Mais il est plus compliqué de modifier un élément aussi intime que la tessiture, dont par ailleurs on a rarement conscience. L’incarnation du pouvoir correspond-elle à un timbre de voix ? Y a-t-il, historiquement, une tonalité spécifique plus prompte à susciter l’adhésion au leader ?
Scansion et fond sonore
La question a été développée par le sociologue Michel Poizat, dans un ouvrage savant, Vox populi, vox Dei (1) où il analyse combien, plus que le discours lui-même, c’est le dispositif vocal qui propulse le chef ou le tribun - en général masculin - et provoque l’identification et la cohésion du groupe. Lequel répond à l’orateur par des applaudissements ou des cris, plutôt que par une parole articulée. Peu importe ce qu’il dit, ce qui compte, d’après l’essayiste, c’est la scansion et le fond sonore qui galvanise, porte, enveloppe, et donne un sentiment d’appartenance irrésistible à une communauté. L’analyse de Poizat, qui s’applique au projet politique, est sans nul doute transposable au monde de l’entreprise qui, lui aussi, a coutume de parler «d’une seule voix», celle de son maître, pour reprendre le titre d’un documentaire de Gérard Mordillat et de Nicolas Philibert en 1978, où douze patrons, dont une seule femme, PDG de la marque Parker, s’expriment devant la caméra. Et force est de constater que la voix des femmes a perdu en tonalité perchée en un demi-siècle, au fur et à mesure qu’elles accédaient à des postes de pouvoir.
Ce constat s’objective par les archives radiophoniques ou télévisuelles, lesquelles font renaître un paysage oublié dont la décennie est toujours reconnaissable, à la manière de faire ou non les liaisons, de laisser monter sa voix en fin de phrase et toute une série de conventions oratoires d’autant plus étonnamment précises qu’elles ne sont pas édictées. Aujourd’hui, parmi les journalistes radiophoniques ou télévisuelles, les voix aiguës ou de tête sont exceptionnelles, sauf lorsque la femme joue la gentille accompagnatrice ou la Bécassine de service - Bécassin n’existant pas. Elles sont remplacées par des voix mates et posées, à l’amplitude contrôlée.
Que se passe-t-il du côté de l’ultraminorité de celles qui siègent dans les comités exécutifs des très grandes entreprises ou les dirigent ? Leurs voix ont-elles des points communs ? Jointes au téléphone, Mercedes Erra, fondatrice de BETC groupe, Sophie Stabile, directrice financière nouvellement arrivée chez Lagardère, Marie-Claire Capobianco, longtemps à la tête de l’activité banque de détail de BNP Paribas, disent qu’en aucun cas elles n’ont eu à travestir leur énergie et leur puissance vocale, qui «porte» naturellement et qu’elles associent à «une bonne confiance» en elles. Mais qu’il aurait été beaucoup plus compliqué qu’il en soit autrement - en d’autres termes, de faire carrière sans leur aptitude à égaliser vocalement les hommes.
«Niveau d’écoute pourri»
Aude Grob, coach en entreprise, se demande : «Est-ce une affaire de genre ou de réalité phonique ? Les voix plus graves, qui partent du ventre, arrivent mieux à être entendues.» Stéphanie Boutin, longtemps directrice générale (DG) dans grande entreprise de communication, aujourd’hui DG adjointe du groupe Matmut, explique : «J’ai une voix dans les graves, mais devant un auditoire masculin, je parle toujours plus fort et avec plus de froideur. J’ai essayé d’autres techniques, mais on ne m’y reprendra pas. A chaque fois que je parlais d’égal à égal, avec un peu de chaleur ou d’émotion dans la voix, le niveau d’écoute était pourri.» Elle note une différence de taille entre les femmes et leurs collègues masculins : «On doit éviter à tout prix de basculer dans la joute verbale. Dès qu’on négocie de manière plus musclée, on est immédiatement taxée de cruelle, d’ambitieuse, voire, et le qualificatif est assassin, d’hystérique.»
Selon elle, la nécessité de se contenir se retrouve dans les détails de l’apparence physique. La chevelure, par exemple. «On peut regarder les photos, on est toutes brushées. Il n’y a pas de femme hirsute à un haut niveau. Un dirigeant peut être avachi et ventripotent. Mais parmi les femmes du CAC 40, je ne crois pas qu’une seule soit en surpoids.» Elle ajoute : «Quoi qu’elles disent, je ne connais pas de dirigeante qui ne s’interroge pas sur son power look, au moins au moment d’entrer en scène. On essaie toutes d’acheter des vêtements qui réaffirment notre autorité.» Elle-même s’est constitué deux dressings, le perso et le pro, sa cape de dirigeante étant le port systématique de la veste. «Et il faut des talons ! Heureusement, il y a de plus en plus de femmes qui accèdent dans les hauteurs d’un organigramme. Mais pourquoi faut-il qu’elles aient toutes des chaussures qui leur font mal aux pieds ?»
«Attraits de la virilité»
Cette difficulté systémique et sociétale, plutôt que personnelle et individuelle, à susciter la confiance de leurs pairs fait mieux comprendre l’essor et le succès des coachs professionnels. Isabelle Tessier, spécialisée dans la voix, explore avec sa clientèle différents tons - celui du guerrier, de l’experte, de l’expérience - dont elle nous livre une démonstration vocale. Les femmes sont de fait plus nombreuses à la contacter que les hommes. Elle se souvient avoir aidé une femme politique à «masculiniser» sa prise de parole avant un entretien radiophonique à fort enjeu. «Pour s’affirmer dans certains milieux, il faut prendre les attraits de la virilité», affirme celle qui pense, elle aussi, qu’une voix plus grave et plus posée sera mieux entendue.
Les hommes se font aussi coacher. Mais comme le note Camille Wallecan, qui a créé son propre cabinet, «leur questionnement ne porte quasiment jamais sur leur crédibilité, mais sur la nécessité d’améliorer une performance». Alors qu’une femme lui demandera plutôt : «J’ai 60 requins devant moi. Que dois-je faire pour qu’ils m’écoutent ?»
Les dirigeantes sont-elles amenées à «viriliser» leur voix et, plus largement, à adopter tout un arsenal de codes dans l’exercice du pouvoir, pour asseoir leur crédibilité ? La question peut sembler piégeuse, comme à chaque fois que sont brandis les concepts de féminin et de masculin. Mercedes Erra y répond à sa manière. Oui, affirme-t-elle, sa carrière aurait été tout autre si elle avait été un homme - constat énonçable à condition d’avoir réussi dans son secteur. Sans avoir été brimée pour autant : ayant créé sa propre entreprise, elle a pu instaurer une mixité au plus haut niveau et inventer son propre fonctionnement hiérarchique.
(1) Editions Métailié, 2001.
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