Par Léa Iribarnegaray Publié le 22 janvier 2021
La Relève. Tous les mois, « Le Monde Campus » rencontre un jeune qui bouscule les normes. Phénomène sur Instagram, Camille Aumont Carnel, 24 ans, doit son succès à un discours décomplexé sur la sexualité et le corps féminin.
D’avance, toutes nos excuses auprès de lecteurs habitués à un langage policé. La « ligne édito » de l’influenceuse Camille Aumont Carnel – forte de 720 000 abonnés sur son compte Instagram @jemenbatsleclito – pourrait trancher avec la sobriété d’un média traditionnel. A grand renfort de punchlines pimentées, l’entrepreneuse, autrice d’un livre éponyme, militante féministe, n’hésite pas à se présenter telle « une fucking queen » [une « putain de reine »] qui veut « tout défoncer » et « niquer le game ». (Faut-il encore traduire ? On vous a prévenus !)
A 24 ans, Camille Aumont Carnel assume ses contradictions : « Sur Insta, je n’ai aucun mal à mélanger un vocabulaire très familier avec du soutenu et du vulgaire. A citer les plus grands philosophes tout en utilisant du gros verlan et les expressions “wesh-wesh” du moment. » Quitte à publier une chose et son contraire : qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse. Un post sur l’abstinence sexuelle, le lendemain sur le fait d’être accro à la masturbation. D’autres sur le consentement, les rendez-vous chez le gynéco, les soutiens-gorge, les rencontres en ligne, l’injonction à l’orgasme…
Lorsqu’elle crée @jemenbatsleclito en octobre 2018, la jeune femme se trouve sur le canapé de Scott, son meilleur ami. Elle est témoin d’une discussion qui lui donne des boutons : « Ils étaient quatre mecs et se passaient la recette pour faire jouir une femme. J’étais choquée ! Comme si on était toutes pareilles et qu’on voulait toutes la même chose… »
Pour leur répondre, elle cherche sur Internet et trouve soit des articles « prises de tête, type Doctissimo », soit des magazines féminins « bien sexistes », soit du porno. Alors elle se dit « fuck ! »et lance une page qu’elle veut à la fois drôle, réaliste et pédago. Le compte explose dans la semaine.
Racisme et sexisme
Sur Instagram, Camille Aumont Carnel cherche à décomplexer les corps et les sexualités. La majorité de sa communauté – 90 % de femmes, 10 % d’hommes – a entre 17 et 35 ans. Mais @jemenbatsleclito fidélise aussi des adolescents et des plus de 50 ans. « Niveau sexe, on t’a toujours présenté l’entrée-plat, illustre la jeune femme entre deux chouquettes. Moi, je veux te montrer qu’il y a le dessert et le digeo en plus. Il y a des choses auxquelles tu n’avais peut-être pas pensé, ou osé penser. Je te donne l’info et je te laisse choisir. »
En termes d’accords de mets et de saveurs, Camille en connaît un rayon. A la création de @jemenbatsleclito, elle vient d’être diplômée de la grande école de gastronomie Ferrandi. Passionnée par la cuisine, elle décrit néanmoins un milieu raciste, sexiste, épuisant. « J’étais une femme, noire, avec de l’ambition et du caractère. Et je faisais trois têtes de plus que tout le monde. Un genre d’ovni, dit-elle. Les gars se demandaient ce que je foutais là. »
Quand elle atterrit à Paris pour intégrer Ferrandi – après un bac littéraire passé au lycée français de Tananarive (Madagascar) –, Camille a 17 ans, la niaque et les idées claires. « Je voulais être le modèle qui m’avait manqué, m’imposer parmi les meilleurs de ma génération. Parce qu’à partir du moment où t’as une étoile, on arrête tous les trucs qu’on t’a envoyés à la gueule : le fait que tu sois Noire, que t’aies un gros cul, pas de cheveux, des lunettes trop excentriques… C’est fini, tu marques l’histoire. »
Mère « badass »
L’amour de la cuisine lui vient de son père, qui mitonnait de bons petits plats. « Il était retraité depuis mes 8 ans. Il faisait les courses, le repassage et gérait mes soirées pyjama. Il ne s’est jamais senti moins viril, raconte-t-elle. Ma mère mettait les pieds sous la table et gagnait trois fois plus. » Camille a été adoptée dans un orphelinat de Niamey (Niger).
« A un moment, tu réalises que pour faire de la politique, t’es pas obligée de passer par Sciences Po ou l’ENA »
Après cinq ans sur place, les Aumont Carnel, tous deux fonctionnaires de l’éducation nationale, rentrent en France près de Montargis (Loiret), avant de repartir à Madrid, puis à Madagascar. « Ma mère a toujours représenté pour moi un côté très “badass”[dure à cuire]. Elle m’a prouvé que je peux tout faire. »
Consciente d’être « hyperprivilégiée », Camille Aumont Carnel remercie ses parents de l’avoir incitée à poursuivre en filière générale plutôt que de se précipiter, plus jeune, vers un bac pro cuisine. En terminale, la bonne élève (sans trop en faire) hésitait aussi avec des études de science politique. « Mais à un moment, tu réalises que pour faire de la politique, t’es pas obligée de passer par Sciences Po ou l’ENA. »
Que la jeune femme devienne déesse des fourneaux ou des réseaux sociaux, il s’agit à chaque fois de dire haut et fort ce que chacun pense tout bas. « Et ça, c’est carrément politique ! insiste-t-elle. Oser parler de sujets tabous sans filtre de bienséance, retranscrire l’intimité sur la place publique… C’est juste libérer la parole. »
Acceptation de soi
En plus de @jemenbatsleclito et de son compte personnel, Camille a créé @jedisnonchef pour recueillir des témoignages de violences en cuisine et « lancer le #metoo de la restauration ». Et via un quatrième compte intitulé @lafaqdecamille, elle travaille à l’élaboration d’un guide d’éducation sexuelle participatif, destiné aux adolescents de 14 à 18 ans.
Pendant les six premiers mois de @jemenbatsleclito, la jeune femme garde l’anonymat, « de peur des retombées racistes ». Elle finit par comprendre qu’incarner son personnage fait partie du message : « Je ne suis pas là pour parler de tresses ou de wax. »
« Le clitoris, selon le contexte, c’est à la fois un symbole d’émancipation et d’oppression »
Et puisqu’il est question d’acceptation de soi, Camille décide d’assumer jusqu’au bout ce qu’elle revendique. Elle multiplie les photos d’elle, plus ou moins dénudée, affichant fièrement sa cellulite, sa quinzaine de tatouages, ses vergetures, ses bourrelets.
« Là, j’ai pris 8 ou 10 kg et c’est un non-sujet, déclare-t-elle. Mon corps, c’est juste le truc qui enveloppe ma confiance en moi. » Et de la confiance, Camille Aumont Carnel en a à revendre. Persuadée de participer, après Mai-68, à une « révolution sexuelle 2.0 » – celle du plaisir féminin. Elle incarne une nouvelle génération de femmes qui bousculent les normes, utilisant les réseaux sociaux comme arme et comme business. « On réclame le droit de jouir. Le clitoris, selon le contexte, c’est à la fois un symbole d’émancipation et d’oppression. »
Etre sa propre cheffe
La jeune femme s’inscrit dans un mouvement plus large d’empowerment des femmes : les podcasts, les marques, les maisons d’édition et tant d’autres redessinent leur positionnement. Face à l’ampleur du phénomène, après quelques mois de @jemenbatsleclito, Camille Aumont Carnel a choisi de démissionner du « restaurant basque bistronomique de ouf » dans lequel elle travaillait. Elle s’est dit : « Et au pire, quoi ? »
Si sa mère l’a soutenue financièrement les premiers temps, désormais elle vit de ses livres, de ses conférences, d’une série documentaire sur le plaisir féminin en cours de tournage, de placements de produits pour des marques – sex-toys, lingerie menstruelle, applications de rencontres, lubrifiants…
Atteinte d’endométriose, elle banalise une semaine par mois dans son agenda. « Les mecs, vous avez envoyé des bonhommes sur la Lune et vous n’êtes pas foutus de nous trouver un remède ? »,ironise-t-elle. Pendant ses périodes de « souffrance atroce », elle brise cet autre tabou et témoigne auprès de la « jem’enbatsleclito Army » de ses règles hémorragiques, de ses troubles digestifs, de ses séances de masturbation « à but thérapeutique ».
Ses rêves pour un futur idéal ? Le droit de ne pas aller travailler quand on a ses règles, la gratuité des protections périodiques en France, la fin de toutes les mutilations génitales dans le monde. Son rêve pour elle-même ? Dans dix ans, au lieu de courir après les étoiles, Camille Aumont Carnel ouvrira son restaurant. Elle ne sait pas encore ni où ni comment, mais cela risque d’être franchement corsé et savoureux.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire