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jeudi 28 janvier 2021

A Quimper, l’insoutenable légèreté du crime

Par Julie Brafman, envoyée spéciale à Quimper, dessin Benoît Preteseille pour Libération— 28 janvier 2021

A Quimper, l’insoutenable légèreté du crime

A Quimper, l’insoutenable légèreté du crime Dessin Benoît Preteseille pour Libération

Un étonnant trio comparaît depuis lundi devant la cour d’assises du Finistère pour l’assassinat d’un boulanger. L’enjeu du procès : comprendre le mobile que les accusés, dont l’ex-épouse de la victime, peinent à expliquer autrement que par une «idée débile»

Leur vie ressemble à une chorégraphie minutée et parfaitement synchronisée. A minuit, le réveil sonne, à 0 h 09, ils l’éteignent, à 0 h 12, ils se lèvent, à 0 h 20, ils quittent leur maison de Plonévez-du-Faou, au lieu-dit du «Stang», un village isolé du Finistère. Elle boit un verre d’eau, il tient la porte jusqu’à ce qu’elle sorte. Elle s’assoit dans la voiture en deuxième, il démarre. Toute la nuit, ils travaillent dans leur boulangerie-pâtisserie de Quimper, là où ils se sont rencontrés en 2015 quand elle était apprentie et lui son patron. Toute la journée, ils retapent la vieille bicoque, espérant la revendre rapidement. C’est la même chose, sept jours sur sept. Jusqu’au 23 août 2018, leur vie entière tenait dans cette chorégraphie si bien réglée. Mais ce soir-là, des coups de feu ont retenti. Et à 0 h 23, le ballet amoureux s’est brusquement arrêté. Devant la cour d’assises du Finistère, Marie, frêle jeune femme aux cheveux courts, a le regard perdu sur le tableau accroché au mur, une terre roussie irradiée de lumière blanche. Elle a 27 ans et une balle enfoncée à 3 cm dans le cerveau. «Si on intervient, ça va détruire le peu de vue qu’il me reste», précise-t-elle.

«Balles dans la tête»

Condamnée à vivre avec l’horreur de cette nuit ancrée dans le crâne, elle repasse le film d’une voix sans affect : l’homme en noir et son fusil, la première détonation, la porte qui se referme. «Elle s’est rouverte et il a tiré deux balles dans la tête de Vincent, puis deux sur moi. Ça m’a couchée.»Gravement blessée, elle parviendra à appeler les pompiers et lui faire un massage cardiaque «même si [elle] sait que ça ne sert plus à rien».

Vincent Calvez avait 50 ans, il était son premier amour. Très réservée, Marie ne dit rien de sa souffrance ni de sa convalescence. Rien du traumatisme ni de la perte. Ce sont les autres témoins qui comblent les interstices. Son père évoque le retour très rapide à la pâtisserie, comme pour reprendre le rituel de leur vie, confiant une fois seulement qu’elle aurait «préféré partir avec Vincent». La psychiatre énumère : «manque d’élan vital», «émotions verrouillées», «risque d’un effondrement psychique», «perte de l’illusion d’immortalité».Quand la présidente l’interroge - «Qu’attendez-vous de ce procès ?» -, Marie hésite : «On ne pourra jamais comprendre pourquoi elle a fait tout ça.»Dans le box, Fabienne Méhens, 50 ans, l’ex-épouse de Vincent Calvez, semble impassible. Avec son compagnon, Yves Brassier, même âge, silhouette carrée et crâne légèrement dégarni, ainsi qu’Olivier Coudray, 41 ans, l’associé de ce dernier dans une entreprise de rénovation, ils comparaissent pour «assassinat»et «tentative d’assassinat» ou «complicité». Un improbable trio au casier immaculé mais au mode opératoire quasi mafieux : il y a le cerveau, le chauffeur et le tireur. Une femme trahie, un amoureux transi et un ex-militaire qui aurait touché 2 500 euros pour abattre un inconnu (somme qu’il dépensera dans un week-end entre motards Hells Angels en Serbie).

Depuis le 25 janvier, la cour d’assises a basculé dans un univers qui semble né d’un carambolage entre un roman Harlequin et un film de série B. Après avoir détruit les armes du crime à la meuleuse, après s’être construit un alibi, après avoir nié les faits, les trois accusés - accablés par la téléphonie et une empreinte génétique - ont fini par avouer en garde à vue. Reste à comprendre : comment ce boulanger - dont on ne sait rien, si ce n’est qu’il était «gentil» - a-t-il fini la tête sur un carrelage gris, exécuté à bout portant ? «Une idée débile», murmure Fabienne Méhens, petite femme au visage encadré par une frange et de longs cheveux. Vraiment, avec Yves Brassier, ils se sont comportés comme «deux idiots».«J’ai pas de mots pour dire le gâchis que j’ai fait», soupire ce dernier. Tandis que le couple s’enlise dans les excuses de bon aloi et les «je ne sais pas»opportunistes, la présidente lit, en y mettant le ton, leur correspondance clandestine en prison. Yves Brassier conspue alors «tous les abrutis autour d’eux», sa juge qui «est un peu comme le H de Hawaï : elle sert à rien» et «l’autre gros fumier[Olivier Coudray, ndlr] et son incompétence». Il est heureux d’avoir réussi à envoyer quelques sourires à son «ange» lors de la reconstitution du crime, même si c’était «chaud». Et lui recommande : «Quand la grande messe arrivera, il nous faudra être forts, droits et attendrissants pour que le jury plaide en notre faveur […], il nous faudra jouer un rôle dans cette grande pièce de théâtre que sera notre procès.» «C’est à vomir», commente l’avocat général.

Au procès de la désinvolture criminelle, il y a donc trois accusés et une «idée»(susceptible de leur valoir perpétuité). «Pourquoi Vincent Calvez est mort, madame ?»insiste la présidente. Silence.«Parce que ça vous arrangeait, vous ?» Silence. «Vous êtes jugée aujourd’hui, il faut bien qu’il y ait une raison, même mauvaise.»«Non, il n’y a aucune raison. Je vous dis : une idée débile», balaie Fabienne Méhens. Derrière la vitre du box, derrière «le mur qu’elle s’est construit», selon la psychiatre, elle ne parvient pas à se raconter. Alors elle convertit les mots en chiffres. En 2005, elle a rencontré Vincent Calvez par petite annonce. En 2007, elle l’a épousé. De 2009 à 2013, ils ont monté une entreprise qui a fini en liquidation. En 2015, il est retourné dans la pâtisserie familiale et l’a quittée, un an plus tard, pour Marie, de vingt ans sa cadette. «Je me résignais au fait de savoir que c’était la fin. Mais même quand on sait que ça va s’arrêter, on garde espoir»,bredouille l’accusée tandis que la cour cherche vainement la clé du crime dans les drames de sa vie. Est-ce la mort de son deuxième enfant (elle en a trois) à sa naissance ? Celle de son amour de jeunesse après une crise cardiaque ? Ses problèmes de cœur, ceux qui l’ont conduite à l’hôpital ? Mais Fabienne Méhens n’aime pas «dire les choses», ça «la fait souffrir». 

«Que des dettes»

Les gendarmes ont passé en revue les grands classiques : l’argent ? La jalousie ? Ils ont exhumé ses textos post-rupture, mélange d’amertume et de colère, sommant Vincent Calvez de prendre en charge les crédits de leurs deux maisons ou le remboursement d’un prêt de 50 000 euros. Mais le pâtissier a accepté, lui versant même une pension de 500 euros alors que le divorce n’était pas prononcé. «Certes, le décès de Vincent aurait pu lui rapporter la maison du Stang, mais sinon, il n’avait que des dettes. A moins qu’entrent en jeu des assurances…» tâtonne un enquêteur. Une chose est sûre, un basculement est survenu le 11 avril 2018, quand Fabienne Méhens est passée à l’improviste à Plonévez-du-Faou. Elle a vu Vincent Calvez affairé à la rénovation de la bâtisse au côté de Marie. Il avait tout refait. Sa vie. Leur maison. L’expert psychiatre, filant la métaphore : «La charpente intérieure de Fabienne Méhens s’est effondrée. Ce n’est pas à prendre à la légère : elle s’est sentie niée dans ce qu’elle est et ce qu’elle a été.»

C’est alors qu’entre en scène Yves Brassier, artisan et père de trois enfants, qu’elle a rencontré sur Internet juste après sa rupture. On l’avait presque oublié, ce grand gaillard en parka noire, expliquant aux jurés d’une voix contrite qu’il était «éperdument»amoureux. «Fabienne me parlait de Vincent comme d’un mufle, d’un salaud qui ne s’était pas occupé d’elle. Après être revenue de la maison, elle se sentait trahie», poursuit-il. A l’époque, Fabienne Méhens envisage de le tuer «d’un coup d’épée» et de dépit. Yves Brassier l’en empêche : «Ne fais pas ça, je vais demander à Olivier.» Convaincu que «la disparition de Vincent éliminerait les problèmes de Fabienne», il emprunte 2 500 euros à sa grand-mère et va trouver son associé et meilleur ami. «Je ne m’explique pas ce qui m’a fait basculer, je me dis que je l’ai fait par amour. Je suis toujours follement amoureux de Fabienne», justifie-t-il, tentant d’habiller l’incompréhensible d’un peu de chevaleresque. La présidente le ramène sur terre :«Est-ce que Fabienne Méhens vous a demandé de le faire ?»«Oui.» «Elle savait que le 23 août, vous partiez le tuer ?»«Oui.»

La troisième pièce du puzzle s’est emboîtée avec la même facilité déconcertante : Olivier Coudray a accepté «l’idée» pour 7 500 euros. «Comment quelqu’un de bien structuré peut-il faire une chose aussi dingue ?» se demande l’expert psychiatre qui retournera même le voir en prison pour être sûr de ne pas passer à côté d’une pathologie mentale. Il a «vécu ça comme une mission», «il s’est façonné une mythologie personnelle autour de la fraternité, du sens du devoir, du patriotisme», avance-t-il. Le quadragénaire au ventre proéminent et cheveux ras, qui se tient un peu voûté, est en effet issu d’une «dynastie de militaires», et est devenu à son tour «artilleur première classe».Sauf qu’un explosif va lui coûter deux doigts et ses rêves de «servir son pays». Il devra se contenter d’une vie de plombier-chauffagiste auprès de son épouse et de ses deux filles. Dans les années 2010, Olivier Coudray rejoint les Hells Angels de Normandie, se tatoue à la gloire de l’Amérique et ne jure plus que par cette amitié de motards et une «mentalité vraie». 

«Pour avoir la paix»

Soldat sans mission, il va accepter celle que lui confie son «frère»,Yves Brassier. «Début avril, Fabienne m’a fait un plan très détaillé du Stang», poursuit-il. Tout se met en place : les repérages, les préparatifs et même une première tentative avortée car il trébuche et réveille le voisin. A aucun moment Olivier Coudray ne recule. C’est «à cause de leur insistance», plaide-t-il. «Ils ne m’auraient jamais lâché. J’ai fait ça pour avoir la paix.»Le 23 août, en pleine nuit, il prend ses «armes de collection»,un fusil à canon scié et un pistolet 6,35 mm, et se poste devant la maison du boulanger : «Ça a été super vite. Tac, tac, tac on vide le chargeur, c’est comme un renard qui traverse devant votre voiture, même pas quatre secondes.» A l’écouter, Marie n’était pas prévue dans le«scénario» d’élimination, elle a été touchée parce qu’elle s’est interposée. «C’est fait», a-t-il dit ensuite à Yves Brassier, au volant. «OK.» Et le berlingot «Coudray-Brassier Neuf et Rénovation» a disparu dans la nuit. La présidente se tourne une dernière fois vers le box : «Madame Méhens, je comprends que ce soit compliqué, mais c’est aujourd’hui qu’il faut dire les choses. Est-ce que c’est bien à votre demande que ces deux hommes ont donné la mort ?» «Je ne suis pas dans le déni, je ne suis pas dans le mensonge. Je suis dans l’indicible», souffle l’accusée. Le verdict est attendu vendredi soir.


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