Par Thomas Saintourens Publié le 25 janvier 2021
RÉCIT Depuis vingt-cinq ans, cette structure parisienne a accueilli et soigné plus de 4 100 réfugiés en provenance du monde entier, victimes de traumatismes tant physiques que psychologiques.
Les patients ont pris place, sans dire un mot, dans la salle d’attente du 107, avenue Parmentier, dans le 11earrondissement de Paris. En cet après-midi d’hiver, comme les autres jours, le cabinet de médecine générale du deuxième étage fera le plein. Ragaillardis par le chocolat chaud offert sur la table basse, leurs corps encore emmitouflés, noués au plus profond à force d’être sur le qui-vive, détendent peu à peu leurs muscles.
Le portrait de Primo Levi affiché au mur s’invite dans la scène : le chimiste juif italien, rescapé d’Auschwitz et auteur de Si c’est un homme (1947), œuvre majeure sur les camps de la mort, semble couver des yeux ces patients si particuliers. Ils sont une dizaine, femmes et hommes, de tous âges, de toutes origines, formant un demi-cercle de dos voûtés, comme si chacun portait un fantôme écrasant sur ses épaules. Cet endroit est leur refuge : le Centre Primo-Levi, spécialisé dans la prise en charge de la torture et l’aide aux âmes hantées par les violences et l’exil.
S’ouvre la porte du cabinet d’Agnès Afnaïm, l’une des trois médecins du centre. La pièce est sobre, elle ne laisse entrevoir ni instruments ni bocaux, mais une troisième chaise, réservée aux interprètes. Entre ces murs, où souvent règne le silence, quarante langues peuvent être parlées. La consultation est peu conventionnelle : ausculter pareils survivants n’a rien d’une routine. « La prise en charge médicale de personnes ayant vécu des violences extrêmes induit de manière quasi biologique une défiance pour son semblable, quel qu’il soit », prévient la praticienne. Il lui faut mille précautions avant d’effleurer puis de manipuler les chairs meurtries : « Plusieurs mois peuvent s’écouler entre la première consultation et le premier examen clinique – même une banale prise de tension. »
Une fois la confiance établie, le travail d’« humanisation » de ces « corps prématurément vieillis » se poursuit aussi au moyen d’imposition calme des mains, de massages doux. Diabète, hypertension, troubles musculosquelettiques, mais aussi strabisme (après avoir vu l’horreur en face) figurent parmi les diagnostics récurrents. Mais au « 107 », on traite avant tout les séquelles invisibles, celles de l’âme.
Mémoire traumatique
Tout a commencé en 1995. A l’époque, le génocide des Tutsi au Rwanda et les conflits dans les Balkans charrient leur lot de rescapés. Créé par cinq grandes ONG, le Centre Primo-Levi devient une structure pionnière de l’accueil des blessés de guerre, des réfugiés des dictatures, des victimes de violences politiques.
Aujourd’hui, plus de 4 100 patients sont passés ici. Aujourd’hui, sept psychologues (d’orientation psychanalytique) en suivent 430, dont 25 % de mineurs. Ces femmes et ces hommes viennent consulter plus ou moins régulièrement, mais ne sont pas logés sur place. L’approche pluridisciplinaire inclut médecins, kinésithérapeutes, assistantes sociales et juristes, au total 25 salariés.
Derrière la porte cochère du « 107 », où le centre occupe 350 m2 sur trois étages, se faufilent des visiteurs en provenance d’une quarantaine de pays, au premier rang desquels la République démocratique du Congo, l’Afghanistan, la Tchétchénie et la Guinée. Tous ont déjà posé leurs baluchons en région parisienne, pour certains depuis des années. Plus de la moitié sont des demandeurs d’asile, d’autres bénéficient du statut de réfugié ou sont sans-papiers.
La mémoire traumatique est tapie là, sous leur peau, prête à se réveiller sans crier gare. « La torture réussit lorsqu’elle assujettit l’autre en permanence », résume Armando Cote, psychologue au centre. Comme ses collègues, il y exerce à mi-temps, tant les souffrances ainsi exhumées épuisent aussi ceux qui les soignent. « Cliniquement, les patients ne vivent pas dans l’instant présent, mais dans un passé qui ne cesse de s’écrire, détaille M. Cote. Ils souffrent souvent d’états psychotiques, schizophrènes ou paranoïaques, marqués par des hallucinations ou des dissociations. »
Depuis quinze ans, ce praticien écoute les récits décousus autant que les non-dits. « Les patients éprouvent à la fois l’angoisse et la honte. Mais les violences ne pourront jamais être effacées : le travail, mené sur le long terme, consiste à apprendre à vivre avec. » Le processus est complexe, les déceptions nombreuses, mais, parfois, l’humanité l’emporte. Ce fut le cas avec Amir (les prénoms des patients ont été modifiés), un jeune Iranien au buste courbé, rongé par l’angoisse, par deux fois hospitalisé d’urgence à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris. La mort de son père l’a traumatisé à jamais, la vision de ses assassins est longtemps restée gravée en lui.
Après trois ans de séances peu fructueuses, Amir a commencé à écrire des poèmes, inspirés par ses cauchemars, dont quelques vers ont été conservés au centre : « Le livre de la vie/Mais, quel livre ?/Parfois, c’est un rêve, je ris/Parfois, ça peut être un rêve, ma mère est dans la cour/Parfois, on se perd/Parfois, on se retrouve/Parfois, elle me fait pleurer/Parfois, souffrir/Parfois, ce sont des montagnes de pluie/Parfois, la clef manque/Parfois, de l’ombre/Parfois, de la clarté/Parfois, c’est une autre forme/Parfois, c’est le bien le plus précieux/C’est bien, c’est la vie/Elle s’éloigne. » A force de noircir ses carnets, Amir s’est apaisé, sa silhouette s’est redressée, et il n’a plus cessé d’écrire.
Libération des corps
Pareil parcours est rare, tant les exilés bataillent avec les mots. « La langue maternelle, c’est la langue du cœur, celle qui relie aux expériences passées et au pays d’origine », souligne Shogoun S. Vossoughi, interprète assermentée de persan et de dari. Elle-même a le sentiment de « tenir des vies » entre ses mains, lorsqu’il lui faut restituer au plus juste des récits livrés souvent par bribes ou par éclats. Hier encore, elle a été submergée par le discours frénétique d’un jeune Afghan. C’était son premier rendez-vous avec un psychologue. Brisant d’emblée les tabous, il a détaillé le viol subi par les hommes de la famille de la jeune femme qu’il fréquentait hors mariage. « Un torrent de paroles et de larmes entrecoupé d’excuses », raconte la traductrice, encore sonnée.
Il arrive aussi, entre ces murs bienveillants, que la mémoire ressurgisse au détour d’une séance chez le kiné, d’une discussion avec l’assistante sociale ou dans le cocon du cabinet de la généraliste. Agnès Afnaïm fut surprise lorsqu’à sa question rituelle introductive, « Comment ça va ? », fusa un jour cette réponse inattendue : « J’ai envie de traire une vache ! » Bon présage : la patiente, originaire de la campagne tchétchène, envisageait de nouveau son identité d’avant, comme si elle tenait soudain une pièce du puzzle de sa vie trop longtemps égarée.
Pour d’autres, c’est le corps qui, un jour, se libère. Ainsi pour Asma, cette Ethiopienne si chétive, tout de noir vêtue, cloîtrée dans une chambre d’hôtel dont elle avait obstrué les fenêtres avec du papier, comme pour se cacher de ses agresseurs. « J’étais dans la rue et tout d’un coup, j’ai senti mon bassin, j’ai senti que mes jambes étaient solidement ancrées en lui, et que je pouvais aller où je voulais dans la vie », confia-t-elle ensuite au docteure Afnaïm.
Les militants politiques les plus aguerris, eux, poursuivent parfois leur combat en dépit des souffrances. Pour en témoigner, direction le rez-de-chaussée d’une résidence banale, en banlieue sud de Paris. Mutabar Tadjibayeva, activiste ouzbèke, a transformé son petit appartement en « QG ». Assise pieds nus parmi ses dossiers, celle qui fut traitée d’« ennemie du peuple » par le régime d’Islam Karimov soutient les blogueurs rebelles de son lointain pays. Mais cette dame à l’allure de lutteuse traîne un corps largement invalide, et les souvenirs glaçants d’une cellule d’isolement.
Sur le fil du rasoir
A 59 ans, elle continue de mener la lutte engagée sur place il y a plus de trente ans. Libre penseuse, hargneuse, la leader du Club des cœurs ardents pourfendait alors la corruption, les trafics et autres abus de pouvoir… Jusqu’à son arrestation, le 7 octobre 2006. Durant 970 jours, elle endure les pires sévices. Une fois libérée, elle finit par se réfugier en France, où elle est suivie au Centre Primo-Levi pendant trois ans. Aujourd’hui encore, ses traumatismes rôdent. « Il m’arrive de rêver que ma fille subit les mêmes sévices. Le matin, je me réveille en pleurs, et je dois tout de suite l’appeler pour m’assurer qu’elle va bien. »
Parfois, au détour de ses rares sorties hors de sa tanière, MmeTadjibayeva replonge mentalement dans les geôles de Tachkent : « Le métro m’angoisse trop : je n’y mets pas les pieds. Les SDF, avec leurs tatouages et leur odeur, me rappellent les hommes qui m’ont violée. Si jamais je croise une femme à la carrure large, je reste pétrifiée, car elle me rappelle la pire de mes tortionnaires. »
Tandis que tombe la nuit, la sonnette grésille. C’est l’infirmière, pour le check-up du soir. Tension élevée, due à l’exaltation de la discussion. Malgré tout, Mme Tadjibayeva insiste : « Jamais je ne guérirai totalement, mais chaque victoire remportée pour les autres militants allège mes souffrances. »
La France apporte aussi son lot d’embûches aux exilés. En 2020, l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra) a rendu 24 % de décisions positives aux demandes d’asile. Même les patients du centre peinent à convaincre, quand il leur faut produire un récit clair et structuré, notamment lors d’audiences de moins de deux heures, truffées de questions piégeuses.
« La torture, qui entraîne la dissociation, les amnésies et des récits mécaniques, induit des effets contre-productifs par rapport à ce qui est demandé par l’administration », estime Hélène Bonvalot, directrice générale du centre. Les psychologues le confirment : les rendez-vous à l’Ofpra provoquent des pics d’angoisse chez les patients.
« Les motivations de refus sont souvent les mêmes », constate Aurélia Malhou, responsable juridique du centre, chargée de 150 dossiers individuels. En guise d’exemple, elle empoigne le dernier refus, reçu la veille : « sommaire et imprécis », « description brève », faits « pas clairement exposés », indique la décision administrative.
« Une fois notifié le rejet de leur demande, leur vie s’effondre », s’inquiète la juriste. Une vie sur le fil du rasoir, plus chancelante encore ces derniers mois, où la crise sanitaire a freiné les démarches et vidé les garde-manger. « Le confinement a aggravé la situation psychologique de nombreux patients, marqués par des reviviscences traumatiques de leur incarcération passée. Il a aussi dégradé plus encore leur situation économique », s’alarme MmeBonvalot, dont les équipes ont maintenu le lien, à distance, au printemps 2020.
Selon les soignants, la précarité du quotidien, associée à l’impact des épreuves endurées sur le chemin de l’exil, peut enfouir la mémoire des sévices originels. « D’autant qu’on note une dégradation des chemins de l’exil, avec un délai plus long – parfois cinq, voire six ans – entre le départ et l’arrivée en France », note le psychologue Armando Cote. « Dernièrement, en plus des récits terribles du passage de la Libye, nous percevons les échos de Daech, dont la cruauté dépasse tout ce que l’on a pu entendre entre ces murs », poursuit-il.
Il faudra attendre plusieurs mois, peut-être plusieurs années, avant que les récits des violences politiques de l’année 2020 parviennent, au travers des voix étouffées des exilés, jusqu’à l’avenue Parmentier. Sous le portrait de Primo Levi, la salle d’attente du « 107 » accueillera alors, avec du chocolat chaud, ces autres corps meurtris, suivis de leurs fantômes.
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