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samedi 30 janvier 2021

Ils nettoient, repassent, étendent le linge : de plus en plus d’hommes donnent un coup de balai aux stéréotypes

Par    Publié le 29 janvier 2021

Luttant contre les clichés, des hommes retroussent leurs manches et partagent les tâches domestiques. Certains s’affichent plumeau, aspirateur ou éponge en main sur les réseaux sociaux. Des influenceurs ménage proposent même des tutoriels.

Bruno Ginesty, photographié ici le 29 janvier, propose des tutos ménage sur Instagram.

Tout cela pourrait presque passer pour un univers parallèle. Pourtant, ce monde merveilleux où les hommes ne balancent pas leurs chaussettes n’importe où mais sifflotent en époussetant les étagères existe bel et bien, quelque part dans les interstices du nôtre. Au cœur de cette contrée fabuleuse où pas un seul poil ne sèche au fond de la douche, les gladiateurs de la microfibre se battent pour faire les tâches ménagères. « Moi, je suis obligé de me faire violence pour accepter que ma femme lance une machine. J’ai toujours l’impression qu’elle va mal le faire », confie Oskar, 38 ans, cadre dans le milieu de la culture et père de deux jeunes enfants.

En entendant cela, on tomberait presque de notre chaise, tant ce discours semble émaner d’un monde à l’envers. Car au niveau macro, les hommes et le ménage, ce n’est pas vraiment la grande idylle« Nous avons hérité de stéréotypes de genre construits au XIXe siècle dont nous avons beaucoup de mal à nous défaire. La femme est attachée à la gestion du domestique et le couple fonctionne comme une machine à reproduire ces inégalités », décrypte le sociologue Jean-Claude Kaufmann, auteur du livre Le Cœur à l’ouvrage (Théorie de l’action ménagère) (Armand Colin, 2015).

Si, depuis un quart de siècle, ces messieurs se sont investis avec enthousiasme dans leur fonction parentale, ils pointent toujours aux abonnés absents lorsque sonne l’heure d’aller récurer les toilettes (« un mail urgent, chérie » ). D’après une vaste étude menée en 2019 par l’IFOP, 75 % des Européennes déclarent ainsi en faire « plus » que leur conjoint, et 49 % précisent même qu’elles en font « beaucoup plus ». Néanmoins, une lueur d’espoir perce dans les recoins de ce poussiéreux tableau statistique : d’après une étude de l’Insee datant de 2015, « plus d’un quart des hommes (27 %) fournit désormais davantage de travail domestique que leur conjointe alors qu’ils n’étaient que 17 % vingt‑cinq ans auparavant ».

Aux abonnés absents

En plus d’une croissance non négligeable, cette communauté d’épousseteurs de l’ombre s’affiche désormais sur les réseaux sociaux, plumeau, balai ou éponge en main. « Je trouve ça insultant que les tâches ménagères soient systématiquement associées aux femmes, avec une connotation dégradante, tonne à l’autre bout du fil Bruno Ginesty, qui propose des tutos ménage sur InstagramEn la matière, je ne suis pas pour l’égalité, mais pour l’harmonie. On discute, on se répartit les choses et le ménage cesse alors d’être une corvée. »

« J’ai appris à un ami à étendre son linge. Maintenant, il fait ça comme un dieu et va transmettre ce savoir-faire à son fils », s’enthousiasme Bruno Ginesty, influenceur ménage

Pour ce jeune Toulousain de 34 ans, qui réside aujourd’hui à Paris du côté d’Oberkampf, le premier confinement, vécu dans sa maison d’enfance du Sud-Ouest, aura eu l’effet d’une véritable révélation ménagère. C’est après avoir nettoyé un vieux tapis offert par son père qu’une idée a germé dans la tête de Bruno : quitter son job de manageur dans le milieu de la musique baroque, et devenir « influenceur ménage ». Soit, à terme, une manière de faire converger les problématiques professionnelles (les spectacles sont à l’arrêt) et existentielles (nourrir le sentiment d’exercer un semblant de maîtrise quand tout vous file entre les doigts) vers les 40 m2 de son logement, transformé en Hollywood de la propreté.

« Le monde va mal, tout part dans tous les sens, est-ce qu’on ne peut pas essayer, déjà, de préserver son appartement ? !, interroge Bruno Ginesty. Si mon chez-moi est propre, si les pièces sentent bon, ça contribue à oublier le chaos qu’il y a dehors et à retrouver un peu de sérénité. » En juillet 2020, il lance un compte Instagram, Bgin. clean, qu’il saupoudre généreusement de hashtags, dont l’emblématique #assumetatâche. Le nombre de vues grimpe rapidement. Auprès de ses presque 15 000 abonnés, Bruno entend mener « un combat pour l’égalité homme-femme dans le cleaning ». Cette coquetterie linguistique à consonance anglo-saxonne traduit le fait que notre influenceur n’est pas seulement là pour faire la chasse aux moutons, mais pour participer de manière concrète, chiffon en main et néologisme en bandoulière, à un grand lessivage des stéréotypes.

Peur de la dévirilisation

Quand passer ostensiblement l’aspirateur devient un moyen d’œuvrer en faveur de l’égalité, faire du « cleaning » avec des produits sains figure un autre volet de ce militantisme multisurface. Cette « réduction d’échelle » contribue, selon Bruno, à rendre les problématiques écologiques moins intimidantes, en devenant proactif à l’échelle de son logement. « Quand je vais chez Franprix, ça me donne le tournis, il y a quinze références pour un seul usage. Moi, je préfère utiliser les mêmes produits que ma grand-mère, comme le blanc de Meudon, qui permet de nettoyer les vitres sans s’empoisonner. Pétard, on est submergés de choses qui polluent, est-ce qu’on ne pourrait pas revenir à plus de simplicité ? », tempête, avec des accents très « Brigades du Tigre », notre zébulon moderne car anachronique.

Rêvant de devenir égérie pour une marque de savon de Marseille, ce fils de famille nombreuse est capable, au fil de la conversation, de telles envolées lyriques : « Rien de tel que le savon au fiel de bœuf pour détacher les tissus – pardon, je ne suis pas végan ! » Dans un monde où, selon l’UFC-Que choisir, 44 % des produits ménagers vendus dans le commerce regorgent de composés dangereux, on ne peut pas lui donner tort. En plus de flâner dans les drogueries (« Mon rêve, c’est d’en ouvrir une »), Bruno Ginesty revivifie un patrimoine gestuel hérité de sa mère, de sa grand-mère et de la dame qui venait aider chez lui. « J’ai appris à un ami à étendre son linge, c’est une immense fierté ! Maintenant, il fait ça comme un dieu et va transmettre ce savoir-faire à son fils », s’enthousiasme le prosélyte. Dans des vidéos happening qui transpirent la bonne humeur et le linge frais, Bruno brique l’argenterie, fait la chasse au calcaire dans le bac à douche, nous explique comment disposer correctement des chaussettes sur un étendoir pour qu’elles sèchent jusqu’au bout. Tout cela en chantonnant parfois du Céline Dion.

« Vous me donnez presque envie d’avoir une hotte », lui écrit sur Instagram une certaine mamandes3graces, après que Bruno a expliqué comment astiquer une surface en Inox. Même si certains commentateurs se moquent de lui en l’appelant « Mère Denis », l’influenceur, suivi à 70 % par des femmes, prouve que s’afficher avec un chiffon en main quand on est un homme recèle désormais une forte dimension aphrodisiaque. « Je me fais souvent dragouiller, mais je ne suis pas là pour répondre aux avances », précise le missionnaire à la mine de jeune premier.

Tout cela est moins anecdotique qu’il n’y paraît. Car, en réalité, la peur de la dévirilisation constitue un des nœuds du problème. Alors que la sociologie a longtemps avancé qu’une trop grande proximité entre l’aspirateur et l’homme s’accompagnait d’une perte de sex-appeal pour ce dernier, la science – bienheureusement – prétend désormais le contraire. D’après une étude publiée en 2016 dans le Journal of Marriage and Family, seuls les couples ayant des pratiques égalitaires dans la répartition des tâches ménagères connaîtraient une augmentation du nombre de rapports sexuels. Voilà peut-être pourquoi le musicien Sébastien Tellier, ancien clubbeur, s’affichait récemment avec des gants Mapa et un balai de paille, vantant, à l’occasion de la sortie de son nouvel album, Domesticated (Record Makers), le caractère inspirant des corvées d’intérieur.

Méditation manuelle

« On peut avoir aujourd’hui une identité masculine affirmée tout en s’impliquant dans les tâches ménagères. Cette évolution au niveau de l’image a quelque chose de positif, elle peut contribuer à faire évoluer les stéréotypes, analyse le sociologue Jean-Claude Kaufmann. Mais il ne faut pas que ça joue en trompe-l’œil, où une héroïsation de quelques hommes passant l’aspirateur viendrait masquer un immobilisme général. Si on veut que ça bouge vraiment, il faut rester offensif, se mobiliser activement pour éviter que les inégalités ne se réinstaurent. »

113 kilos, 2,05 mètres, barbe rousse régulièrement taillée et brushée : surnommé le « Viking du ménage », Alexandre Cressiot n’est pas du genre à faire de l’affichage. « Ma poubelle, je la lave tous les jours avec du vinaigre blanc et du bicarbonate. Elle est tellement propre que je pourrais manger dessus. Et pendant ma muscu, entre les séries, je passe mon chiffon sur les étagères, c’est devenu un jeu. » Avec son heure et demie de routine ménagère quotidienne dans son appartement de Paimpol, entrecoupées de cinq repas « pour la prise de masse » et de séances de saut à la corde « pour le cardio », Alex, 40 ans, consultant en restauration et hygiène, qualifie son rapport au « cleaning » d’« obsession bien vécue ».

Alexandre Cressiot, surnommé le « Viking du ménage », à Paimpol (Côtes-d’Armor), le 25 janvier.

« Récemment, j’ai perdu mon parrain. En rentrant de la crémation, j’ai fait un grand ménage, même s’il n’y en avait pas besoin, ça m’a fait un bien fou » Alexandre Cressiot, consultant en restauration et hygiène

Sur son compte Insta « 2m05 » (plus de 3 000 abonnés), ce type à qui l’on ne se risquerait pas à dire qu’il a mal fait les carreaux propose des « tips ménage du quotidien », qui reposent sur trois valeurs cardinales : ne jamais laisser traîner (les assiettes sales, les vieux slips), œuvrer avec méthode (aspirer un parquet, c’est trois lattes par trois), utiliser des produits (sains de préférence) avec parcimonie. « On ne flingue pas un Paic Citron en une semaine. Pour faire toute la vaisselle, une seule goutte suffit ! », professe le Viking, qui officie, par ailleurs, dans l’émission « Cleaners, les experts du ménage », sur TFX.

Montagne de muscles tatouée qui se définit comme « ultrasensible », Alex, après en avoir appris les rudiments dans le cadre de son ancien métier de cuisinier, revendique aujourd’hui le ménage comme une « partie » de lui, allant jusqu’à rater des soirées entre potes pour s’abandonner au pouvoir anxiolytique de cette méditation manuelle. « Récemment, j’ai perdu mon parrain, qui était un de mes piliers de vie. Il me disait toujours : “Qu’est-ce que t’es propre !” En rentrant de la crémation, j’ai fait un grand ménage, même s’il n’y en avait pas besoin. J’ai décapsulé des grilles d’aération, ça m’a fait un bien fou. On se sent apaisé, comme après une séance de sport ; on est dans un endroit où les ondes positives ne sont plus entravées par les toiles d’araignées. »

Comme un plaisir

Pour Alex, qui refuse d’être considéré comme un « influenceur », le ménage doit avant tout être envisagé comme un plaisir. « Quelle satisfaction d’avoir un mitigeur rutilant ! », résume notre esthète, qui met du Barbara quand il récure les joints de sa douche. L’Aigle noir et le vinaigre blanc. Ou la panoplie d’un garçon moderne qui, lui aussi, à sa façon, lessive les idées reçues. « Ma virilité, je n’ai aucun doute dessus ! Ce n’est pas parce que je passe le balai que je vais mettre des talons. La vérité, c’est qu’il y a une grosse partie de feignants chez les mecs qui se complaisent dans des habitudes patriarcales. » Néanmoins, les choses semblent bouger. Au-delà de ces deux figures charismatiques, on a trouvé assez facilement de nombreux garçons qui se sont épanchés spontanément sur leur passion pour les sols étincelants, les produits de nettoyage et les sorties de poubelles.

Il y eut Oskar, 38 ans, qui conjure, à travers « un rapport psychanalytique au ménage », une histoire familiale marquée par la dégringolade statutaire de ses grands-parents et le passage traumatique du faste à la crasse. « Avant de se coucher, y’en a qui lisent Proust, moi, je passe l’éponge », résume cet adepte du geste freudien. Mais aussi Franck, enseignant en science politique, ayant appris à repasser, enfant, en regardant cette femme de ménage qu’il considérait comme sa « sœur » et pour qui ordre psychique et ordre domestique sont indissociables : « Pendant le confinement, j’ai nettoyé toute ma bibliothèque. Tu époussettes, tu classes, tu ordonnes, et tout ça permet en même temps de te nettoyer la tête. »Ou encore Marc Rougier, 37 ans, technicien dans une grande entreprise, heureux que son implication égalitaire dans les tâches ménagères suscite la fierté de son épouse : « On demande souvent à ma femme si je peux être prêté ou loué. »

« Les hommes vivent actuellement une sorte d’épiphanie ménagère qui s’explique par le fait qu’ils découvrent cette activité, décrypte le sociologue Jean-Claude Kaufmann. Le vrai test se fera sur le long terme. Car on ne peut pas conscientiser ainsi tout ce qu’on fait. Le ménage, au quotidien, ce sont surtout des routines, des automatismes. » En résumé : c’est peut-être le jour où on en parlera passionnément moins qu’on en fera mécaniquement plus.

Quel homme de ménage êtes-vous?

L’éboueur monopolistique

Pas franchement fan de la délégation, l’éboueur monopolistique préfère faire les choses lui-même, pour qu’elles correspondent à ses standards (ultra-élevés). « Mon pré carré, c’est la poubelle. Ça me renvoie aux archétypes ancestraux de l’homme allant chasser le gibier », résume Oskar, 38 ans, qui a également la mainmise sur toutes les autres tâches ménagères.

L’analphabète de la microfibre

Oh oui, c’est un ardent féministe ! Dans les dîners, il crie haut et fort son amour pour l’égalité et sa haine des stéréotypes de genre. En revanche, dès qu’il s’agit d’aller récurer les toilettes, il a toujours mieux à faire (au hasard, terminer la lecture du dernier Judith Butler). Ne lui parlez pas de microfibre, il pense qu’il s’agit d’un nouveau standard d’accès à Internet.

Le germophobe vinaigrophile

Sa passion pour le ménage s’articule à une phobie complexe des germes et à une peur panique d’être contaminé. D’où cette odeur insistante de vinaigre blanc qui confère à son appartement une ambiance de pot à cornichons. Cet amoureux des mots en -cide (bactéricide, virucide) se coltinerait-il une profonde angoisse de la mort ? On ne sait pas, on n’est pas psy.

Le progressiste pyrotechnique

Le ménage, à la fois outil de développement personnel et moyen de garder une maîtrise sur le monde, c’est son dada. Adepte revendiqué de l’égalité femmes-hommes, il préfère aux grands discours ce qu’il nomme son « humble militantisme de la serpillière », qu’il met en scène sur les réseaux sociaux à coups de hashtags décapants. Son film préféré ? Coup de torchon.


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