Cet acteur habitué aux seconds rôles, psychiatre dans «En thérapie» (Arte), se révèle être un émouvant touche-à-tout à la sensibilité constructive.
On est venu se confronter à une identité brumeuse qui laisse à quai la plupart des non-initiés. Flou artistique ou amnésie collective, le nom de Frédéric Pierrot, comédien d’envergure et acteur de Tavernier, Godard, Ken Loach ou Ozon, ne suscite, contrairement à l’ami P. de la comptine, que haussements de sourcils et moues incertaines. Mais dégainez votre portable, comme le ferait un inspecteur de la crim à la recherche d’un suspect, et l’image frontale de ce dégarni au regard intense et doux déliera les langues.
Sur Arte, dans la série de Toledano et Nakache intitulée En thérapie,il joue un psychiatre éreinté. On est quelques jours après les attentats du Bataclan. Confronté aux psychés éprouvées de ses patients et à sa propre situation familiale dégradée, l’analyste tente, malgré l’érosion de ses convictions, de se maintenir sur la crête escarpée de l’autorité distanciée. Hors écran, l’habitué des confidences capitonnées vante l’introspection. «On est tous en crise, mais pas tout le temps. C’est vital de parler, de faire émerger ce qu’on ne veut surtout pas dire. Moi, j’ai davantage vu mon psy que mon généraliste.» Pour le tournage, il a relu Freud et découvert Jung. A complété cette plongée dans l’inconscient par le tome I des séminaires de Lacan.
Baskets blanches, pantalon à carreaux écossais, chemise bordeaux imprimée cachemire et veste en tweed, Pierrot pourrait sortir des pages mode d’un magazine féminin. La bataille des mèches s’est discrètement réglée à coups de gel, et l’homme n’a plus rien du personnage hirsute de la série les Revenants. Situé dans le XIe arrondissement, l’appartement ressemble à son propriétaire. Tout y est légèrement de guingois, jusqu’au bosselé des tomettes. Sur le palier, griffonné au crayon de bois, un laconique «Le Sup» habille la sonnette. «Ce sont mes enfants qui m’appellent comme ça. Leur mère, c’est "la Sup" et eux "les Suppôts".» Satanique clin d’œil d’un clan composé d’une comédienne reconvertie dans les ateliers d’écriture et le théâtre en entreprise, et de quatre rejetons devenus grands, dans la culture ou l’artisanat.
Les livres, le bois, les planches n’étant finalement que des histoires d’arbres, on n’est pas très surprise quand le réflexif de bric et de broc, qui parle volontiers tringles et rideaux ou meubles à restaurer, lâche : «On devrait dessiner les arbres généalogiques à l’envers, les enfants, c’est la sève, les racines. Nous, on est les feuilles, un peu flétries, prêtes à tomber.» Raboteur d’angles et ponceur d’aspérités familiales, le sexa s’interdit les accents passéistes. S’il vit seul désormais, il rêve d’acheter une maison où les uns et les autres pourraient se réunir à leur guise. Il dit : «On n’a qu’une vie. Il faut avancer. Quand on laisse de côté l’amertume et le ressentiment, ça devient plus intéressant.»
Aîné de quatre, fils d’un vétérinaire, ce clarinettiste amateur aurait pu développer des algorithmes ou aligner des équations sur un tableau noir. Mais un court séjour aux Etats-Unis, après sa première année de maths sup, lui insuffle une audace insoupçonnée. «Dans des clubs de jazz même pas remplis, on tombait sur des pointures. J’y ai rencontré les musiciens de Woody Allen. A mon retour, j’ai repris les maths trois jours. De toute façon, j’étais limite», avoue-t-il, la main sous le menton pour signifier l’inéluctable de la noyade. A Paris-VIII, on enseigne le cinéma et sa pensée théorique. L’inscription à la fac rassure, même si c’est finalement en coulisse qu’il débute sur les plateaux. «Je voulais être metteur en scène, faire des films, mais comment le leur dire ?» chuchote-t-il soudain. Tonalités graves, couinements rigolards, Pierrot a la théâtralité instinctive. Régulièrement, il se lève, gesticule, s’assure qu’on escalade à sa suite l’éclectisme de sa réflexion. Alors il nous fait admirer une petite serpe rapportée du Rwanda, disserte sur la pensée qui diffère selon les occupations, s’effraie des dangers de l’éducation par la peur et de l’infantilisation. Ou s’agace d’avoir donné son vote à Macron au second tour en 2017.
Pascal Deux, cinéaste et réalisateur d’émissions radio, le décrit terrien et instinctif, intense dans le travail et l’amitié : «C’est un diapason, il suffit qu’il soit là pour que les plateaux changent et que le degré d’exigence et d’écoute augmente. Le travail collectif l’épanouit. Frédo, c’est l’honnête homme, celui qui se retrousse les manches, qui s’interroge sur comment dépasser ce qui résiste. Physique et cérébral, il dégage aussi beaucoup de poésie.» Saluant sa générosité, Jean-François Gabard, son agent, évoque une collaboration unique : «Il est clair, précis, bosse chaque rôle avec des fiches de méthodologie. Ses colères sont justifiées, il ne supporte pas la malhonnêteté intellectuelle ou économique.»
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