— 23 janvier 2021
Julie à Lille, le 19 janvier. Photo Aimée Thirion pour Libération
Après des semaines de mobilisation en ligne, le Sénat a accepté d'étudier une proposition de loi visant à octroyer une plus grande autonomie financière aux personnes handicapées. Trois d'entre elles nous racontent en quoi le fonctionnement actuel de l'aide pose problème, alors que le marché du travail est très violent à leur égard.
Le Sénat a finalement décidé d’ouvrir la porte. La chambre haute a désigné, ce mercredi, le sénateur (LR) des Deux-Sèvres Philippe Mouiller comme rapporteur d’une proposition de loi visant à assurer une plus grande autonomie financière aux personnes handicapées. Interrogée par le site dédié au handicap faire-face.fr, Catherine Deroche, la présidente de la commission des affaires sociales, assure que le texte sera examiné «dans la première quinzaine de mars».
De quoi parle-t-on ? D’une proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale en février 2020 malgré l’opposition du gouvernement, qui vise à modifier la façon dont l’allocation aux adultes handicapés (AAH) est calculée. Cette aide, de 902 euros par mois au maximum, est versée aux citoyens dont le handicap rend difficile l’accès au marché du travail. Son montant dépend du taux d’invalidité du bénéficiaire et des ressources de son foyer.
Et c’est là que le bât blesse. Car sont pris en compte les revenus de l’éventuel conjoint dans le calcul de cette aide. Par exemple, une femme recevant 902 euros par mois lorsqu’elle vit seule n’aura plus un centime d’AAH si elle s’installe avec un partenaire gagnant plus de 1 634 euros mensuels. Ce mode de calcul contraint des personnes en couple à dépendre financièrement de leur conjoint, à renoncer à s’installer ensemble ou à mentir sur leur statut à la CAF. Une situation qui peut aggraver des situations de violences conjugales, la victime n’ayant pas de ressources pour quitter le domicile.
Des militants réclament depuis longtemps l’individualisation du calcul de l’AAH. Le vote de la proposition de loi par l’Assemblée nationale avait été vu comme un signal encourageant, mais le Sénat tardait depuis à s’en saisir. Une pétition publiée sur le site de ce dernier a tout fait changer. Diffusée en toute discrétion début septembre, elle a vu ses compteurs s’affoler début décembre et ne cesser, depuis, de battre des records. A ce jour, elle a dépassé les 80 000 signatures. Il en faut au moins 100 000 pour que le Sénat soit contraint de l’inscrire à son ordre du jour. La chambre haute a choisi de ne pas attendre que le cap soit franchi pour s’y engager.
Trois bénéficiaires de l’AAH, en couple, racontent à Libération pourquoi la prise en compte des revenus de leur partenaire pose problème. Et mettent en lumière la violence du marché du travail à leur égard.
«Si ça ne se passe pas bien entre nous, je ne peux pas partir»
Alex (1), 26 ans, Aude
«J’ai plusieurs maladies chroniques (Crohn, endométriose, fibromyalgie, une maladie du foie), je suis autiste et j’ai des tocs. Je touche 800 et quelques euros d’AAH, quasiment le maximum.
«J’ai beaucoup galéré à avoir le bac. Puis j’ai commencé des études, mais j’allais trop mal, je n’arrivais pas du tout à tenir, donc j’ai arrêté. J’ai essayé de travailler mais ça s’est très mal passé parce que ce n’était pas du tout adapté : j’ai arrêté. J’ai plein de compétences et je peux travailler de chez moi, dans mon lit. Mais il faut que, les jours où je ne peux rien faire, ce soit accepté que je ne fasse rien. Ce n’est pas parce que je suis fainéante, c’est parce que je ne peux pas. Je me démène pour trouver un moyen de vivre sans l’AAH, mais je ne peux pas travailler. Je suis devenue bénévole en ligne parce que j’avais envie de mériter mon allocation.
«Je suis en couple depuis trois mois et ça se passe bien. J’ai mis le sujet [de la vie à deux et de l’AAH] sur le tapis, on en a beaucoup discuté. Il touche un salaire qui fait que, si on s’installe ensemble, moi je n’aurai rien. Ça implique que je ne puisse rien acheter par moi-même. Je ne me vois pas demander de l’argent de poche. Ce qui me gêne le plus, c’est que je ne pourrais pas lui faire plaisir, lui offrir un cadeau d’anniversaire. Ou alors je devrais lui demander de l’argent…
«Et si ça ne se passe pas bien entre nous, je ne peux pas partir. Dans ma relation précédente, j’ai dit à mon copain que je ne voulais pas lâcher ma maison, que je ne pouvais pas perdre mon autonomie pour lui. Cette relation a duré un an et j’étais très soulagée d’avoir gardé ma maison. Je n’ai pas de famille donc je n’aurais eu nulle part où aller. Je n’ai pas envie de me coincer avec un mec parce que je n’ai pas d’argent.
«Quand j’étais au lycée, j’ai rencontré quelqu’un qui avait 32 ans, ça s’est très, très mal passé. Je n’ai plus eu d’argent pour payer mon appartement donc je me suis retrouvée à vivre avec lui. Il me harcelait et m’agressait sexuellement, il m’humiliait. Quand j’ai commencé à me réveiller, à vouloir partir, je ne pouvais pas. Je lui donnais la plupart du peu d’argent que j’avais, 300 euros par mois. Je suis restée deux ans dans cette relation. C’était horrible, vraiment dur. C’est ce qui peut arriver si on n’a pas l’AAH.»
«Si je perds l’AAH, j’aimerais que ce soit parce que j’ai trouvé un travail»
Julie, 23 ans, Nord
«J’ai eu mon diagnostic du syndrome d’Ehlers-Danlos [une maladie génétique, ndlr] quand j’étais en troisième année de commerce international. Ma santé n’allait qu’en descendant, mais j’ai quand même validé mon bac+4. Puis je me suis dit que ça n’allait pas être possible de continuer parce que la deuxième année de master se faisait en alternance. J’en ai conclu qu’il valait mieux que j’arrête là parce que je n’aurais jamais pu avoir un travail à la hauteur d’un master 2 en commerce international. J’ai fait mes études pour rien.
«Jamais je ne pourrai travailler 35 heures, je l’ai fait en stage et c’est impossible. Tous les jours, je faisais des malaises, je tombais dans les escaliers, c’était chaotique. Je faisais 9 heures-17 heures, à 17h30 j’étais chez moi, à 17h40 j’étais couchée. Le dimanche, mon corps relâchait la pression de la semaine donc j’étais en crise de douleur et je dormais tout le temps.
«Je suis en couple depuis trois ans et on vit ensemble, mais j’ai déclaré à la CAF que j’étais hébergée gratuitement par des amis. C’est une femme donc je pense qu’ils doutent moins. Selon les calculs de l’AAH, elle est assez riche pour nous faire vivre toutes les deux. Dans la réalité, ce n’est pas du tout le cas. Déjà avec l’AAH [774 euros par mois dans son cas], c’est compliqué : je ne fais pas deux traitements médicaux payants le même mois. Je ne paye que les courses, mon amie paye le loyer, l’électricité, le cinéma, le restaurant. Sans l’AAH, je ne vois pas comment je pourrais faire. Il suffirait que je dise que je suis en couple et ça changerait tout. J’aimerais que, si un jour je perds l’AAH, ce soit parce que j’ai trouvé un travail qui me rémunère.
«J’aimerais bien travailler quelques heures par semaine parce que c’est gratifiant de gagner son propre argent. Là, j’ai l’impression d’être un boulet, d’être de ces personnes que la majorité des Français détestent. Etre payée le minimum, ça me va très bien, je ne veux pas être riche. Mon seul critère, c’est un temps partiel, je suis prête à faire n’importe quoi. En entretien, on m’a déjà dit que je ne serais pas rentable pour l’entreprise.
«J’ai envie de me marier un jour, d’avoir un enfant. Ce serait impossible sans déclarer qu’on est ensemble. On ne se mariera pas tant que je n’aurai pas de travail ou que le calcul de l’AAH n’aura pas changé. Si je perdais l’AAH, je ne sais pas si je serais capable de rester avec mon amie.»
«C’est insupportable d’être totalement dépendant de ses proches»
Frank, 33 ans, Bouches-du-Rhône
«Je faisais des études de commerce, j’étais plutôt brillant et ambitieux. Puis, à 22 ans, j’ai chuté dans un escalier, j’ai eu un trauma crânien grave. J’ai un handicap invisible, je renvoie l’image de quelqu’un de 100% valide. Je peux arriver à mobiliser mes capacités cognitives pendant une demi-heure, trois quart d’heure pour donner le change. Mais me concentrer plus d’une heure à la suite, c’est impossible, l’attention décroche et j’ai des maux de tête.
«Après mes études, je pensais pouvoir recoller au marché du travail, mais la réalité de mes maux physiques et cognitifs était trop difficile. En dix ans, j’ai un peu travaillé, j’ai fait des petits mi-temps et à chaque fois je pétais un plomb, j’avais trop mal, je n’y arrivais pas, je n’étais pas adapté au monde du travail.
«Ça m’a pris dix ans pour comprendre que j’étais une personne en situation de handicap et que je pouvais demander l’AAH. Jusqu’à maintenant, je touchais le RSA. La MDPH (Maison départementale des personnes handicapées) m’a reconnu avec une incapacité entre 50 et 79%, avec une réduction substantielle et durable d’accès à l’emploi. Si on n’a pas ça, on n’a pas l’AAH. Je vais recevoir le premier versement, de 620 euros, le 1er février.
«Je suis en couple depuis trois ans, on vit ensemble depuis deux ans. Elle gagne un peu plus de 1 700 euros net par mois. Je n’ai pas déclaré que j’étais en concubinage parce que, pour moi, n’étant ni marié ni pacsé, je suis célibataire. Je ne savais pas qu’elle était ma "concubine" et qu’on devait mettre nos ressources en commun. Maintenant je le sais, et je vais frauder, au moins au début, six mois, un an, et attendre de voir comment ça se passe.
«A deux, 1 700 euros pour vivre ce n’est pas grand-chose. Et quand on est dépendant de quelqu’un, on n’est pas libre. C’est insupportable d’être, à 33 ans, totalement dépendant de ses proches. Je n’ai pas de valeur aux yeux de la société, cette société qui ne valorise que ce que les gens font professionnellement, et pas ce qu’ils sont. Je me sens inférieur publiquement, car je suis non valide, et je me sens inférieur dans l’intime, car je suis dépendant financièrement de mes proches. Même en couple avec quelqu’un qui gagne relativement bien sa vie, toucher l’AAH, c’est exister.»
(1) Tous les prénoms ont été modifiés.
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