Simon Fillatreau, immunologiste et infectiologue à l’Institut Necker-Enfants malades, évoque dans un entretien au « Monde » les incertitudes qui entourent les différentes réponses immunitaires face au nouveau coronavirus SARS-CoV-2.
Simon Fillatreau, professeur d’immunologie, directeur du département Immunologie, infectiologie, hématologie de l’Institut Necker-Enfants malades (AP-HP, Inserm, CNRS, université de Paris). Il revient sur les premières découvertes des scientifiques sur le SARS-CoV-2, inconnu il y a neuf mois encore. Jamais nos réponses immunitaires contre un agent pathogène n’ont été scrutées avec tant de soin et d’ardeur. Jamais non plus la recherche n’a disposé d’outils aussi précis pour mener ces analyses. Pour autant, bien des questions restent en suspens.
Les cas de quatre patients réinfectés par le SARS-CoV-2 ont été récemment décrits. Etes-vous surpris ?
Pas vraiment. Prenons les quatre coronavirus saisonniers responsables de rhumes bénins. On peut être réinfecté par ces virus sur des périodes de temps relativement courtes. Avec le SARS-CoV-2, on peut s’attendre à ce que ces réinfections ne soient pas si rares. Chez le patient de Hongkong [dont la réinfection a été annoncée le 24 août], le variant du virus à l’origine de la deuxième infection différait quelque peu du virus à l’origine de la première, au plan génétique. Ce patient a été réinfecté au bout de quatre mois et demi seulement. Mais après un ou deux ans, la probabilité d’être réinfecté sera probablement plus grande.
Si l’on se réfère aux coronavirus saisonniers, la nouvelle infection pourra être moins sévère, à condition que la dernière rencontre avec le virus ait été suffisamment récente. Autrement dit, le niveau de protection pourra être potentiellement plus élevé, avec une excrétion de virus moins intense et moins prolongée. Et les symptômes pourront être atténués. Mais il faut aussi tenir compte de la diversité de la population humaine. Certes, le plus souvent, les individus réinfectés développeront une maladie moins sévère. Mais il se pourrait que certaines personnes soient plus sévèrement atteintes. Le cas d’un patient âgé de 25 ans ayant fait une réinfection plus grave, quarante-huit jours seulement après sa première infection, tel qu’il a été rapporté le 27 août par une équipe de l’université du Nevada, semble en témoigner. Par ailleurs, les comorbidités cardio-vasculaires ou l’obésité, par exemple, influencent la gravité de la maladie. Or ces paramètres tendent à se détériorer avec l’âge.
Que sait-on de la cinétique d’essor et de déclin des anticorps produits après une infection par le SARS-CoV-2 ?
Les anticorps ciblant ce virus apparaissent dans le sang au bout de quelques jours (entre quatre et quinze jours). Leur taux grimpe rapidement pour atteindre un pic au bout de quelques semaines. Ensuite, ils semblent perdre assez rapidement leur « puissance de tir ». Chez la grande majorité des patients, leur taux chute au bout de quelques mois, suggère une étude prépubliée le 11 juillet sur le site MedRxiv (Seow J. et al.). Une autre étude, parue le 21 juillet dans le New England Journal of Medicine (Ibarrondo J. et al.), conforte la notion de décroissance rapide de ces anticorps. Chez 34 patients infectés ayant développé, pour la plupart, une forme modérée de Covid-19, la moitié des anticorps anti-SARS-CoV-2 (des IgG) ont disparu de la circulation sanguine après trente-six jours.
Par ailleurs, les patients asymptomatiques semblent produire moins d’anticorps, même si cette observation reste à confirmer. Cela peut sembler un paradoxe. La charge virale initiale, chez ces patients, est-elle plus faible ? Ont-ils un génome mieux équipé pour éliminer l’infection ? Leur immunité innée est-elle plus efficace ? Leurs tissus pulmonaires sont-ils en meilleur état, ce qui ralentirait la multiplication virale ? Autant de questions en suspens.
Après ces quelques mois où les anticorps circulent dans le sang, n’est-on plus protégé ?
Non. Les anticorps circulants ne sont pas notre seule ligne de défense ! Rappelons comment fonctionne notre système immunitaire. Quand nous sommes infectés par un virus ou une bactérie, une première ligne de défense entre en jeu : c’est l’immunité innée. Elle recrute des cellules (monocytes, macrophages, neutrophiles, cellules NK…) capables de détruire tout agent infectieux, d’une manière non spécifique. Ensuite, la seconde ligne de défense monte au front : c’est l’immunité adaptative. Elle déclenche une série d’offensives ciblant spécifiquement l’attaquant. Deux unités d’élite entrent en scène. La première mobilise les lymphocytes B : ces cellules vont produire des anticorps (des protéines) capables de reconnaître spécifiquement des antigènes (protéines, sucres, graisses) propres à l’agent pathogène, pour l’éliminer ou le neutraliser. La seconde unité d’élite rassemble les lymphocytes T : certains, dits « cytotoxiques » (CD8), vont spécifiquement détruire les cellules infectées. A l’issue de l’infection, ces deux unités d’élite disparaissent en grande partie. Pour autant, un petit groupe de cellules B et T « mémoire » persistent et veillent dans l’organisme : elles patrouillent dans le sang ou résident dans des sites stratégiques. En cas de réinfection, elles seront aussitôt réactivées. Les lymphocytes CD4 mémoire, par exemple, iront rapidement stimuler les lymphocytes B pour qu’ils produisent des anticorps. La réponse immune spécifique sera bien plus rapide et puissante que lors de la première infection.
Combien de temps persiste cette mémoire immunitaire contre les coronavirus humains ?
Plus longtemps que l’immunité fondée sur les seuls anticorps circulants ! Dans le cas du SARS-CoV-1 (à l’origine de l’épidémie de 2002-2003 qui a frappé la Chine), des lymphocytes T mémoire ont même été trouvés… dix-sept ans après l’infection initiale. Dans le cas du SARS-CoV-2, on ignore si la réponse mémoire est hétérogène ou homogène selon les individus ; si la quantité des cellules mémoire diminue ou non au cours du temps ; et si oui, à quelle vitesse ? Cette réponse mémoire n’empêchera probablement pas les réinfections, puisqu’il lui faudra quelques jours pour agir. Mais on peut espérer qu’elle contrôlera la multiplication du virus avant que ne se développent les symptômes graves – qui ne surviennent qu’au bout de dix à quatorze jours, lors d’une première infection.
Que sait-on du rôle de l’inflammation dans les formes sévères de la maladie ?
C’est l’immunité innée qui est responsable de cette inflammation incontrôlée. Et l’on a clairement observé, chez les patients qui font des formes graves de Covid-19, un « déluge » de molécules qui favorisent l’inflammation. Parmi ces cytokines pro-inflammatoires, on trouve des interleukines (IL-1, IL-6, IL-8, IL-18…) et du TNF-alpha. Fait notable, ces observations sont confortées par les résultats encourageants – mais préliminaires – des essais cliniques évaluant l’intérêt, contre les formes graves de Covid-19, de médicaments déjà prescrits contre des maladies inflammatoires.
L’anakinra, par exemple, bloque l’action de l’IL-1 ; il est utilisé pour traiter les rhumatismes. Une douzaine d’essais cliniques sont en cours pour tester son intérêt contre les formes graves de Covid-19. L’un d’eux a été mené sur 52 patients hospitalisés pour cette raison à l’hôpital Saint-Joseph à Paris. Résultats, publiés en juin dans The Lancet Rheumatology (Huet T. et al.) : 73 % des malades non traités par l’anakinra sont décédés ou ont été placés sous assistance respiratoire, contre un quart des patients traités par ce médicament. Des résultats qu’il reste bien sûr à confirmer.
Autre médicament évalué contre ces formes graves : le tocilizumab, qui inhibe l’action de l’IL-6, est habituellement prescrit contre la polyarthrite rhumatoïde. En avril, les résultats préliminaires d’un essai randomisé, mené chez 129 patients hospitalisés pour un Covid-19 moyen à sévère, ont été annoncés par l’AP-HP – mais pas encore publiés. Ils suggèrent une réduction significative du risque d’intubation et de décès chez les malades traités par ce médicament. Ce premier résultat va dans le sens d’une étude rétrospective publiée dans The Lancet Rheumatology (Guaraldi G. et al.) : elle suggère que le tocilizumab réduit le risque de recours à la ventilation extracorporelle et le risque de décès. Des résultats, là encore, qui doivent être confirmés. Par ailleurs, d’autres médicaments « immunomodulateurs » sont en cours d’évaluation. Le groupe Recovery a ainsi rapporté des résultats préliminaires avec la dexaméthasone, un corticoïde de synthèse, dans le New England Journal of Medicine. Cette molécule pourrait réduire le risque de décès chez certains groupes de patients.
Comment interviennent les facteurs de risque connus, comme l’âge ou l’obésité ?
Ils jouent un rôle important dans le développement de formes graves. L’obésité est souvent associée à une inflammation systémique (de l’ensemble du corps), mise en cause dans l’apparition d’une insuffisance respiratoire aiguë qui engage le pronostic vital. Les patients obèses ont aussi souvent un système vasculaire en moins bon état. Or l’infection provoque une coagulopathie (une défaillance des mécanismes de coagulation) au sein des vaisseaux sanguins. Tout cela se conjugue pour aggraver l’infection.
Prenons l’âge, maintenant. On sait que l’inflammation générale tend à augmenter avec l’âge : les cellules sénescentes s’accumulent et produisent des cytokines pro-inflammatoires. Au final, dans les deux cas, l’organisme supporte bien moins l’inflammation liée au virus.
Les personnes récemment exposées à des coronavirus saisonniers pourraient-elles être en partie protégées contre le SARS-CoV-2 ?
Les études sont contradictoires. L’une d’elles, très robuste et probante, a été conduite sur une cohorte de 775 enfants par des équipes de l’Inserm, l’hôpital Necker-Enfants malades (AP-HP) et l’Institut Pasteur (Sermet I. et al.). Prépubliée le 30 juin sur le site MedRxiv, elle indique que les infections par des coronavirus saisonniers, chez ces enfants, ne les protègent pas mieux du SARS-CoV-2 – du moins, via les anticorps. Chez 70 % à 100 % de ces enfants, en effet, des anticorps contre les quatre coronavirus saisonniers ont été retrouvés, de manière similaire entre les enfants séronégatifs ou séropositifs au SARS-CoV-2 – et quelle que soit l’intensité des symptômes.
A l’inverse, il est vrai que, dans un groupe de 20 patients sévèrement infectés par le SARS-CoV-2, on a retrouvé chez 12 d’entre eux des taux quatre fois plus élevés d’anticorps ciblant deux coronavirus saisonniers, par rapport aux patients non infectés (Chan K. et al., Clin. Diagn. Lab. Immunol.). Mais le nombre de patients reste ici très faible.
L’immunité croisée avec ces coronavirus responsables de rhumes ne pourrait-elle pas passer par des lymphocytes T, sans faire appel à des anticorps ?
On ne peut pas l’exclure. D’autant qu’il est ardu de détecter à grande échelle une immunité fondée sur des cellules T. De plus, plusieurs études suggèrent l’existence, dans la population générale, d’un certain niveau d’immunité préexistante contre le SARS-CoV-2. Ainsi, de 40 % à 60 % des personnes n’ayant jamais rencontré le SARS-CoV-2 possèdent dans leur sang des lymphocytes T CD4 capables de réagir contre lui (Grifoni A. et al., Cell, avril 2020). Par ailleurs, des lymphocytes T spécifiques du SARS-CoV-2 ont été trouvés chez plus de la moitié des personnes n’ayant jamais été infectées par ce virus (Le Bert N. et al., Nature, 15 juillet 2020).
Mais il faut rester prudents. L’analyse des propriétés de ces lymphocytes T reste succincte. De plus, leur capacité à reconnaître le SARS-CoV-2 a été testée in vitro, dans des conditions optimales éloignées des conditions naturelles. Au final, la question de l’existence d’une immunité croisée, cruciale, reste en débat.
L’exemple des coronavirus saisonniers, il est vrai, ne plaide guère en faveur d’une immunité croisée…
La plupart des gens, en effet, ont déjà été exposés à ces coronavirus saisonniers au moins une fois dans leur vie. S’il y avait une immunité croisée robuste, il n’y aurait quasiment plus de rhumes saisonniers liés à des coronavirus !
Une étude publiée dans « Nature » le 26 août suggère des différences entre sexes dans le développement d’une immunité contre le Covid-19. Qu’en pensez-vous ?
Cette étude (Takahashi T. et al.) a analysé 98 patients hospitalisés pour Covid-19, et comparé les réponses inflammatoires et immunitaires entre hommes et femmes. Le résultat le plus notable, à mon sens, est le fait que les hommes développent une réponse inflammatoire plus forte que les femmes : ils produisent plus d’IL-8 et d’IL-18. Les hommes, de fait, représentent environ 60 % des cas de décès liés au Covid-19. Les femmes, de leur côté, développeraient une réponse T plus robuste et prolongée. Mais cette réponse a été analysée de façon rudimentaire, et les distributions se chevauchent pas mal entre les sexes. Il me semble très prématuré de tirer une conclusion définitive à partir de ces données sur les cellules T.
Voilà quelques années, des essais vaccinaux contre le SARS-CoV-1 avaient inquiété. Les anticorps produits, au lieu de se montrer protecteurs, facilitaient une infection ultérieure… d’où l’arrêt immédiat des essais ! On imagine que cet effet indésirable est attentivement scruté dans les essais vaccinaux en cours contre le SARS-CoV-2 ?
Ceux qui développent ces vaccins sont conscients de ce risque. Lors des essais contre le SARS-CoV-1, la survenue de cet effet indésirable a été heureusement assez rare. Reste évidemment que le but d’un vaccin est d’induire des anticorps qui neutraliseront une infection ultérieure – et non d’induire des anticorps qui l’aggraveront ! Ce risque est en effet surveillé comme le lait sur le feu dans les essais précliniques et dans les essais vaccinaux contre le SARS-CoV-2.
Caractériser en détail la réponse immune contre le SARS-CoV-2 peut-il aider à développer des vaccins ?
Contre ce virus, l’organisme humain est remarquablement peu efficace à induire une réponse immunitaire qui le protège durablement. L’idée, avec un vaccin, est d’induire une réponse de meilleure qualité. Il faut donc bien connaître les caractéristiques des cellules qu’on souhaite stimuler avec un vaccin, et il est précieux de les comparer aux réponses induites par l’infection naturelle.
On sait par exemple que le virus de la rougeole, contrairement au SARS-CoV-2, induit des anticorps qui persistent souvent toute la vie. C’est pour cette raison qu’un des candidats-vaccins contre le Covid-19, développé par l’institut Pasteur, utilise le virus de la rougeole atténué [rendu inoffensif] comme vecteur. Ce virus est alors chargé de véhiculer les antigènes du SARS-CoV-2 jusqu’aux cellules immunitaires qui déclencheront la réponse vaccinale. On espère ainsi induire une protection durable. Reste évidemment à le prouver par les essais en cours.
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