La pandémie a favorisé les solidarités familiales, mais le discours public sur l’irresponsabilité des jeunes ou des seniors crée des tensions entre les âges.
Pour Jean-Paul, 68 ans, une petite phrase prononcée par Jean Castex le 27 août – « Evitons que papy et mamie aillent chercher leurs petits-enfants à l’école » – a été la « goutte d’eau » qui fait déborder le vase. Cet ancien bibliothécaire normand, qui se définit comme un « retraité actif et en pleine forme » ne décolère pas. « Cela fait des mois que les discours des responsables politiques sur les gens de mon âge donnent l’impression que nous sommes juste bons à nous terrer chez nous, pour ne pas emmerder le monde », s’enflamme-t-il, sous son masque orange vif. Un double sentiment de relégation et d’infantilisation partagé par une partie des 65 ans et plus, brutalement projetés dans la catégorie des « personnes vulnérables » à la faveur de l’épidémie de Covid.
« C’est un renversement pour la génération des “baby boomers”, désignée pour la première fois comme génération fragile et même comme une charge pour nos sociétés », relève Cécile Van de Velde, professeure de sociologie à l’université de Montréal. Si les chiffres de mortalité liée au Covid-19 montrent bien que les plus âgés paient un lourd tribut, « la mise en exergue de la fragilité de ces populations invisibilise toutes leurs contributions à la vie sociale », explique la sociologue Isabelle Mallon, professeure à l’université Lumière-Lyon-II, spécialiste du vieillissement et des âges de la vie.
« Minoration »
Les décisions prises pour protéger les plus fragiles ont été, au fil de l’épidémie, accompagnées d’un discours des autorités politiques et sanitaires différencié par catégories d’âge, qui « contient aussi une forme de minoration », analyse la chercheuse. « Quand on protège quelqu’un de vulnérable, on se pose comme responsable de lui. Une partie des personnes âgées ont très mal vécu cette minoration et cette manière d’être poussés hors du statut d’adulte responsable », constate-t-elle.
Certains, comme Jean-Claude, nourrissent désormais du ressentiment à l’égard des décideurs. Les racines de cette défiance datent du mois d’avril, lorsque avait été un temps évoquée la possibilité de demander aux plus de 65 ou 70 ans de poursuivre le confinement. Face à la colère des « boomers », le président de la République, Emmanuel Macron, avait finalement écarté cette hypothèse et privilégié l’appel à la responsabilité individuelle. Une liberté d’appréciation dont les très âgés, en particulier ceux vivant en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes ont, en revanche, été souvent privés tout au long de cette période. Cette génération dite du « grand âge », largement invisibilisée avant la crise sanitaire, « a été transformée dans le discours des responsables en victimes qu’on a isolées, sans se poser la question de leurs droits et de leurs libertés », dénonce la sociologue Mélissa-Asli Petit.
« Bombe à retardement »
A chaque classe d’âge, son stigmate ? Depuis l’été, c’est, à l’autre bout du spectre, la jeunesse et son insouciante légèreté qui sont désormais pointées du doigt. Les jeunes « ne sont pas invincibles » face au Covid-19 et ils sont trop nombreux à « baisser la garde » dans certains pays, avertissait le 30 juillet le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). En France, les alertes des autorités sanitaires devant la recrudescence de la circulation du virus, avec « une hausse sensiblement plus marquée de tests positifs chez les jeunes adultes », relevée notamment par la direction générale de la santé, fin juillet, ont alimenté la crainte face aux comportements des 20-40 ans.
« Dans le contexte actuel, les jeunes sont considérés un peu comme une bombe à retardement, ce qui est intimement lié aux modes de vie de la jeunesse. Ils sont ceux qui sortent le plus, ont le plus d’amis, donc sont les plus susceptibles de transmettre le virus », analyse Isabelle Mallon. Moins enclins que leurs aînés à développer une forme grave de la maladie, forts d’un sentiment d’invincibilité propre à leur âge, les jeunes ont été accusés d’avoir relâché leur vigilance au cours de la période estivale, conduisant les autorités à prendre des mesures restrictives localement.
A Quiberon (Morbihan), toujours fin juillet, la mairie a adopté un arrêté municipal qui prévoit de fermer l’accès aux plages et aux jardins publics de 21 heures à 7 heures, « afin de limiter la propagation du Covid-19 lors de regroupements ». Interrogé par France Bleu Armorique, le premier adjoint au maire, Gildas Quendo, a assumé la cible : les jeunes. « Ce que nous constatons, c’est que tous les cas positifs sur la commune sont des jeunes de 18 à 25 ans. Ils sont liés à des regroupements de plus de dix personnes qui se rejoignent tardivement la nuit sur la Grande Plage. (…) Notre souhait, c’est de protéger nos touristes, et de passer un message fort envers une certaine population qui ne prend pas les précautions nécessaires. »
La crainte d’une deuxième vague épidémique amplifie l’attention portée aux jeunes générations. C’est « un classique lors de chaque accélération du changement », remarque Cécile Van de Velde. « Nos sociétés sont en train de vivre un gros choc avec la pandémie. A chaque crise, le changement fait peur et fait émerger des classes dangereuses, souvent les jeunes qui, par leurs comportements irresponsables, accentueraient le basculement », analyse la sociologue, citant l’exemple des blousons noirs, dans les années 1960.
« Charge excessive »
S’il apparaît nécessaire de rappeler aux jeunes l’importance des mesures barrière pour se protéger et protéger les plus vulnérables, le discours de l’irresponsabilité risque d’être improductif et de masquer une autre réalité : celle des importants sacrifices imposés depuis le début de la crise sanitaire aux jeunes générations. « L’accusation est d’autant plus malvenue qu’on leur demande de renoncer à tout ce qu’ont vécu leurs aînés », relève Isabelle Mallon. Sans oublier que « les jeunes générations sont plus susceptibles d’être profondément marquées par les événements historiques auxquels elles prennent part, qui s’inscrivent plus profondément en elles parce qu’elles ont peu d’expériences et d’images du monde pour les mettre à distance et les relativiser. »
Pour sa consœur Cécile Van de Velde, qui effectue une enquête internationale sur les jeunes dans la décennie 2010, en se focalisant sur la colère sociale, « avant cette crise, les jeunes tenaient déjà un discours sur le prix trop lourd de l’héritage laissé par les générations plus âgées ». La pandémie et ses conséquences possiblement très lourdes sur les plans économique et social pourraient accentuer « cette idée de charge excessive » laissée par les aînés, et qui s’est notamment traduite par « le discours de conflit générationnel sur la crise environnementale », porté, par exemple, par Greta Thunberg.
Jusqu’à présent, le Covid-19 a pourtant plutôt provoqué au sein des familles un resserrement des liens entre les générations. Grâce à la visioconférence, un contact virtuel précieux a été maintenu pendant le confinement, et même au-delà. Plusieurs témoignages publiés dans la presse ont ainsi raconté les grands-parents découvrant les vertus de la lecture aux petits-enfants par écran interposé, les oncles et tantes jouant en ligne avec les plus grands, les apéros en famille le week-end… Mais l’incertitude sur l’avenir, avec les difficultés que risquent de rencontrer les jeunes adultes qui arrivent sur le marché de l’emploi, peut peser sur la cohabitation intergénérationnelle. « Les solidarités familiales, réactivées pour ceux qui peuvent y recourir, risquent de passer si la crise perdure de valeur refuge à valeur contrainte », avertit Cécile Van de Velde. Dès lors, « il faut prendre garde à ne pas nourrir une guerre des âges », prévient Isabelle Mallon.
Dans un contexte de crise économique, et l’hypothèse d’une augmentation du chômage et d’une diminution du pouvoir d’achat, « le risque existe en effet en France d’accentuer dans l’imaginaire collectif la croyance que les retraités, qui continuent de percevoir leurs pensions, sont des nantis », estime Mélissa-Asli Petit. C’est le moment, pour le gouvernement, « de mettre en œuvre des politiques audacieuses en direction de la jeunesse », conclut Cécile Van de Velde.
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