Les établissements scolaires s’apprêtent à accueillir de nouveau tous les enfants, pour la première fois depuis six mois. Avec un défi de taille : évaluer la difficulté scolaire et résorber les inégalités causées par la crise sanitaire.
Le ministre de l’éducation nationale le sait. Cette « rentrée sous Covid-19 » pose de manière accrue la question des inégalités scolaires, qu’il faudra détecter et tenter de résorber. Dans un entretien avec le Journal du dimanche (JDD), dimanche 30 août, Jean-Michel Blanquer a ainsi rappelé l’importance des « évaluations de début d’année », qui existent depuis 2017 en CP, CE1, 6e et 2de.
« Nous sommes capables aujourd’hui d’avoir une photographie du parcours de l’enfant au début et au milieu du CP, puis au début du CE1 », a-t-il détaillé, assurant que ces tests permettraient de « mesurer l’impact du confinement ». Et de préciser les mesures prises pour réduire les écarts de niveaux : 1 688 postes créés dans les écoles primaires et la montée en charge du dispositif « Devoirs faits » ; 1,5 million d’heures supplémentaires dans le second degré pour renforcer l’aide personnalisée.
Ainsi, alors que les écoliers, collégiens et lycéens reprennent le chemin de l’école, les questions sont nombreuses. Dans quel état retrouvera-t-on les enfants les plus fragiles ? Seront-ils capables de « réapprendre à être élève » ?
Pour certains enfants qui ne sont pas, ou peu, revenus à l’école en mai et juin, le confinement puis les vacances d’été forment une rupture de scolarité normale de six mois. Or, « les recherches sur la saisonnalité des apprentissages ont démontré que les inégalités se creusent pendant les périodes d’interruption de l’école, comme les vacances estivales », constate Romain Delès, chercheur à l’université de Bordeaux.
Premiers éléments rassurants
La crise sanitaire a en partie délégué l’instruction à la famille, « le premier lieu de reproduction des inégalités sociales », rappelle Bernard Lahire, sociologue de l’Ecole normale supérieure de Lyon. Dans les milieux favorisés, les élèves « baignent dans une culture scolaire, à travers les jeux pédagogiques, les manières de parler et les attitudes des parents ».
Les enfants des classes populaires, eux, « n’ont que le temps scolaire pour apprendre ». La mise en place d’une forme de préceptorat par le biais de « L’école à la maison » aura peut-être aussi permis aux élèves performants d’avancer plus vite, « par opposition au temps de la classe où les apprentissages sont plus lents, parce que la progression dépend toujours du niveau moyen des élèves », souligne Bernard Lahire.
Les premiers éléments d’analyse sur la continuité pédagogique sont cependant rassurants. D’après une note d’information de la direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance de l’éducation nationale (DEPP) diffusée en juillet, 68 % des enseignants de collège et lycée considèrent que leurs élèves ont appris de manière satisfaisante entre mars et mai, et 77 % des enseignants d’école primaire.
Mais la partie qualitative de l’école à la maison demande à être affinée. Grâce à un questionnaire rempli en mai par plus de 30 000 répondants, les sociologues Romain Delès et Filippo Pirone ont par exemple démontré que les familles défavorisées ont surveillé le travail de leurs enfants et donné des exercices en rapport avec les leçons. Les enfants favorisés ont eu plus souvent accès à des exercices transversaux, à des ressources pédagogiques supplémentaires et à des activités artistiques.
« Cela démontre qu’il n’y a pas eu de démission scolaire des classes populaires, commente aujourd’hui Romain Delès. Mais aussi que les classes supérieures parviennent mieux à décoder les implicites scolaires pour accompagner leurs enfants. »
Chiffre « fantaisiste »
Ces éléments permettent-ils de savoir combien d’enfants seront en grande difficulté en cette rentrée et combien de « décrocheurs » peineront à revenir en classe ? Les spécialistes assurent que non. L’institution maintient, pour sa part, son estimation de « 4 % à 5 % de décrocheurs » pendant le confinement.
L’institution maintient son estimation de « 4 % à 5 % de décrocheurs » pendant le confinement
Un chiffre « fantaisiste » et « destiné à rassurer », selon Patrick Rayou, professeur émérite à l’université Paris-VIII. Ce pourcentage s’appuie, selon les spécialistes, sur une définition technique du problème, puisqu’il comptabilise les élèves qui ont rompu les liens avec leurs enseignants. Or, il est possible « d’avoir un contact formel avec l’école, tout en étant complètement désengagé des apprentissages », pointe Pierre-Yves Bernard, spécialiste du décrochage scolaire au centre de recherche en éducation de Nantes.
Les évaluations nationales de septembre diront enfin si la crise a seulement creusé les écarts, ou si elle a grossi la cohorte des élèves en grande difficulté, ce noyau dur de 20 % d’enfants par classe d’âge que l’on retrouve d’une enquête à l’autre.
Au-delà d’un état des lieux à dresser dès la rentrée, le système scolaire devra faire face aux « répliques » qui surgiront plus tard. « La différenciation des parcours est un long processus, juge ainsi Patrick Rayou, dans lequel le confinement peut jouer un rôle qui ne se verra pas avant plusieurs années. » Y aura-t-il une « génération Covid-19 », marquée par le confinement et ses suites, la rentrée sous maques, les fermetures d’école à venir ? « C’est possible », jugent les experts, même si l’effet de la crise deviendra vite difficile à isoler parmi les événements qui jalonnent le parcours de chacun.
Quoi qu’il en soit, « ce qui s’est passé depuis mars a bien eu lieu, martèle Pierre-Yves Bernard. Et le dommage éducatif, déjà très important, sera difficile à rattraper. »
« Effet loupe »
De ce point de vue, la crise sanitaire crée un « effet loupe » et « ouvre la boîte noire de ce qui dysfonctionnait déjà auparavant », pointe Patrick Rayou. La crise due au Covid-19 replonge l’école française dans son pire tourment : la difficulté du système à résorber les différences de niveau liées à l’origine socio-économique des enfants.
Dans les résultats du Programme international pour le suivi des acquis (PISA) de 2018, la France reste le pays où l’origine socio-économique explique le plus la progression des scores. Elle est, en outre, toujours en bonne place dans la liste des systèmes les plus inégalitaires de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), avec 107 points d’écart entre les meilleurs élèves et les moins bons, pour 89 points en moyenne, même si ces écarts ont cessé de s’aggraver.
L’institution fait pourtant preuve de volontarisme, en renforçant les heures d’accompagnement personnalisé et en encourageant la formation de petits groupes grâce aux heures supplémentaires attribuées en plus des volants d’heures supplémentaires habituels. Le soutien doit être proposé « en priorité aux élèves qui maîtrisent le moins les compétences de l’année précédente », à l’école comme au collège, précise la circulaire de rentrée de l’éducation nationale.
Mais ces dispositions pourraient ne pas suffire. Selon Marie Toullec-Théry, chercheuse à l’université de Nantes, il n’est pas prouvé que le renforcement scolaire, lorsqu’il vient en plus du temps de classe, soit efficace. Donner des heures supplémentaires part de l’idée que « plus on personnalise l’aide scolaire sur des temps spécifiques, mieux ça ira », résume cette spécialiste de la prise en charge des élèves à besoins particuliers. Or, pour les enfants en difficulté, ajouter des « temps didactiques auxiliaires » en plus du « temps principal » en classe ne fonctionne pas. « Plus on multiplie les groupes, moins les élèves en difficulté vont faire le lien entre les divers lieux d’apprentissage », s’alarme-t-elle.
Il en va de même pour les réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté (Rased), ces professeurs des écoles et psychologues, spécialistes de la difficulté scolaire, dont la circulaire de rentrée de l’éducation nationale rappelle qu’ils seront mis à profit à l’école primaire. Lorsque les enfants en difficultés sont pris en charge dans un groupe à part, « il se passe autre chose dans la classe pendant ce temps », pointe Marie Toullec-Théry, qui rappelle en outre que le « maillage territorial » des Rased est parfois très lâche, ces effectifs d’enseignants étant « peu renouvelés ».
La différenciation, soit le fait d’adapter les contenus scolaires aux niveaux dans une même classe, serait à privilégier. Mais les enseignants français y sont peu préparés. « Une des difficultés de notre système, c’est la faible personnalisation de la relation pédagogique, et le fait qu’elle soit peu différenciée », rappelle Pierre-Yves Bernard. Selon l’enquête internationale Talis de 2018, 49 % des enseignants ont été formés « à l’enseignement à des élèves de niveaux différents », mais seuls 25 % d’entre eux « se sentent préparés » à enseigner dans des classes de niveaux hétérogènes, ou comprenant des enfants à besoins particuliers.
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