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lundi 31 août 2020

L’épopée de l’œil, une ode à la diversité du vivant

La lumière a été un puissant moteur de l’évolution animale. La saga du système visuel, qui a débuté il y a 800 millions d’années, révèle la formidable inventivité de la nature. Les différentes mutations chez les animaux sont autant de bijoux moléculaires et cellulaires.
Par  Publié le 31 août 2020

Araignée sauteuse (« Jotus auripes ») mâle, en Australie.
« Je n’ai jamais pu y penser sans chanceler », avouait Charles Darwin. Qu’est-ce qui pouvait donc bien causer un tel vertige chez l’inventeur de la théorie de l’évolution des espèces ? Une question le hantait : comment l’œil des vertébrés pouvait-il être d’une telle « perfection » ? Un organe aussi sophistiqué défiait sa fameuse théorie. Dans son grand œuvre, L’Origine des espèces (1859), long cantique à la gloire du vivant, le génial naturaliste confie parfois ses doutes. « Il semble absurde au possible, je le reconnais, de supposer que la sélection naturelle ait pu former l’œil avec toutes [ses] inimitables dispositions. » Cet embarras, les créationnistes l’exploiteront à l’envi pour discréditer la thèse du savant.
« Darwin s’est-il mis le doigt dans l’œil ? », s’interroge à son tour, faussement ingénu, Jean Deutsch, professeur émérite de génétique et de zoologie à l’université Paris-VI, dans son lumineux ouvrage, La Méduse qui fait de l’œil et autres merveilles de l’évolution (Seuil, 2017). Fabuleuse diversité des systèmes visuels ! L’ouvrage en livre un brillant aperçu : yeux à facettes des insectes ; yeux-miroirs de la coquille Saint-Jacques (ce mollusque sans tête est pourvu de centaines d’yeux qui étincellent au soleil) ; œil en trou d’épingle du nautile ; troisième œil du lézard ; yeux des méduses, calmars, araignées, caméléons ; yeux télescopiques de la crevette-mante (ou squille), cette incroyable créature ; sans oublier, bien sûr, les yeux-caméras des vertébrés les plus familiers à nos yeux… Autant de dispositifs « inimitables » forgés par l’évolution, autant d’inventions improbables et pourtant bien réelles. « La lumière a été la principale force sélective sur Terre », estime Russell Fernald, biologiste à l’université Stanford, en Californie. Grâce à leurs yeux de plus en plus performants, les animaux ont pu, explique-t-il, développer des comportements de plus en plus efficients (Curr Opin Neurobiol., 2000).

Darwin avait su ouvrir l’œil – et le bon. Mais, non sans perfidie, les créationnistes avaient tronqué sa citation. En voici donc la suite : « Si, comme cela est certainement le cas, on peut démontrer qu’il existe de nombreuses gradations entre un œil simple et imparfait et un œil complexe et parfait, chacune de ces gradations étant avantageuse à l’être qui la possède ; si, en outre, l’œil varie quelquefois et que ces variations sont transmissibles par hérédité, ce qui est également le cas (…), la difficulté d’admettre qu’un œil complexe et parfait a pu être produit par la sélection naturelle, bien qu’insurmontable pour notre imagination, n’attaque en rien notre théorie. »

Darwin « avait raison »

Un siècle et demi plus tard, la science confirme cette clairvoyance. Les systèmes visuels de nombreuses espèces ont été passés au crible des outils d’investigation du vivant. Leurs bases génétiques, moléculaires, cellulaires ont été mises au jour, leurs rouages optiques démontés, les secrets de la perception des couleurs révélés… Les « nombreuses gradations » entre un « œil simple » et plus « complexe » sont apparues. « Darwin avait raison, alors même qu’il ignorait tout des bases génétiques des variations biologiques, admire Dan-Eric Nilsson, professeur de zoologie fonctionnelle à l’université de Lund (Suède). Il avait compris que les deux piliers de l’évolution des êtres vivants suffisent à expliquer l’évolution de l’œil. » Ces deux piliers, ce sont la descendance avec modifications (grâce aux mutations et recombinaisons génétiques qui surviennent au hasard, dans les cellules sexuelles), et la sélection des individus porteurs de variations avantageuses, dans un milieu donné.
Retour sur cette improbable épopée. Elle démarre par une question : « voir », au fond, qu’est-ce donc ? Il ne suffit pas de détecter la lumière, comme le font certains organismes unicellulaires. Il faut, en sus, pouvoir analyser le signal lumineux et y répondre par un comportement adapté. Il faut donc un système nerveux. Deuxième interrogation : comment construire l’œil le plus simple ? Il suffit de coupler deux cellules. La première est une cellule nerveuse dotée d’un pigment sensible à la lumière : c’est un « photorécepteur ». La seconde, une cellule munie d’un pigment opaque à la lumière : c’est une « cellule pigmentaire ». Sa mission : canaliser la lumière vers le photorécepteur.
Un escargot Petit-gris, en France.
Comment, maintenant, produire un pigment sensible à la lumière ? Pour cela, l’évolution a peaufiné une famille de protéines, les « opsines ». Fait remarquable : tous les systèmes visuels, chez tous les animaux, utilisent des opsines, qui s’insèrent dans la membrane du photorécepteur. Ces protéines renferment une petite molécule, le rétinal (une forme de vitamine A). C’est la clé du système. Qu’un seul photon le frappe, et le rétinal se déploie dans l’espace, ce qui ouvre la molécule d’opsine. S’ensuit une cascade de réactions, aboutissant à l’activation du photorécepteur. D’où l’émission d’un signal nerveux : c’est la réponse au stimulus visuel.

L’œil ancestral, il y a 650 millions d’années

« L’odyssée de l’œil a commencé quand la première opsine a été produite, il y a environ 800 millions d’années », raconte Dan-Eric Nilsson. A cette époque, les éponges se sont déjà séparées du reste de l’arbre évolutif des animaux (pour mémoire, l’ancêtre commun de tous les animaux vivait il y a un milliard d’années). Peu après, la famille des opsines s’est fortement diversifiée. « Cela conforte l’idée que la première opsine a ouvert de nouvelles possibilités qui ont été rapidement exploitées par le vivant », observe Dan-Eric Nilsson.
La faune actuelle offre un précieux vivier pour vérifier cette thèse de « l’œil ancestral » : on a par exemple découvert de petits vers annelés dotés d’yeux en tous points semblables à cet œil primitif, formé d’un photorécepteur et d’une cellule pigmentaire. « Darwin n’avait pas trouvé cet œil ancestral dont il avait stipulé l’existence. Il avait donc humblement admis cette faille dans sa théorie. Maintenant qu’on l’a découvert, l’argument pernicieux des créationnistes se retourne contre eux », analyse le professeur José-Alain Sahel, ophtalmologue, directeur de l’Institut de la vision, à Paris.
Pétoncle, lagon de Lake Worth, en Floride.
Cet œil ancestral – le tout premier – est probablement apparu il y a 650 à 550 millions d’années, juge Dan-Eric Nilsson. Pour estimer cet âge, les chercheurs se fondent sur les différences entre les yeux des diverses espèces vivantes. Ont-ils des dispositifs optiques : lentille, miroir, cornée ? Sont-ils « simples » ou « composés » ? Les yeux simples ne contiennent qu’une cavité tapissée de photorécepteurs – comme les yeux-caméras des vertébrés et des céphalopodes. Les yeux composés, eux, sont formés d’un grand nombre d’yeux élémentaires, ou « ommatidies » – les yeux à facettes des insectes et des crustacés. Autre critère de distinction : quels types de photorécepteurs équipent les rétines ? Dans les « cellules ciliaires », les molécules d’opsines s’accumulent dans un long cil. Elles équipent les yeux des vertébrés, pour l’essentiel. Dans d’autres photorécepteurs, les opsines s’insèrent dans des microvillosités membranaires. Ces photorécepteurs-là équipent, sauf exception, les yeux des céphalopodes, des insectes et crustacés, des vers plats…
En combien de temps, ensuite, l’évolution a-t-elle façonné un œil complexe ? Cela n’aurait pas pris plus de 400 000 ans, a estimé Dan-Eric Nilsson. L’œil a évolué en quatre grandes phases. Les animaux ont ainsi successivement acquis une sensibilité à la lumière non directionnelle, puis directionnelle, ensuite une vision de faible, puis de haute résolution. « A trois reprises, l’évolution du système visuel s’est heurtée à une insuffisance de photons pour stimuler les photorécepteurs. A trois reprises, cela a conduit à des innovations », résume Dan-Eric Nilsson. Première innovation : les membranes contenant les opsines se sont empilées dans les photorécepteurs, ce qui a dopé leur sensibilité. Deuxième innovation : les lentilles de l’œil (cornée et cristallin) ont été inventées, ce qui a permis de focaliser la lumière sur une partie de la rétine. Troisième innovation : la taille des yeux a augmenté, d’où une meilleure résolution.

800 yeux chez la mouche

Et l’anatomie de l’œil ? Après « l’explosion du Cambrien », marquée par une fabuleuse diversification des espèces, il y a 540 à 500 millions d’années, une admirable invention a eu lieu : dans 28 des 33 branches de l’arbre de l’évolution, un œil-puits s’est creusé. Puis son ouverture s’est réduite. Dès lors, les rayons lumineux issus d’une même direction se sont concentrés sur un nombre restreint de photorécepteurs. Et la lumière fut ! Cet œil « en trou d’épingle » a formé une image – de qualité encore médiocre, certes. Aujourd’hui ce type d’œil survit chez un mollusque céphalopode, le nautile. Il fallait cependant augmenter sa résolution. Mais comment ? En réduisant son ouverture ? La quantité de lumière perçue aurait alors chuté. En augmentant l’ouverture ? Mais l’image serait devenue floue.
Pour sortir du dilemme, l’œil-puits a évolué en deux structures distinctes plus complexes : l’œil-caméra, d’un côté ; l’œil composé, de l’autre. L’œil-caméra, d’abord. Ses lentilles (cristallins) ont suivi huit chemins évolutifs distincts : chez les céphalopodes, les vertébrés, les copépodes (de minuscules crustacés), et les gastéropodes (4 chemins différents). En plus de ce cristallin, l’œil des mammifères et des araignées, lui, s’est doté d’un second système réfractif : la cornée.
Un taon.
Les yeux composés, maintenant. Ils sont formés par la juxtaposition de plusieurs centaines d’yeux simples : 800 chez la mouche, jusqu’à 30 000 chez certains coléoptères ! Chacun a sa propre lentille et ses propres photorécepteurs. Très répandus, ils sont probablement apparus plusieurs fois dans différentes branches de l’arbre évolutif. Que voient vraiment ces yeux composés ? L’image est-elle pixellisée, de moindre qualité que celle des yeux-caméras ? Pas si sûr ! « Le plus grand succès évolutif, en nombre d’espèces et d’individus, est celui des insectes, qui possèdent des yeux composés », observe, amusé, Jean Deutsch. Ces yeux offrent au moins deux avantages. Ils confèrent une vision panoramique. Et ils sont extrêmement sensibles au mouvement. Un atout-clé pour des insectes au vol rapide ! « L’abeille peut ainsi percevoir 240 images par seconde ; la mouche, 60. C’est pourquoi il est si difficile d’en attraper une », souligne Florian Sennlaub, de l’Inserm à l’Institut de la vision. Notre espèce, elle, parviendrait à discerner une vingtaine d’images par seconde – d’où les fameuses 24 images par seconde du cinéma. Battue à plate couture par les yeux des insectes…

Un fabuleux bestiaire

Place à l’émerveillement, maintenant. « De même que nous devrions célébrer la diversité des êtres humains, nous devrions aussi rendre hommage à la diversité des yeux », souligne Jeffrey Gross, professeur d’ophtalmologie à l’université de Pittsburgh (Pennsylvanie), dans Development, en 2019. Un record, d’abord. Le calmar géant (Architeuthis dux) possède l’œil le plus grand de la création actuelle : 27 centimètres de diamètre ! Il peut ainsi détecter la présence de son principal prédateur, le cachalot, dans l’obscurité des grands fonds océaniques.
Le cas des méduses est à part. Elles forment le seul groupe animal, en dehors des animaux à symétrie bilatérale (soit l’immense majorité des animaux), à être doté de vrais yeux. Prenons la redoutable méduse-boîte (Cuboméduse), armée d’un des venins les plus toxiques au monde. Elle possède 24 yeux de quatre types différents, regroupés dans 4 organes sensoriels (rhopalies). Mine de rien, ils sont capables de former des images de bonne qualité ! Cette méduse est dépourvue de cerveau, mais possède un anneau nerveux qui fait le tour de son ombrelle – en passant par les rhopalies. Cet anneau transmet donc les informations sensorielles à un réseau nerveux qui commande les cellules musculaires. Incroyable : cette méduse dirige bien sa nage selon les obstacles qu’elle perçoit, a montré l’équipe de Dan-Eric Nilsson en 2011.
Un drôle de ver marin, maintenant : le spirographe. La bestiole habite, sa vie durant, un tube d’argile. Elle se nourrit en filtrant l’eau de mer pour en extraire le plancton. Comment ? En déployant ses tentacules en un splendide éventail. Eh bien, ces tentacules sont équipés d’un réseau d’yeux. Leur mission : détecter l’approche d’un poisson prédateur. Auquel cas, l’animal se rétracte prestement dans son abri-tube.
Le troisième œil, vous n’y croyez pas ? Vous avez tort. Il existe bel et bien… chez le lézard
Les araignées aussi réservent des surprises. La plupart sont presque aveugles. Exception notable, « les araignées sauteuses ont une remarquable acuité visuelle », observe Jeffrey Gross. Ces chasseuses ont quatre paires d’yeux-caméras : deux gros yeux frontaux, très impressionnants, et 6 yeux secondaires. Chacun de ces 8 yeux forme une image précise : c’est ainsi qu’elles repèrent leurs proies. « Elles peuvent faire des bonds prodigieux, jusqu’à 30 centimètres, alors que leur propre taille n’excède pas un centimètre », s’émerveille Jean Deutsch. Comment font-elles pour focaliser sur de telles distances ? Leurs yeux principaux sont dotés d’un téléobjectif : un système de deux lentilles dont la distance varie. Les fabricants d’appareils photo n’ont rien inventé…
Le troisième œil, vous n’y croyez pas ? Vous avez tort. Il existe bel et bien… chez le lézard. Situé au sommet de son crâne, il possède une lentille, un corps vitré, une rétine… comme un œil classique de vertébré. « Il ne produit sans doute pas une image de qualité. Mais il permet au lézard de percevoir l’ombre d’un rapace qui le survole », indique Jean Deutsch.
Ce troisième œil fait partie d’une structure du cerveau présente chez tous les vertébrés : la glande pinéale (épiphyse). Sa principale mission : produire la mélatonine, l’hormone centrale de la régulation des rythmes circadiens, calés sur l’alternance du jour et de la nuit. Chez le lézard, la glande pinéale comporte deux parties : à l’arrière, la glande proprement dite ; à l’avant, ce troisième œil.

Un bricolage évolutif

Encore plus stupéfiant : on trouve également un troisième œil – et même un quatrième – chez la lamproie, un poisson issu d’une lignée très ancienne de vertébrés. Sa glande pinéale possède elle aussi deux parties, chacune étant dotée d’un œil. D’où cette hypothèse : chez l’ancêtre des vertébrés, la glande pinéale aurait eu deux branches, dont chacune était munie d’un œil. Ensuite, la lignée des mammifères aurait perdu une de ces branches, avant de perdre l’œil de l’autre branche (mais celle-ci est toujours chargée de produire la mélatonine). Fait notable, la structure du récepteur de la mélatonine est proche de celle des opsines. « Il est probable que la première opsine est née d’une modification d’un récepteur de la mélatonine », note Dan-Eric Nilsson.
« La sélection naturelle a fait ce qu’elle pouvait avec le matériel qui était à sa disposition », relevait le généticien François Jacob
Comment faire du neuf avec du vieux ? « Dans chaque cas, la sélection naturelle a fait ce qu’elle pouvait avec le matériel qui était à sa disposition », relevait le généticien François Jacob, Prix Nobel de médecine en 1965. L’évolution de l’œil illustre à merveille cette notion de « bricolage évolutif ». Prenons le cristallin. Il fallait rendre cette lentille transparente. Mais comment faire, à moindres frais ? Eh bien, l’évolution a tout bonnement recyclé de vieilles protéines, grâce à une étrange loi biophysique. Dans le sac du cristallin, de petites protéines ont été produites en grandes quantités. Idée extravagante, pensez-vous : le cristallin n’allait-il pas devenir opaque ? Eh bien non. C’est même le contraire qui s’est produit, a montré Annette Tardieu, directrice de recherche au CNRS. « En s’accumulant, ces protéines forment des agrégats de très grande taille qui prennent une structure quasi liquide », explique Jean Deutsch. Chez les vertébrés, l’évolution a donc « choisi » d’accumuler dans cette lentille des protéines très communes qui équipaient déjà les cellules : des protéines de réponse au stress (rebaptisées ici « cristallines »). Et la lumière fut : le cristallin est devenu transparent. Autre exemple de recyclage : chez certains vers plats, pour clarifier le cristallin, l’évolution a plutôt réutilisé… des mitochondries, ces usines à énergie des cellules. « Quelle drôle d’idée ! », s’amuse Jean Deutsch.
Yeux d’une squille multicolore (« Odontodactylus scyllarus »), îles Salomon (Océanie).
Une leçon d’humilité, maintenant. « Les performances de l’œil humain sont très pauvres dans la vision des couleurs », observe Florian Sennlaub. C’est dit. La perception des couleurs, en réalité, dépend des opsines contenues dans les « cônes », ces photorécepteurs chargés de la vision diurne. Notre rétine comporte trois types de cônes, respectivement sensibles au bleu, au vert et au rouge. En combinant la perception de ces trois couleurs primaires, nous détectons tout le spectre de la lumière visible. Mais les autres animaux ? La « championne toutes catégories », note Jean Deutsch, est notre étrange crustacé : la squille, ou crevette-mante. Avec ses yeux composés montés sur pédoncules articulés, la créature a des allures d’Alien. Or ces yeux sont équipés de 12 opsines différentes (et d’autres pigments). Résultat : l’animal peut reconnaître jusqu’à 16 couleurs de base différentes ! « Deux verts identiques pour nous sont très différents pour les squilles », note Jean Deutsch. Quant aux calmars et autres céphalopodes, ils posent une énigme. « Un seul type d’opsine a été trouvé dans leur rétine : leur capacité à percevoir les couleurs reste donc un mystère », résume Jeffrey Gross.
Modifier la perception de couleurs n’est « pas une opération très difficile pour l’évolution », souligne par ailleurs Jean Deutsch. Il suffit de changer un seul acide aminé (la brique de base des protéines) dans la molécule d’opsine pour changer son spectre d’absorption lumineuse.

Les oiseaux captent les ultraviolets

Le génial Darwin, cependant, n’a pas échappé à un préjugé de son temps. « Quand il affirmait que les yeux “parfaits” ont évolué à partir d’yeux “imparfaits”, son regard n’était pas dénué d’anthropomorphisme, reconnaît Dan-Eric Nilsson. En réalité, toutes les gradations de l’œil, de la plus simple à la plus complexe, ont été optimales, en regard des comportements animaux qu’elles ont permis à un moment donné. »
En voici un bel exemple. Les premiers mammifères, de petite taille, étaient des animaux nocturnes : il leur fallait échapper aux féroces dinosaures. Comme ils n’avaient guère besoin de voir les couleurs, ils ont perdu plusieurs types de cônes. Conséquence : « La plupart des mammifères actuels, comme les chiens ou les chats, n’ont que deux types de cônes », indique Florian Sennlaub. Après l’extinction des dinosaures, la menace a disparu. Certains primates, comme l’homme, ont alors réacquis un troisième type de cônes. Les oiseaux, eux, sont de petits dinosaures vivants, dotés d’une riche capacité de perception des couleurs. La plupart de ceux qui sont diurnes possèdent 4 ou 5 types de cônes différents. Ainsi, en sus des trois couleurs primaires, ils perçoivent les ultra-violets.
« Le seul véritable voyage, le seul bain de jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux », notait Marcel Proust (La Prisonnière, 1923). Un siècle plus tard, son vœu est exaucé : l’homme est parvenu à « voir » à travers les yeux d’autres animaux. Pour recréer la façon dont les oiseaux perçoivent les couleurs, l’équipe de Dan-Eric Nilsson a utilisé une caméra spéciale, dotée de roues à filtres qui miment les 4 types de cônes des oiseaux. Verdict, publié dans Nature Communications en 2019 : grâce aux ultraviolets qu’ils perçoivent, nos amis à plumes voient bien mieux les contrastes entre les faces inférieure et supérieure des feuilles. « Ce qui est pour nous une muraille verte apparaît clairement, aux yeux des oiseaux, comme un ensemble de feuilles discernables », explique Dan-Eric Nilsson. Dans une forêt dense, cela les aide à se mouvoir et à trouver leur nourriture. « Nous avons la notion que ce que nous voyons est la réalité, mais c’est une réalité très humaine. Les autres animaux vivent dans d’autres réalités », constate le chercheurLa réalité, au fond, est dans l’œil de celui qui regarde.

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