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jeudi 3 septembre 2020

A la prison d’Arles, évasion par la fiction

Le Monde  

Caroline Guiela Nguyen tourne un conte fantastique dans la maison centrale, joué par sept hommes qui y sont détenus.
Par  Publié le 2 septembre 2020
La metteuse en scène Caroline Guiela Nguyen fait répéter Nino et Jean Ruimi, à la maison centrale d’Arles (Bouches-du-Rhône), le 17 juillet.
Le bâtiment bas, ceint de murs de béton d’une couleur indéfinissable, s’étale, presque invisible dans la campagne arlésienne. La prison est une des six maisons centrales de France, destinées à accueillir les détenus condamnés à de longues, voire de très longues, peines et/ou considérés comme ayant peu de chances de réinsertion sociale.
Ce jour-là de juillet, pourtant, la centrale d’Arles (Bouches-du-Rhône) accueille des visiteurs un peu particuliers : une équipe de tournage, avec ses comédiens et ses techniciens, sous la houlette de la jeune metteuse en scène Caroline Guiela Nguyen.

Une fois passé le contrôle à l’entrée, on s’engage dans le labyrinthe de couloirs aux murs repeints en couleurs pastel. Une porte ouverte et refermée après l’autre, on arrive au gymnase de la prison, où a été installé un vrai petit studio de cinéma, et où se déroule une expérience inédite : le tournage d’un film de fiction, dans lequel jouent sept détenus de la centrale.
L’aventure, qui aurait été encore impensable quelques années auparavant, est l’aboutissement du travail au long cours mené par les metteurs en scène de théâtre Joël Pommerat et Caroline Guiela Nguyen, depuis 2013, avec un groupe de détenus. Une troupe qui s’est fédérée sous l’égide de Jean Ruimi, un prisonnier d’une cinquantaine d’années, passionné de théâtre, à l’initiative de toute l’aventure.
Au fil des ans, les ateliers théâtre conduits par Joël Pommerat et Caroline Guiela Nguyen ont mené à la création de plusieurs spectacles, notamment un remarquable Marius, adapté par Pommerat de la pièce de Marcel Pagnol, montré, pour quelques représentations semi-publiques, à la prison des Baumettes, à Marseille, en octobre 2019.

« Je voulais que l’on oublie les murs »

Caroline Guiela Nguyen devait prendre le relais, ensuite, avec un nouveau projet théâtral. Elle a finalement décidé de tourner un film, non pas documentaire, mais bien de pure fiction. Du jamais-vu. « Tout mon travail est fondé sur la recherche du réel à travers l’imaginaire et la fiction, raconte-t-elle. J’ai toujours pensé que c’est l’imaginaire qui est vraiment politique. Je travaille avec des personnes que l’on voit peu, au cinéma comme au théâtre, mais je ne veux pas le faire par le documentaire. »
Au fil des ateliers et des improvisations, Caroline Guiela Nguyen s’est rendu compte que la question du temps était au cœur de la condition des prisonniers
Et puis, elle, la metteuse en scène de théâtre, très en vue depuis le succès de sa pièce Saïgon (2017), qui a tourné dans le monde entier, a décidé de passer au cinéma. « J’ai ressenti un besoin urgent de filmer ces hommes au plus près d’eux, au plus proche de leur souffle quand il est coupé par une émotion nouvelle. J’ai besoin d’être sur leur peau, leurs mains, de les cueillir là où eux-mêmes ne s’attendaient pas à se trouver, de les filmer là où les spectateurs ne s’attendent pas à les trouver. Je voulais que l’on ne se dise surtout pas que l’on est dans une prison. Je voulais que l’on oublie les murs. »
Avec eux, sept détenus d’âges et de parcours divers, nommés ou surnommés Pascal Chazel, Anthony Coste, Cédric Luste, Nino, Jean Ruimi et Michel W. et Galynette, désormais sorti de la centrale, elle a donc tissé une de ces « fictions nourries de réel » dont elle a le secret.
Au fil des ateliers et des improvisations, elle s’est rendu compte que la question du temps était au cœur de la condition des prisonniers. « Le temps, pour eux, passe de manière très particulière. Il est comme figé, gelé, tandis que, au-dehors, il se déroule sans eux. C’est cela qu’il fallait entendre avant tout. J’ai toujours en tête ce que dit l’ethnopsychiatre Tobie Nathan sur le fait qu’il faut mettre les personnes qui ont subi un traumatisme à la place d’experts de ce traumatisme, plutôt que de victimes. »
Caroline Guiela Nguyen a donc imaginé un conte fantastique, qui se déroule en 2060. Quarante ans auparavant, en 2021, une vague énorme a recouvert le monde, faisant disparaître la moitié de l’humanité. En 2060, les disparus reviennent, et ils ont le même âge que quand ils sont partis, alors que les autres ont vieilli. Le film orchestre cette rencontre douloureuse, dans une société du futur qui a engagé une réflexion sur la réparation.
Produit par Sylvie Pialat, pilier du cinéma d’auteur français, il sera le premier volet d’un vaste cycle théâtral européen intitulé « Fraternités », que Caroline Guiela Guyen créera entre le Festival d’Avignon, l’Odéon-Théâtre de l’Europe, à Paris, la Schaubühne de Berlin et le National Theatre de Londres. Intitulé, provisoirement, Fraternités-conte fantastique, le film devrait être bouclé et monté début 2021, pour pouvoir être présenté dans divers festivals.
Pour le personnel de la prison, c’était une tout autre gageure que d’autoriser le tournage d’un film à l’intérieur de l’espace carcéral, par rapport à l’artisanat du théâtre.
Corinne Puglierini, la directrice de l’établissement pénitentiaire, a pourtant décidé de rendre cette aventure possible. « Un projet cinéma implique des contraintes de sécurité beaucoup plus lourdes, explique-t-elle. Il faut faire entrer beaucoup plus de matériel et de personnes dans la centrale, ce qui multiplie les risques. On ne se serait pas lancé un tel défi sans le vécu que nous avons avec Joël Pommerat et Caroline Guiela Nguyen. Nous nous sommes apprivoisés les uns les autres, une relation de confiance réciproque s’est établie. »

« Les multiples effets bénéfiques »

Comme sa prédécesseure, Christine Charbonnier, qui est à l’origine du projet, Mme Puglierini croit dans les vertus de l’art en prison, malgré les résistances rencontrées au sein même de l’administration pénitentiaire.
« Avec le recul que nous avons désormais, nous observons les multiples effets bénéfiques de ce travail théâtral au long cours. Le fait de travailler en groupe, la discipline que demande l’apprentissage des textes, l’habitude prise de lire, de se cultiver, tout cela amène un apaisement, une écoute, une meilleure gestion des émotions. Pour les détenus, ce travail débouche sur une image de soi très revalorisée, par rapport à leur famille comme auprès du personnel. Et c’est très clairement une aide pour la sortie qui, en centrale, est toujours compliquée, puisque les peines se comptent souvent en dizaines d’années. »
Pour pouvoir tourner dans ce contexte, Caroline Guiela Nguyen a limité son équipe afin de ne pas dépasser dix-huit personnes par journée de tournage, et a dû fournir à la centrale une liste de matériel de plus de trente pages, allant jusqu’au moindre boulon ou au stylo le plus anodin. Sa scénographe, Alice Duchange, a conçu un décor le plus léger possible, modulable, à base de panneaux de mélaminé pouvant être recouverts de rideaux ou de fresques peintes. Augustin Barbaroux, le chef opérateur, a réduit le matériel au strict nécessaire.
Dans le gymnase chauffé à blanc par le soleil implacable de ce mois de juillet, la réalité de la prison, rapidement, disparaît, pour laisser place à une fiction chargée de réel. L’un des sept détenus participant au projet, Cédric Luste, joue l’un des « revenus », qui retrouve la femme qu’il a aimée, quarante ans auparavant. Il refait la prise vingt, trente fois, avec un professionnalisme saisissant : ce jour-là, c’est la comédienne professionnelle lui donnant la réplique, sans doute troublée par le contexte, qui peine à jouer la scène.
L’intensité des émotions et du vécu est impressionnante. « Le confinement a été particulièrement dur pour nous, en prison, confesse Cédric Luste. Avec ma compagne, on ne s’est pas vus pendant cinq mois. Je charge le personnage que je joue de toutes ces affres, de cette tristesse, de la violence des sentiments qui m’animent. »
A la fin de la journée de tournage, Cédric Luste irradie, malgré la fatigue, la chaleur, l’interminable répétition des prises. Les murs de la prison semblent avoir été repoussés dans un ailleurs lointain, avant que le réel ne ressurgisse, mais pas de la même façon pour tout le monde. Arrivés à la croisée des chemins, au cœur de la centrale, les membres de l’équipe le regarderont, pensifs, s’avancer seul dans le couloir qui mène aux cellules, tandis qu’eux prendront celui qui mène à l’air libre et à la liberté.

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