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vendredi 4 septembre 2020

Equations, la peur de l’inconnue

Par Erwan Cario — 
Le premier porte-avions à propulsion nucléaire au monde, l’USS Enterprise, rend hommage à Albert Einstein en mettant en avant son équation mythique, en juillet 1964, dans la baie de Pollença, au large de Majorque.
Le premier porte-avions à propulsion nucléaire au monde, l’USS Enterprise, rend hommage à Albert Einstein en mettant en avant son équation mythique, en juillet 1964, dans la baie de Pollença, au large de Majorque. Photo Keystone . Getty

Jugées rebutantes pour le grand public, les formules mathématiques sont le plus souvent écartées des ouvrages de vulgarisation scientifique. Mais les mots peuvent-ils suffirent lorsque l’on cherche à expliquer les phénomènes qui régissent l’univers ?

L’amateur de sciences, qui a grandi avec Patience dans l’azur d’Hubert Reeves (1981), qui écoute chaque semaine la Conversation scientifique d’Etienne Klein sur France Culture et qui s’abreuve de chaînes Youtube de vulgarisation américaines (Veritasium, Physics Girl, Vsauce) et françaises (ScienceEtonnante, e-penser) peut avoir l’impression de comprendre l’univers qui l’entoure. Depuis les particules élémentaires jusqu’aux amas de galaxies. Des principes étranges de la physique quantique à la courbure de l’espace-temps décrite par la relativité générale d’Albert Einstein. Mais n’est-ce finalement qu’une impression ? Car il faut se rendre à l’évidence, ce même amateur est bien incapable de manipuler la célèbre équation de Schrödinger, incontournable dans la quantique, et serait bien en peine de définir ce qu’est un tenseur, notion mathématique pourtant fondamentale dans les travaux d’Einstein. Une incompétence bien réelle et facilement compréhensible : les équations, qui sont pourtant au cœur de la recherche scientifique, sont en effet pratiquement absentes de tous les supports de vulgarisation. Une absence assumée depuis longtemps.

Peinture de maître

En 1988 sortait un des plus grands best-sellers de l’histoire des livres de vulgarisation, Une brève histoire du temps du physicien britannique Stephen Hawking. Dans l’introduction, il écrit : «On m’a dit que chaque équation incluse dans le livre en diminuerait les ventes de moitié. J’ai donc décidé qu’il n’y en aurait aucune. A la fin, toutefois, j’en ai mis une, la fameuse équation d’Einstein : E=mc². J’espère que cela n’effrayera pas la moitié de mes lecteurs potentiels.» Une règle explicite qui a marqué les esprits et qui amuse encore Christian Counillon, éditeur sciences chez Flammarion : «Hawking, c’est quelqu’un qui avait énormément d’humour, ça l’a sans doute fait rire de mettre en équation le rapport entre la complexité du texte et le nombre de vente.» Ce qui donnerait : le nombre de ventes final est égal au nombre de ventes théorique divisé par 2 exposant le nombre d’équations. «Dans la réalité, c’est difficilement prédictible», précise quand même l’éditeur.
Mais cette volonté de restreindre au maximum le recours aux équations dans la vulgarisation est toujours bien présente. Ainsi, en 2017, dans son (excellent) livre l’Ordre du temps, le célèbre physicien Carlo Rovelli doit aborder l’écoulement du temps du point de vue de la thermodynamique. Il en vient naturellement, page 39, à en expliciter le second principe qui veut que «la chaleur passe des corps chauds aux corps froids, jamais le contraire», et à en écrire la formule : «ΔS≥0». Avant de se justifier : «Pardonnez-moi cette équation : c’est la seule de ce livre. C’est l’équation de la flèche du temps, je ne pouvais pas ne pas l’écrire dans mon livre sur le temps.» On a voulu demander au physicien italien, à l’origine de la théorie de la gravité quantique à boucle, s’il n’était pas un peu étrange de vouloir se passer des équations alors que ce sont les descriptions les plus précises qui existent. Si, finalement, ce n’était pas comme vouloir expliquer la beauté d’une peinture de maître à partir d’une photo basse définition et floue. «Il s’agit plutôt de parler de cette peinture sans aborder la fabrication des couleurs utilisées par le maître ou la forme de pinceaux, nous a-t-il répondu. Quand on enlève tout ça, ce qui reste, c’est justement la beauté, la puissance du tableau, le vrais sens.» Mais au-delà de la métaphore artistique ? «C’est la même chose, poursuit-il. Prenez la grande science, Copernic par exemple. Son livre est très dense, plein de mathématiques très compliquées. Mais il est arrivé à un résultat fondamental : nous ne sommes pas assis immobiles au centre de l’univers, mais sur un grand caillou qui tourne à une vitesse folle sur lui-même et autour du Soleil. Ce résultat peut être dit et compris sans aucune équation.»
Pour raconter l’univers qui nous entoure, on pourrait donc se passer des formules mathématiques qui le décrivent avec précision. Mais pour expliquer les mathématiques elles-mêmes ? Eh bien c’est la même chose. Sorti début 2020 et sous-titré «Comprendre les maths pour mieux comprendre le monde», l’essai du jeune philosophe néerlandais Stefan Buijsman Un café avec Archimède s’abstient pratiquement de tout recours aux équations. «Pour beaucoup de gens, explique-t-il, mettre une équation dans un livre, c’est comme mettre une phrase en chinois dans un livre en français.» Un manque de lisibilité qui est selon lui inhérent à la discipline : «Ce qui est complexe dans les mathématiques, c’est que c’est un empilement de connaissances. Les formules complexes sont basées sur des formules plus simples qu’il faut déjà comprendre.» Mais, là aussi, les concepts peuvent s’expliquer avec le langage courant. «L’idée en elle-même n’a pas débuté avec les symboles. On peut très bien dire avec des mots normaux ce que les mathématiciens veulent dire.»

«Algèbre rhétorique»

«Quand on parle d’équations, on pense souvent à des choses avec des "x" et des "y", alors qu’en réalité, ces notations sont assez récentes dans l’histoire, rappelle le mathématicien et brillant vulgarisateur Mickaël Launay. Tous les symboles qu’on connaît aujourd’hui, le "+", le "-", le "=", apparaissent entre le XVe et le XVIe siècle. Avant, on utilisait des équations, mais on les exprimait dans le langage courant. Par exemple, je cherche un nombre dont le double est égal à dix. C’est ce qu’on appelle l’algèbre rhétorique.» Dans son dernier ouvrage, le Théorème du parapluie, Mickaël Launay a préféré ne mettre les équations qu’à la fin du livre, dans une section «Pour aller plus loin». «C’était l’idée de faire un peu comme dans les films basés sur une histoire vraie où à la fin, ils montrent des photos des protagonistes réels, s’explique-t-il. Je voulais juste montrer à quoi ressemblent les théories dont j’ai parlé sous la forme de leur équation d’origine.» Sur sa chaîne Youtube Micmaths, Mickaël Launay maîtrise l’art de la transmission des concepts mathématiques : «Dans mon travail de vulgarisateur, ça procure une vraie satisfaction quand j’arrive à exprimer un sujet d’une façon impeccable sans utiliser les équations. Et si je n’y arrive pas, je me dis souvent que le sujet n’est pas encore assez mûr dans mon esprit.»
Pour autant, il n’est pas toujours possible de les contourner, de se contenter du récit qui les entoure, surtout si on veut effectivement «aller plus loin». Mickaël Launay l’admet : «Pour aborder par exemple la relativité après avoir vu pas mal de vulgarisation, il est indispensable de faire des maths. Et au préalable, il va falloir apprendre à faire des maths qui ne sont pas celles de la relativité. Il y a un bagage à avoir.» Faut-il du coup se rendre à l’évidence et accepter que tout un pan de la science reste inaccessible pour les non-initiés ? «C’est comme en musique, poursuit le vulgarisateur. On peut adorer écouter de la musique, mais si à un moment donné, on veut jouer de l’instrument, il faut pratiquer. En maths, il y a des manipulations de fonctions, d’équations, et on ne peut pas se contenter de juste lire la méthode. Ce n’est pas seulement une connaissance, c’est aussi un savoir-faire.»

«Discipline intellectuelle»

Certains, pourtant, n’ont pas abandonné l’idée de faire comprendre l’importance de ces écritures cabalistiques au public. Ainsi le mathématicien britannique Ian Stewart, qui n’a pas eu peur de sortir en 2012 un livre très explicite dès son titre : 17 Equations qui ont changé le monde. Succès de librairie, il invalide de fait l’équation ironique de Stephen Hawking. «Les équations ont trop d’importance pour qu’on les cache, affirme Stewart en introduction. En apprenant à les valoriser, et à lire les histoires qu’elles racontent, on dévoile certaines caractéristiques vitales du monde qui nous entoure. […] La science et la technologie sont parvenues à la conclusion que les mots sont trop imprécis, trop limités pour constituer une voie efficace vers les plus profonds aspects du réel. […] Tout au long de l’histoire, les équations ont tiré les ficelles de la société. Cantonnées aux coulisses, certes, mais leur influence était bien là, qu’on l’ait remarquée ou pas.»
Le physicien des particules Bruno Mansoulié a fait le même choix un peu iconoclaste en 2017 avec son livre Toute la physique (ou presque) en 15 équations. Pour lui, le rejet des équations ne serait pas uniquement dû à leur intrinsèque complexité. «Elles nous obligent à une certaine discipline intellectuelle, écrit-il dans les premières pages. Elles ne disent pas le contraire de ce qu’elles indiquaient la veille. Elles nous obligent à préciser notre pensée, à ne pas rester dans le flou lorsque nous parlons à quelqu’un. Et cette discipline peut gêner. C’est si commode, parfois, le flou… Je ne dis pas que les équations de la physique sont vraies, je dis qu’elles sont sincères.»

Pouvoir descriptif

Au-delà de cette précision, de cette sincérité, et de leur incontestable pouvoir descriptif, il reste un autre aspect qui peut sembler difficilement concevable pour le commun des mortels : la beauté intrinsèque de ces formules. «Quand on regarde une équation, observe Mickaël Launay, on peut avoir le sentiment qu’elle est belle, qu’elle est élégamment formulée, que dans sa forme les choses sont équilibrées, comme s’il y avait une balance entre les deux côtés du signe égal, entre les différents éléments.» Un jugement esthétique surprenant mais finalement assez commun parmi les mathématiciens. Ainsi, dans le Théorème vivant, Cédric Villani raconte-t-il : «L’équation de Boltzmann [est] la plus belle équation du monde ! Je suis tombé dedans quand j’étais petit, c’est-à-dire pendant ma thèse, et j’en ai étudié tous les aspects. On trouve de tout dans l’équation de Boltzmann : la physique statistique, la flèche du temps, la mécanique des fluides, la théorie des probabilités, la théorie de l’information, l’analyse de Fourier…» Inutile de préciser que lorsque l’équation apparaît quelques lignes plus loin, même si on peut être effectivement séduit par son harmonie graphique, on abandonne vite toute velléité de comprendre comment elle peut «modéliser l’évolution d’un gaz fait de milliards de milliards de particules, qui se cognent les unes contre les autres».
Au hit-parade des équations qui ont vraiment la classe, il en est une qui revient très souvent : l’identité d’Euler. Mickaël Launay confirme : «Elle est souvent citée comme la plus belle équation de toutes les mathématiques : e+1 = 0. Ce n’est pas très original, mais c’est vrai qu’elle est très jolie. Elle se trouve à la croisée des chemins de plusieurs disciplines.» La base «e» du logarithme naturel représentant en effet l’analyse, l’unité imaginaire «i» l’algèbre, la constante d’Archimède «π» la géométrie, l’entier «1» l’arithmétique et le nombre «0» les mathématiques. Magnifique effectivement, on est sous le charme. Même si l’incompétence que nous avons admise au début de cet article ne s’est pas évaporée entre-temps et nous a obligé à aller chercher cette explication sur Wikipédia.

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