Pourquoi tant d’attention portée à l’argent de celles et ceux qui n’en ont pas ?, s’interroge la sociologue Anne Bory dans sa chronique au « Monde ».
Dans Où va l’argent des pauvres (Payot, 352 pages, 21 euros), le sociologue Denis Colombi pose une question simple. Pour y répondre, il use des diverses approches de la sociologie de la pauvreté, qui s’intéresse à la fois à sa définition sociale, à la façon dont la société l’appréhende, et au quotidien de celles et ceux qui sont touchés. Les sociologues ne se contentent pas, en effet, de seuils de revenus pour délimiter la pauvreté, mais la définissent relationnellement : on est pauvre parce qu’on est le pauvre de quelqu’un, par rapport à quelqu’un.
Georg Simmel (1858-1918) a ainsi souligné, au début du XXe siècle, que c’est la relation d’assistance qui définit la pauvreté. Et que cette assistance prenne la forme de la charité privée ou de l’assistance publique – sous forme de prestations sociales –, elle a pour effet, souligne Denis Colombi, de donner le sentiment à celles et ceux qui ne touchent pas ces prestations d’avoir un droit de regard et de contrôle sur ce que « les pauvres » font de cet argent, qui semble venir presque directement de leur porte-monnaie.
Des soupçons d’imprévoyance
Le fait que les usages de l’allocation de rentrée scolaire soient jaugés beaucoup plus régulièrement et sévèrement que d’autres aides versées aux classes supérieures ou aux entreprises montre que cette surveillance n’est pas uniquement liée au fait qu’il s’agisse d’argent public. Elle s’explique également par les soupçons d’imprévoyance et d’irrationalité qui pèsent sur les pauvres. Ceux-ci sont d’autant plus forts que ce que font les pauvres du peu d’argent dont ils disposent échappe en grande partie aux catégories comptables.
Non seulement les budgets sont gérés au centime près, mais il existe une « épargne des invisibles »
Par exemple, ils se voient souvent reprocher de ne pas mettre d’argent de côté, de dépenser immédiatement tout argent entrant. Or Ana Perrin-Heredia montre, notamment dans un récent article publié dans le n°24 de la revue Regards croisés sur l’économie, que non seulement les budgets sont gérés au centime près, mais qu’il existe une « épargne des invisibles » qui s’effectue bien souvent en nature, notamment sous forme de nourriture non périssable, ou que l’on congèle. Là où l’application de règles comptables classiques à l’économie domestique voit une dépense, il s’agit bien plutôt, en pratique, d’épargne réifiée.
La sociologue, et plusieurs de nos collègues français et étrangers, rappellent que la plupart des jugements sur ce que constitue une « bonne » dépense sont déconnectés de l’étude fine des pratiques et des usages. Ainsi, accéder à des biens de consommation « comme tout le monde » n’est pas, en termes de dignité et d’intégration sociale, si superflu que cela en a l’air.
En outre, pour ne prendre qu’un exemple, l’achat d’un smartphone mérite d’être jugé autrement que comme une dépense ostentatoire quand c’est souvent le seul moyen d’accéder à Internet, surtout dans un contexte où pouvoir suivre un cours à distance devient indispensable. Finalement, il semble que la volonté de contrôler « où va l’argent des pauvres » s’appuie avant tout sur l’ignorance, en partie coupable, des travaux sur les usages sociaux de l’argent, pourtant nombreux et accessibles.
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